Mes lectrices et lecteurs habituels le savent, j'ai une dent contre les sophistes et la sophistique. J'ai même une mâchoire ou deux contre. Sauf que ces termes ont chacun deux acceptions principales, d'une part ils s'appliquent à un ensemble de, que dire? De penseurs? Un truc du genre, on les répute philosophes mais je ne suis pas sûr que ces penseurs auraient accepté cette étiquette; d'autre part, ils s'appliquent à une certaine pratique et donc à ses praticiens. Voici quelques définitions. D'abord celles du Trésor de la langue française du TLF:
«SOPHISTE, subst. et adj.
I. - Substantif
A. - Subst. masc. [Dans la Grèce antique] Maître de rhétorique et de philosophie enseignant la sagesse, l'art de parler en public, la science du raisonnement orientée vers des fins utilitaires. En vain les Athéniens chassèrent Protagoras et brûlèrent ses écrits (...) le résultat de l'enseignement des sophistes avait été immense. (...) l'habitude du libre examen s'établissait dans les maisons et sur la place publique. Socrate, tout en réprouvant l'abus que les sophistes faisaient du droit de douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de la tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées dans la conscience humaine (Fustel de Coul.,Cité antique, 1864, p. 467). Pour les sophistes, “l'homme est la mesure de toutes choses”. Leur humanisme repose sur une grande confiance dans les valeurs sociales et se traduit par un véritable engouement pour les questions politiques (Hist. sc., 1957, p. 1554).
Rem. Sophiste fut assez rapidement empl. de façon péj. au sens de “maître de rhétorique enseignant la pratique du raisonnement spécieux, de toutes les ressources verbales, de toutes les subtilités permettant de défendre n'importe quelle thèse et d'emporter l'adhésion”. La Grèce est la mère des ergoteurs, des rhéteurs et des sophistes (Taine, Philos. art, t. 2, 1865, p. 102). Le sophiste Hippias, (...) homme pour qui la vérité ne compte pas (Marrou, Connaiss. hist., 1954, p. 221).
B. - Personne utilisant des sophismes, des arguments ou des raisonnements spécieux pour tromper ou faire illusion. Tout ce que la colère peut mettre dans la bouche d'un petit sophiste sournois fut adressé par M. de Séranville au général et à Leuwen (Stendhal, L. Leuwen, t. 3, 1835, p. 183). Il y a une gymnastique du faux. Un sophiste est un faussaire, et dans l'occasion ce faussaire brutalise le bon sens (Hugo, Homme qui rit, t. 2, 1869, p. 39)»;
«SOPHISTIQUE, adj. et subst. fém.
[...]
II. - Subst. fém.
A. - Attitude intellectuelle, mouvement philosophique représenté par les sophistes grecs. On a mal jugé Montaigne; et de là vient sans doute qu'on ne le lit pas assez. Et sur quoi le juge-t-on? sur son “que sais-je?” qui n'est nullement son dernier mot, mais qu'il propose seulement à ceux qui voudraient douter de tout par jeu de sophistique, comme la formule la moins affirmative qui soit (Alain,Propos, 1912, p. 135). Née en Sicile au début du Ve siècle, la sophistique était proprement la science du raisonnement, orientée vers des fins utilitaires: elle devint vite la pratique du raisonnement spécieux, fortifié de toutes les ressources verbales propres à entraîner la persuasion (Fr. Chamoux, La Civilisation gr., 1963, p. 324).
B. - LOG. “Partie de la logique qui traite de la réfutation des sophismes” (Morf. Philos. 1980).
C. - Argumentation, raisonnement fondés sur des sophismes, des subtilités; emploi de sophismes. Les propagateurs de réformes sociales, les utopistes et les démocrates avaient fait un tel abus de la justice qu'on était en droit de regarder toute dissertation sur un tel sujet comme un exercice de rhétorique ou comme une sophistique destinée à égarer les personnes qui s'occupaient du mouvement ouvrier (Sorel, Réflex. violence, 1908, p. 339). Bloch (...) n'avait cessé de publier de ces ouvrages dont je m'efforçais aujourd'hui, pour ne pas être entravé par elle, de détruire l'absurde sophistique, ouvrages sans originalité mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes du monde l'impression d'une hauteur intellectuelle peu commune, d'une sorte de génie (Proust, Temps retr., 1922, p. 958)».
Vous ne l'ignorez pas je suppose, la grande majorité des penseurs actuels suit la leçon de Platon, ce qu'illustrent bien ces définitions. Comme le mentionne un des auteurs cités, le rare à ne pas exactement suivre cette leçon, «Socrate, tout en réprouvant l'abus que les sophistes faisaient du droit de douter, était pourtant de leur école»; comme il ne relève pas, mais comme le disent certains rares penseurs, Platon était le premier des sophistes selon la définition qu'il en donnait et qui s'imposa. Le Socrate de Platon reprochait aux sophistes de vendre leur talent, mais Platon et quelques autres qui se réclamaient de Socrate (en fait, presque tous ceux qui ont laissé une trace dans l'Histoire et dans la littérature) n'ont pas manqué de le faire, avec une nette différence cependant d'avec une majorité des sophistes non socratiques, ceux-ci vendaient leur talent à toute personne «sans distinction de classe ni de race» (de race au sens ancien, l'appartenance à une certaine lignée, un certain groupe social), alors que les penseurs se réclamant de Socrate avaient une nette tendance à réserver cela à une certaine classe, la leur, les aristocrates et les oligarques.
Il est à comprendre que Platon, bon nombre des autres élèves de Socrate, et Socrate lui-même, pouvaient sans problème dispenser gratuitement leur talent précisément parce qu'ils appartenaient à une classe qui n'avait pas à se soucier de cela. On a ici affaire à quelque chose de courant, au temps de Socrate et de ses suiveurs apparaît un courant réformateur, celui qui conduit vers la démocratie, c'est-à-dire une réforme de la société qui met en cause l'ordre social, donc la prééminence des actuels groupes de pouvoir; les “philosophes” sont des “sophistes” non par choix mais par nécessité. On peut dire de Socrate qu'il se fit sophiste parce qu'il comprit la puissance de cette démarche, mais qu'il la mit au service de ceux qui détenaient le pouvoir, contre ceux qui voulaient mettre en cause leur position. Le Platon historique dut monnayer ses talents parce que les sophistes – assez brièvement cependant – gagnèrent la partie: en tant que membre de la classe au pouvoir dans sa cité Athènes, il pouvait tenir un discours condamnant cette pratique; en tant que perdant il fut amené à s'exiler et à chercher refuge auprès de qui pourrait lui permettre de retrouver une situation plus favorable, et il le trouva auprès des tyrans de son temps, des gens de sa classe. Certes dans une position subalterne, bien moins glorieuse, et certes précaire, mais du moins, une position confortable. Comme on dit, les conseilleurs ne sont pas les payeurs, en discours on peut affirmer refuser une certaine chose, en actes il peut en aller bien autrement...
Incidemment, il y a une (pas si) curieuse reconstruction de la réalité du temps, les penseurs “sophistes” sont qualifiés de “pré-socratiques” depuis le XIX° siècle, alors que presque tous sont des contemporains de Socrate ou ont enseigné après son temps, certains mêmes furent ses maîtres, plusieurs furent ses élèves. Bref, la proposition de Fustel de Coulanges, que Socrate fut un sophiste, certes un sophiste dissident mais néanmoins un sophiste, me semble assez juste. On peut y ajouter Platon, donc.
Sous un aspect je suis assez d'accord avec Barbara Cassin, ces penseurs antiques qu'on qualifie de sophistes sont bien plus intéressants que ceux qu'on qualifie de philosophes, ne serait-ce que par ce qu'ils ne font pas mystère de leur volonté de persuader. La proposition attribuée par Platon à Protagoras , «L'homme est la mesure de toutes choses», me semble pertinente, sinon que je la lis comme réaliste, et non comme antiréaliste (je fais référence ici à l'article de Wikipédia, non à ce qu'a pu en dire Barbara Cassin, si du moins elle en dit quelque chose). Reste que, comme dit, la leçon de Platon est la plus reçue. D'où ma dépréciation de la sophistique et des sophistes, non pas ceux de cette Antiquité grecque mais ceux ultérieurs, qu'on pourrait, dans l'optique de cette penseuse, qualifier de “faux sophistes”, c'est-à-dire de ceux qui par après ont retenu les aspects les moins reluisants de la rhétorique sophistique, ceux qui ne retiennent que la rhétorique de persuasion contre la rhétorique de conviction. D'un sens, c'est la prédominance même des courants “socratiques” qui conduisit à ceci puisque le Platon et ses suiveurs ont clairement divisé leur enseignement entre discours ésotérique, celui réservé aux “initiés” (donc à leur propre groupe) et discours exotérique, destiné aux “non initiés”, au démos. Au moins, Platon avait l'honnêteté de ne pas masquer sa détestation de la démocratie.
Cela posé, de toute manière je ne manque pas, quand nécessaire, de donner dans ce genre de sophistique, car il est des contextes où l'on doit persuader plutôt que convaincre, ne serait-ce que dans ceux où l'on doit s'opposer à un sophiste. Quand je discute dans un billet d'un discours produit par un sophiste de ce genre je puis en faire une lecture dialectique, mais si je devais discuter avec l'un d'eux, et bien, je serai sophiste, et si possible sophiste et demi...
Ce billet se situe entre deux autres, l'un publié, l'autre en cours de rédaction, ayant le même titre, «La libre disposition de son corps», et a un rapport avec eux.