En premier, il est à considérer que sous cette étiquette “Histoire” on place trois choses assez différentes: l'Histoire produite par des historiens appliquant à l'étude des événements et situation du passé une démarche de type scientifique, puis le “récit national”, qui s'appuie sur une chronique assez exacte des événements mais d'une part en fait une sélection qui met en avant certains faits, en réduisent ou ignorent d'autres, de l'autre en produit une interprétation très orientée pour certains épisodes ou certaines périodes critiques, enfin une multiplicité de récits très idéologiques qui assez souvent s'appuient sur des “non événements”, des récits fictifs que ces Histoires idéologiques postulent réels, et qui produisent des interprétations très orientées. L'Histoire mentionnée dans le titre se rapporte plutôt au “roman national” mais comme celui-ci se construit à partir des deux autres, elles y auront leur part.
Pour reprendre le cas de cette version du “récit national” français élaborée pour l'essentiel entre 1945 et 1955 et portant sur la période 1937-1947, la question centrale est celle de la longue guerre civile qui part de la fin de l'Ancien Régime pour à-peu-près se résoudre... Et bien, pour ne pas se résoudre mais du moins pour changer de forme à la fin de la décennie 1970, et qui oppose, pour simplifier, les “démocrates” et les “aristocrates”. Il faut prendre en compte un point important, le récit canonique de ce moment où s'effectue une bascule qui induira environ deux siècles plus tard la consolidation d'une structure sociale de type démocratique a peu à voir avec la réalité effective. Le moment en question est bien sûr la Révolution française de 1789. Elle est censée amorcer la victoire de la “bourgeoisie” contre la “noblesse” en faveur du “peuple”, or ce n'est pas si simple ni si évident. Un élément entre autres montre cela: les principaux initiateurs de cette bascule sont des “nobles” et des proches de l'appareil de pouvoir de l'Ancien Régime, ce qui met quelque peu en doute cette version simplifiée. En outre, le moment de 1789 n'est pas une rupture à proprement parler, si on s'intéresse à la période qui part de la “Régence”, celle qui précède le règne de Louis XV, jusqu'aux premières années de la Révolution, on voit au contraire une continuité, la rupture venant un peu plus tard, précisément à la fin de la séquence dite de la Terreur, qui constitue la première “contre-révolution” institutionnelle, que suit une seconde rupture, une sorte de “contre-contre-révolution”, non pas une reprise de la période antérieure mais l'établissement d'un régime de transition autoritaire, d'abord le Consulat puis le Premier Empire, qui se calque sur la structure formelle de l'Ancien Régime mais poursuit l'œuvre de réforme des institutions initiée quelques décennies auparavant au sein même des structures d'État.
Je développe depuis quelques temps une modélisation des sociétés que je décris faussement «les sociétés humaines comme individus» en postulant qu'elle ont une structure similaire à celle de ses membres, donc un organisme humain. Faussement au sens où il s'agit d'une représentation symbolique sans rapport immédiat avec la structure effective de ces sociétés, une représentation fonctionnelle. Dans leurs réalisations effectives les sociétés ne sont à l'évidence pas des organismes, des individus, et leur structures de base, infrastructure et superstructure, ne sont pas réellement calquées sur celles d'un organisme humain, cependant cette représentation symbolique prévaut sur la description objective qu'on peut faire d'une société particulière. Quelle que soit la société considérée, ses membres se la représente comme ayant une superstructure verticale et pyramidale: “en haut“ le chef, c'est-à-dire la tête au sens propre, “chef” dérive du mot latin caput qui pour l'essentiel a les mêmes acceptions que “tête” en français, mais depuis environ trois siècles “chef“ retient de manière restrictive les acceptions positionnelles, un “chef” est “en haut” ou “en avant”, et quand le mot s'applique à un humain une signification seconde y est associée, un chef “mène” ou “dirige” ou “guide” mais “au-dessus” ou “en avant”; juste en dessous “les dirigeants” qui “soutiennent le chef” et “contrôlent la société”, symboliquement la partie haute de l'organisme, cou, épaules, bras, mains; en-dessous et au centre “le corps social”; “en bas” un ensemble hétéroclite, à la fois “la base” qui permet à l'ensemble de “tenir debout” et de “se mouvoir”, et “le bas” en une acception dépréciative puisque les “fonctions basses” se situent en cet endroit d'un organisme, les fonctions de d'excrétion et de reproduction, qui à la fois attirent et repoussent, ce qui fait l'objet principal de l'attention des humains a rapport à ces fonctions et à leurs organes, l'essentiel des termes qui concernent le “sacré”, c'est-à-dire le pire et le meilleur, se relient aux organes de reproduction et d'excrétion et à leurs fonctions, pour exemple la “sexualité“ comme fonction reproductive et de plaisir est valorisée mais les mots qui désignent les organes “de la sexualité” sont des insultes élémentaires, le “con” ou sexe féminin et la “pine” ou sexe masculin, spécialement la “tête de pine” ou gland, et le “couillon” ou testicule, sont des termes au minimum péjoratifs, souvent insultants. De fait, et la langue le montre, nous nous représentons symboliquement la société comme un organisme humain en position bipède avec le chef, la tête, en haut.
L'infrastructure est “horizontale” pour cette raison assez évidente qu'elle se déploie sur un territoire globalement horizontal. Il s'agit d'une représentation symbolique là aussi et non d'une représentation topographique ou topologique, l'espace social est proprement un espace, est tridimensionnel et se déploie autant en altitude et sous la surface que sur elle, la surface même est accidentée avec des hauts et des bas, mais l'espace social “la France” est représenté symboliquement comme une superficie globalement plane, et quand par exemple on envisage un déplacement on se le représente d'abord linéaire et on ne prend en compte sa réalisation effective, donc le plus souvent non linéaire, que quand on considère sa mise en œuvre. Cela dit, si le parcours est assez peu accidenté on se représente quand même sa réalisation comme assez linéaire, ce n'est que dans les cas où les conditions de réalisation sont très accidentées (traversée d'une montagne, d'un fleuve large, d'un lac, d'une mer, traversée pédestre d'une ville, d'une forêt...) qu'il y a une plus forte convergence entre la représentation subjective et celle objective de ce déplacement. Dans l'ordinaire des choses, notre représentation implicite et pour certains, explicite de la réalité est: un monde plutôt plat, une voûte céleste, deux lumignons qui se déplacent sur cette voûte et se lèvent et se couchent. Toute représentation, même la plus objective et effective, est fausse, celle-ci l'est beaucoup mais suffisante pour le contingent, la vie au jour le jour: la personne qui ne se déplace que dans les limites de la France métropolitaine peut s'en satisfaire. Même celle qui se déplace à grande distance par un moyen tel que l'avion peut s'en contenter si elle en est la passagère, de son point de vue il s'agit d'une translation linéaire d'une surface vers une autre surface, seul le pilote a nécessité de disposer d'une représentation plus exacte de la forme de la Terre s'il compte réaliser ce voyage sans accident.
Le pilote justement: le “sommet de la pyramide” est censément un pilote, il “gouverne la société”, c'est-à-dire qu'il en planifie l'évolution et assure la bonne marche de cette évolution. Le chef de l'État en est le commandant, il fixe le but et s'assure que les conditions de réalisation du projet sont mises en œuvre mais n'agit pas lui-même. Ce qui m'amène à l'autre considération: la réalisation effective de ce projet. Une société n'est pas un organisme et sa structure effective n'a rien à voir avec celle symbolique. Le “chef” est un représentant du “corps”, le “bas” en est l'extension, le ”haut” en est l'émanation, bref, si c'est un organisme c'est d'abord un corps aux parties peu différenciées. Dans une société restreinte ce sont des fonctions indifféremment réalisées par tout membre disponible et seules certaines fonctions du “corps” peuvent être parfois réalisées continument par un même individu parce que requérant une certaine technicité, même si ça n'est pas toujours le cas les membres d'une société restreinte peuvent percevoir et souvent perçoivent cette représentation symbolique pour ce qu'elle est, une manière simple et efficace de se coordonner. Une société large qui se fonde en tient compte et prévoit des règles pour limiter certaines dérives possibles qui ont toutes la même cause: la constitution de sociétés secondaires qui ont leur propre projet mais profitent de failles dans les règles sociales pour détourner à leur profit des ressources mises à leur disposition par la société large en vue de la réalisation de leurs fonctions dans le cadre de cette société large – comme on dit aujourd'hui, des détournements ou des abus de biens sociaux.
Une société large se compose de sociétés moins larges, ou d'extensions locales de sociétés larges, selon leur extension elles compteront des sociétés secondaires, ternaires, quaternaires, etc., qui elles-mêmes formeront des sociétés de sociétés. En France, la “société de base” est la famille linéaire, qui est symboliquement “du même sang”. Elle s'intègre dans une ou plusieurs sociétés locales (communes, cantons ou quartiers, entreprises, associations, groupes informels, etc.) qui sont en interaction et pour certaines, diffuses, au-dessus d'autres structures (départements, entreprises et associations plus larges, etc.) et ainsi jusqu'aux structures nationales et internationales, étatiques et interétatiques, idem pour les structures économiques ou civiles, ou informelles. Toutes ces structures, ces sociétés, ont leur projet propre, parfois compatible avec ceux des structures similaires ou ceux de structures dont elles dépendent ou qui dépendent d'elles. Pour exemple, même si en théorie “la noblesse” et “les corporations” ont perdu leurs privilèges en 1789, ces groupes n'y ont pas renoncé et dès qu'une opportunité de les rétablir se présente on découvre qu'elles sont toujours là, actives et opportunistes. Tellement présentes pour les corporations que les lois qui en ont rétabli certaines durant la période de l'État français n'ont pas été abolies depuis. Cet exemple permet de comprendre ce que je décris ici: la structure formelle de la société, non seulement ne correspond qu'en faible partie à sa structure effective mais ne correspond pas à la représentation de la structure sociale qu'en ont des groupes qu'on dira d'intérêt ou d'intérêts et des groupes fortement idéologisés dont l'idéologie de base est très écartée de celle qu'on dira consensuelle, non pas quelque supposée “idéologie dominante” mais celle implicite qui porte la représentation sociale symbolique à la base du “roman national”: l'idéologie dominante est circonstancielle, celle implicite est constitutive et pérenne.
Je le disais, la Révolution fut entre autres portée par nombre d'aristocrates parmi ses figures de proue, et aussi par nombre de membres du clergé, dont plusieurs étaient aussi membres de l'aristocratie. Contrairement à sa représentation a posteriori ce ne fut pas une initiative du tiers-état, c'est-à-dire des représentants de la société non nobles et non clercs, mais d'une coalition de représentants des trois “états” qui avaient dans leur majorité ceci en commun d'avoir participé parfois avec éclat au vaste mouvement intellectuel et politique des Lumières et de ne pas figurer dans la partie la plus éminente de leurs états, bas-clergé, petite noblesse et membres hors corporations du tiers-état. Formellement ils ne constituaient pas une majorité dans les états-généraux, des sortes de “bolcheviks”, une minorité mais une minorité active au discours bien articulé et à la volonté politique ferme.
À suivre (peut-être...).