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Billet de blog 4 mars 2019

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Théoriciens de la théorie.

Il y a deux sortes de théories, celles dont l'objet est l'élucidation de la réalité effective, et celles dont le sujet est la représentation de la société par les émetteurs de théories. Je les nomme ici «théoriciens de la théorie» car très souvent ils ont comme sujet des théories supposées ou avérées sans autre consistance que celle que leur donne leur discours.

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J'évoque dans certains billets et commentaires une de ces “théories de la théorie”, le discours assez récurrent sur les supposées «théories du complot» ou selon les cas, de LA «théorie du complot» – quand on singularise ce qu'on décrit soi-même comme multiforme ça indique déjà une faille de raisonnement, comme par exemple le discours sur “le populisme”, terme qui désigne tant de choses qui sont souvent contradictoires et même opposées qu'il devient de plus en plus difficile d'y voir autre chose qu'un terme disqualifiant, il y a “le bien” qui n'est pas populiste et “le mal” qui l'est – mais ça vaut aussi pour la «théorie du genre» ou les supposées théories présentées comme des alternatives aux théories évolutionnistes. Parler de “théoriciens de la théorie” décrit plus une méthode que proprement des “théories de la théorie”, il s'agit surtout d'user de l'appareil discursif formel de ce qui à un instant donné apparaît la manière la plus rigoureuse de décrire la réalité pour développer un discours qui n'a fondamentalement rien de rigoureux ni de réaliste. Les cas de la «théorie du genre» et du «dessein intelligent» sont de ce point de vue assez intéressants.

De “théorie du genre” tel que supposé par ses détracteurs il n'y a pas: certaines personnes développent depuis quelques décennies des discours de divers ordres, d'ordre scientifique, ou d'ordre philosophique, ou d'ordre politique, pour interroger cette “naturalisation” d'un fait social donc “culturel”; certaines d'entre elles développent des théories dont une partie plus ou moins importante s'articule sur cette question, d'autres n'ont pas de visée théorique mais s'inscrivent dans une cadre de réflexion où le genre joue son rôle, y compris des recherches historiques ou sociologiques dont l'objet est les “études de genre” ou l'apparition et le développement du genre comme objet de réflexion et enjeu social, et bien sûr un symétrique des “théories du genre” disqualifiantes, donc des non théories qui prennent la forme de discours rigoureux et réalistes pour donner de la légitimité à un propos d'ordre idéologique mais avec un but opposé. Les détracteurs comme les laudateurs du genre comme base théorique sont dans le même cas: ils utilisent le discours formel que l'on nomme depuis environ deux siècles “scientifique” autrement que ne le postule la démarche scientifique, d'abord des hypothèses, puis des investigations du réel, ensuite et s'il y a lieu une théorisation; les “théoriciens du genre” que je pointe ici partent d'une supposée théorie, d'un côté le postulat «le genre social est naturel et invariant», de l'autre celui «il n'y a pas de genre naturel, ce n'est qu'une construction sociale», les uns comme les autres ne confrontent pas leur présupposé à la réalité observable ni à celle symbolique et se passent d'hypothèses donc de leur vérification mais se contentent de ne retenir que ce qui dans ces réalités concorde avec leur présupposé, enfin ils construisent un discours formellement scientifique pour tenter de (et un peu trop souvent réussir à) diffuser leur discours dans la société en tant que, disons, discours de vérité.

Je m'intéresse plus aux théoriciens «anti-théorie du genre» parce que contrairement à leurs symétriques «pro-théorie du genre», d'une part ils construisent un discours qui s'appuie sur le sens commun, de l'autre ils n'ont pas, au départ, de contradicteurs parmi les personnes qui ont des réticences envers les franges les plus radicales des personnes et groupes qui s'intéressent au sujet sans pour autant considérer que les catégories de genre sont proprement “naturelles”, alors que les «pro-théorie du genre» sont soumis à une critique sévère des penseurs et chercheurs qui étudient la question du genre. Pour le dire autrement, la force des «anti-théorie du genre» vient de ce qu'ils s'appuient sur un certain consensus social pour donner une certaine validité formelle à leur discours. On peut le constater en contraste avec la supposée théorie du “dessein intelligent”: elle connaît un certain succès aux États-Unis parce que la société reste fortement imprégnée d'une conception du monde “religieuse”, même parmi les athées et agnostiques, en France et dans beaucoup d'autres pays européens elle ne touche qu'une frange très limitée de la population, y compris les personnes très attachées à la religion, parce que ces sociétés sont assez profondément sécularisées et ont de ce fait une moindre tendance à recevoir littéralement le message de leurs textes sacrés. D'évidence, les tenants de l'existence d'une supposée théorie du genre ont une théorie du genre implicite, ce qu'ils veulent disqualifier n'est donc pas une tel théorie en soi mais les discours porteurs d'une autre définition possible de la catégorie “genre” appliquée aux humains, les discours qui proposent par exemple qu'on ne naît pas femme mais qu'on le devient, que le genre “femme” est une construction faiblement reliée à la biologie, une construction sociale d'ordre symbolique. Les théoriciens de la “théorie du complot” ont une autre démarche: ils contestent l'incontestable non avec l'idée de faire que “rien ne change” mais avec celle de faire que les changements qu'ils souhaitent apparaissent inévitables, “naturels”, de la première évidence.

Considérant la réalité observable, spécialement la réalité sociale, on est amené à constater que des complots, il y en a toujours, depuis les petits complots minables à la Benalla, qu'on nommera plus justement des escroqueries, jusqu'à d'aussi vastes complots que ceux mis en place par des réactionnaires à fort tropisme autoritaire d'Amérique Latine fortement soutenus par les gouvernements et services secrets de plusieurs démocraties avancées du “monde libre”, au premier chef les États-Unis mais aussi la France et quelques autres, cela du début des années 1950 au milieu des années 1970, qui à la fin des années 1960 déboucha sur le désormais fameux «plan Condor» – à considérer qu'à la même époque l'autre Grande Puissance du moment, l'URSS, n'était pas en reste question complotisme. On citera aussi le travail de type complotiste de l'industrie du tabac pour empêcher la diffusion de tous travaux mettant en évidence la nocivité de leurs produits ou susciter des travaux pseudo-scientifiques disqualifiant ces études, et leur stratégie de marketing du doute, ou la connivence entre les industries diffusant ou utilisant l'amiante et les pouvoirs publics un peu partout et pendant près d'un siècle pour qu'aucune législation ni aucune action publique n'en limite ou interdise l'usage, et... On en citera tant, de la plus petite à la plus grande échelle, que l'évidence de l'existence de complots toujours et partout est incontestable. Donc, pourquoi nier l'indéniable? Parce qu'on participe à un ou plusieurs complots.

J'essaie dans plusieurs billets de décrire ce que je nomme “complot”, il s'agit simplement d'une accentuation d'un comportement normal, le fait de défendre en priorité ses groupes d'appartenance les plus proches. Si par exemple je voyais ma sœur ou mon frère en altercation avec un tiers, je tendrai de prime abord à défendre mes proches, mais autant que possible sans violence, de m'interposer, mais avec in a priori favorable pour ma parentèle; mais en un second temps je me renseignerai pour savoir qui a initié l'altercation, et s'il s'avère que ce n'est pas l'autre personne, j'en ferai reproche à mon parent. Le comportement de type complotiste consiste pour l'essentiel à ne pas varier et à toujours privilégier ceux dont on se considère les plus proches, quel que soit le cas. Quand on a cette approche des choses, dans toute situation on optera presque toujours en faveur de ses groupes d'appartenance en partant de l'hypothèse indémontrable et souvent invalidée «si c'est bon pour mon groupe c'est bon pour moi».

Un cas me paraît intéressant pour illustrer que postuler que plus une personne est subjectivement proche de soi, plus on doit la privilégier, cette déclaration de Jean-Marie Le Pen: «Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines, mes voisines à des inconnus et des inconnus à mes ennemis». Outre que de longue date les humains privilégient le processus inverse pour faire des alliances, notamment matrimoniales, et outre l'erreur de logique finale (comment savoir si un inconnu n'est pas un ennemi s'il est inconnu?), la réalité démontre que donner la préférence à ses plus proches ne garantit pas que ces proches vous en récompensent, à preuve les dissensions entre lui et sa fille après qu'elle hérita du FN.

Je ne vais pas développer la question ici, je le fais abondamment sur mon site personnel, si ça peut vous intéresser je vous y renvoie (pas de lien, désolé, j'ai beaucoup de réticence à faire de l'auto-promotion, mon site personnel porte mon nom, ça suffira comme indication), au départ le processus général de ce que je nomme socialisation humaine procède par conditionnement. C'est le cas pour toutes les espèces dont la progéniture dépend initialement de sa parentèle pour sa survie, notamment les oiseaux et les mammifères. Elle se réalise diversement mais principalement par l'imitation, le jeu et la sanction sous ses deux formes, la récompense et la punition. Plus une espèce est organiquement complexe, plus la phase initiale sera longue: chez les primates cette phase dure au moins deux ans, souvent plus.


 À suivre (peut-être...).

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