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Billet de blog 8 octobre 2025

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999: Que sais-je de la réalité? (version sophistique)

Le métier d'un sophiste est de convaincre sans avoir de convictions.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ils étaient assis tous les quatre dans la chambre de la haute tour, à l'angle nord-ouest du monastère.

Yama arpentait la pièce, s'arrêtait devant la fenêtre. Les autres, assis, le regardaient, l'écoutaient.

— Ils soupçonnent quelque chose, mais ne savent rien de sûr. Ils ne veulent point ravager le monastère d’un autre dieu, et montrer aux hommes la division dans leurs rangs, à moins d’être certains de ce qui se passe. Ils font une enquête. Nous avons donc encore du temps.

Les autres approuvèrent d’un signe de tête.

— Un brahmane qui avait renoncé au monde pour trouver son âme est passé par ici, a eu un accident, est mort de la vraie mort. On a brûlé son corps, ses cendres ont été jetées sur le fleuve qui mène à la mer. Voilà ce qui est arrivé. Les moines errants de l’Éclairé nous rendaient visite à ce moment-là. Ils sont partis peu après l'événement. Qui sait où ils sont allés?

Tak se redressa autant qu’il lui était possible.

— Yama, on peut croire à cette histoire une semaine, un mois, peut-être plus longtemps, mais la vérité sera dévoilée au Maître qui jugera le premier des hommes de ce monastère à entrer dans la salle du Karma. Dans ce cas, je crois que certains arriveront assez tôt au jugement. Et alors?
— Il faut s’arranger pour que ce que j’ai dit se soit réellement passé, fit Yama en roulant soigneusement une cigarette.
— Mais comment est-ce possible? Quand le cerveau d’un homme est soumis au play-back karmique, tous les événements dont il a été témoin pendant son cycle de vie le plus récent dé?lent devant son juge et la machine, comme sur un rouleau de parchemin.
— C’est exact. Mais, Tak l'Archiviste, n’as-tu jamais entendu parler d’un palimpseste, un parchemin dont on a effacé l’écriture pour pouvoir l'utiliser de nouveau?
— Certes, mais l’esprit n’est pas un parchemin.
— Vraiment? C’est toi qui le premier as fait cette comparaison, pas moi. Qu’est la vérité, après tout? Ce que tu la fais, dit Yama, allumant sa cigarette. Ces moines ont été témoins d’une étrange et terrible chose. Ils m'ont vu revêtir mon Aspect, user d’un Attribut. Ils ont vu Mara agir de même, ici, dans ce monastère ou nous avons fait revivre le principe de l'ahimsa. Ils savent qu’un dieu peut se permettre ces choses-là sans effet sur le plan du karma, mais le choc pour eux a été grand et l'impression faite, profonde. Et nous n’avons pas encore brûlé le corps. Quand on allumera le bûcher, il faudra que l’histoire que je vous ai contée soit la vérité en leur esprit.
— Comment? demanda Ratri.
— Ce soir même, pendant que l’image de ce qu’ils ont vu flamboie encore en leur conscience, et que leurs pensées sont encore troublées, la nouvelle vérité sera forgée et mise en place. Sam, tu t’es reposé assez longtemps, c’est à toi d’accomplir cela. Fais-leur un sermon, éveille en eux ces nobles sentiments, ces hautes qualités de l’esprit qui font que les hommes se soumettent à l’intervention des dieux. Ratri et moi unirons alors nos pouvoirs, et une nouvelle vérité naîtra.

Sam s’agita, baissa les yeux.

— Je ne sais si je puis le faire, il y a si longtemps...
— Qui a été un Bouddha est toujours un Bouddha, Sam. Fourbis quelques-unes de tes vieilles paraboles. Tu as un quart d’heure.
— Donne-moi du tabac et du papier, fit Sam, tendant la main. Il prit le paquet, roula une cigarette, en tira une longue bouffée, toussa. Je suis las de leur mentir, dit-il enfin. Je crois que c’est là la vérité.
— Mentir? fit Yama. Mais qui te demande de mentir? Donne-leur des passages du sermon sur la Montagne, si tu veux, ou de l'Illiade. Peu importe ce que tu diras. Remue-les un peu, puis calme-les, c’est tout ce que je te demande.
— Et ensuite?
— Je ferai ce qu’il faut pour les sauver, et nous en même temps.
— Évidemment, quand tu présentes les choses ainsi. Mais je ne suis plus très en forme pour ce genre de prêche. Bon, Je peux bien trouver deux ou trois vérités, ajouter quelques pensées pieuses, mais donne-moi vingt minutes.
— D’accord. Ensuite, nous plions bagages et demain nous partons pour Khaipour.
— Déjà? demanda Tak.
— Il est presque trop tard, dit Yama.

Les moines étaient assis par terre dans le réfectoire. Les tables avaient été repoussées contre les murs. Les insectes avaient disparu. Dehors, la pluie tombait toujours.

Sam, la Grande Âme, Sam l'Illuminé, entra et s’assit devant eux.

Ratri entra, vêtue en nonne bouddhiste et voilée.

Yarna et Ratri allèrent au fond de la pièce ou se trouvait aussi Tak.

Sam resta les yeux clos, plusieurs minutes. Puis il se mit à parler doucement.

— J’ai de nombreux noms, mais aucun d’eux n’a d'importance.

Il ouvrit alors les yeux, sans bouger la tête, sans regarder personne en particulier.

— Les noms importent peu. Parler, c’est donner des noms, mais parler n’est pas important. Il se produit une chose qui n’est jamais arrivée auparavant. La voyant, l’homme regarde la réalité. Il ne peut dire aux autres ce qu’il a vu. Les autres voudraient savoir, cependant, et le questionnent: «Comment était cette chose que vous avez vue?» Il tente alors de le leur dire. Il a peut-être vu par exemple le premier feu en ce monde. Et il leur dit: «C’est rouge comme un pavot, mais en lui dansent d’autres couleurs. Cela n’a pas de forme, et, comme l’eau, s’écoule de toutes parts. C’est chaud comme le soleil en été, davantage même. Cela existe un moment sur une bûche, puis le bois disparaît comme s’il avait été dévoré et il ne reste qu’une chose noire et qui peut être tamisée comme 1e sable. Quand le bois a disparu, c’est la fin». Ceux qui l’écoutent peuvent donc penser que cette réalité est comme un pavot, comme l’eau, le soleil, et comme ce qui mange et rejette. Ils pensent qu’elle ressemble à tout ce dont leur a parlé l’homme qui l’a vue. Mais ils n’ont pas regardé le feu, ils ne peuvent réellement le connaître, ils ne peuvent que savoir qu’il existe. Mais le feu se reproduit dans le monde, bien des fois. Des hommes de plus en plus nombreux le voient. Bientôt, le feu est aussi commun que l'herbe et les nuages, et l’air qu’ils respirent. Ils voient que si cela ressemble à un pavot, ce n’en est pas un; ce n’est ni l’eau, ni le soleil, ni ce qui mange et rejette, même si cela y ressemble, mais quelque chose de différent de chacune de ces choses en particulier et de toutes prises ensemble. Ils regardent donc cette chose nouvelle, et ils créent un mot nouveau pour la désigner. Ils l'appellent «le feu».
«S’ils rencontrent quelqu’un qui ne l’a pas encore vu, et qu’ils lui parlent du feu, il ne sait ce que cela veut dire. A leur tour, donc, il leur faut se contenter de lui dire à quoi il ressemble. Ce faisant, ils savent par expérience que ce qu’ils lui disent n’est pas la vérité, mais seulement une part de la vérité. Ils savent que cet homme ne connaîtra jamais la réalité grâce à leurs seuls mots, bien qu’ils aient tous les mots du monde à leur disposition. Il lui faut regarder le feu, le sentir, s’y chauffer les mains, ou rester à jamais ignorant. Donc «feu», «terre», «eau», «air», «je», ne sont que des mots et importent peu. Mais l’homme oublie la réalité et se souvient des mots. Plus il a de mots dans la mémoire, plus ses amis l'estiment intelligent. Il regarde les grandes transformations du monde, mais il ne les voit point comme elles furent vues quand l’homme regarda la réalité pour la première fois. Leurs noms viennent à ses lèvres et il sourit en les goûtant, pensant qu’il connaît les choses en les nommant. Il arrive encore des choses qui ne sont jamais arrivées auparavant. C’est toujours un miracle. La grande fleur brûlante est là, coule sur le tronc du monde, rejette les cendres du monde, elle n’est aucune de ces choses que j’ai nommées, et toutes en même temps, c’est la réalité, l’Être Sans Nom.
«Donc, je vous adjure d’oublier les noms, et les paroles que je prononce des qu’elle sont prononcées. Contemplez plutôt en vous le Sans Nom, qui s’éveille quand je m’adresse à lui. Il écoute non mes mots, mais la réalité en moi, dont il est part. C’est l'atman qui m'entend moi plutôt que mes paroles. Tout le reste est irréel. Définir c’est perdre. L'essence de toute chose est l'Être Sans Nom, qui est inconnaissable et plus fort même que Brahma. Les choses passent, mais l'essence demeure. Vous êtes donc assis au centre d’un rêve.
«L’essence le rêve comme un rêve de forme. Les formes passent, mais l'essence demeure, rêvant de nouveaux rêves. L’homme nomme ces rêves, pense en avoir capturé l'essence et ne sait pas qu’il invoque l'irréel. Ces pierres, ces murs, ces corps assis autour de vous sont pavots, eau et soleil. Tout est rêve de l’Être Sans Nom. Tout cela est feu, si vous le voulez.
«De temps à autre peut venir un rêveur qui sait qu’il rêve. Il peut saisir quelque chose de l'étoffe du rêve, le soumettre à sa volonté, ou il peut s'éveiller à une plus grande connaissance de soi. S’il choisit le chemin de la connaissance de soi, sa gloire est grande et il sera pour l'éternité comme une étoile. S’il choisit la voie des Tantras, mêlant Samsâra et Nirvâna, comprenant le monde et continuant à y vivre, il est puissant parmi les rêveurs. Il peut utiliser sa puissance pour le bien ou pour le mal. Bien que ces termes aussi soient dépourvus de sens hors des noms donnés dans le Samsâra.
«Vivre en le Samsâra, cependant, c’est être soumis aux œuvres de ceux qui sont puissants parmi les rêveurs. S’ils mettent cette puissance au service du bien, c’est un âge d’or. S’ils la mettent au service du mal, c’est un âge des ténèbres. Le rêve peut devenir cauchemar.
«Il est écrit que vivre, c’est souffrir. Il en est ainsi, disent les sages, car l’homme, par ses efforts, doit se délivrer du fardeau du Karma s’il veut arriver à l’illumination.
«Alors, disent les sages, à quoi bon lutter à l’intérieur d’un rêve contre ce qui est notre lot, le chemin à suivre pour atteindre la délivrance? A la lumière des valeurs éternelles, disent les sages, la souffrance n’est rien; en termes du Samsâra, disent-ils, elle conduit au bien. Comment donc justifier l’homme qui lutte contre les puissances du mal?»

Il se tut un instant, leva la tête.

— Cette nuit, reprit-il, le dieu de l'illusion est passé parmi vous – Mara, puissant parmi les rêveurs, mais puissance du mal. Il a rencontré cet autre qui tisse peut-être différemment l’étoffe des rêves. Il a rencontré Dharma, qui peut arracher un rêveur à son rêve. Ils ont lutté. Et Mara n’est plus. Pourquoi ont-ils combattu, le dieu de Mort contre l’illusionniste? Vous dites que leurs voies sont impénétrables, étant celles des dieux. Ce n’est pas la bonne réponse.

«La réponse, la justi?cation, est la même pour les hommes et pour les dieux. Le bien ou le mal, disent les sages, ne signifient rien, car ils sont part du Samsâra. Acceptez les paroles de ces sages qui ont instruit notre peuple depuis l’aube de la mémoire des honnnes. Mais considérez aussi une chose dont ne parlent point les sages. C’est la «beauté». Un mot, peut-être, mais regardez derrière ce mot et considérez la Voie du Sans Nom. Et quelle est cette Voie? C’est la Voie du Rêve. Pourquoi l’Être Sans Nom rêve-t-il? Ceux qui vivent dans le Samsâra ne le savent point. Il vaut mieux demander ce que rêve le Sans Nom.

«L’Être Sans Nom dont nous sommes tous partie rêve la forme. Et quel est le plus bel attribut que puisse posséder une forme? La beauté. Le Sans Nom est donc un artiste. Et il n’y a donc point de problème du bien et du mal, mais un problème d’esthétique. Lutter contre les puissants parmi les rêveurs, contre ceux qui mettent leur puissance au service du mal ou de la laideur, n’est point lutter pour ce qui n’a point de sens en termes du Samsâra ou du Nirvâna, comme nous l’ont appris les sages, mais lutter pour la symétrie d’un rêve, en termes du rythme et de l’équilibre qui en feront une chose belle. De cela, les sages ne disent rien – cette vérité est si simple qu’ils ont évidemment négligé d’en parler. l'esthétique de la situation m’oblige donc à attirer là-dessus votre attention. La lutte contre les rêveurs qui rêvent la laidleur, qu’ils soient hommes ou dieux, est nécessairement la volonté de l’Être Sans Nom. Cette lutte entraînera également la souffrance, et le fardeau du Karma de chacun en sera ainsi allégé, tout comme il le serait en supportant la laideur. Mais cette souffrance amène à une fin plus élevée, à la lumière des valeurs éternelles dont les sages parlent si souvent.
«Je vous dis donc que l'esthétique de ce que vous avez vu ce soir était d’un ordre élevé. Vous pourrez peut-être me demander: «Comment savoir ce qui est beau et ce qui est laid, et agir en conséquence?» C’est une question à laquelle vous devez répondre vous-mêmes. Et pour cela, oubliez d’abord toutes mes paroles, car je n’ai rien dit. Méditez à présent sur l’Être Sans Nom».

ll leva la main droite, inclina la tête.

Yama et Ratri se levèrent, Tak apparut sur une table.

Ils partirent tous les quatre ensemble, sachant que les machines du Karma avaient été vaincues pour un temps.

Ils marchaient dans le vif éclat du matin, sous le Pont des Dieux. De hautes frondes, encore humides de la pluie nocturne, luisaient le long du sentier. Le sommet des arbres, les pics des montagnes lointaines, ondulaient au-delà des vapeurs montant de la terre. C’était un jour sans nuages. Les faibles brises du matin gardaient encore un peu de la fraîcheur de la nuit. Les bourdonnements, les stridulations, les pépiements de la jungle accompagnaient les moines dans leur marche. Le monastère qu’ils venaient de quitter était encore en partie visible au-dessus des sommets des arbres; dans l’air des volutes de fumée s’élevaient vers les cieux.

Les serviteurs de Ratri portaient sa litière, au milieu du groupe de moines, de domestiques, et des guerriers de sa garde. Sam et Yama marchaient en tête. Tak les suivait en silence, invisible au milieu des feuilles et des branches.

– Le bûcher brûle encore, dit Yama.
— Oui.
— Ils brûlent le voyageur mort d’une crise cardiaque alors qu’il se reposait parmi nous.
— C’est exact.
— Pour un sermon improvisé, C’était plutôt séduisant.
— Merci.
— Crois-tu vraiment à. ce que tu prêches?
— Je suis fort crédule quant à mes propres paroles, dit Sam en riant. Je crois tout ce que je dis, tout en sachant que je suis un menteur.

— La baguette de la Trimûrti s’abat toujours sur les dos des hommes, fit Yama, avec mépris. Nirriti s’agite dans son noir repaire, il harcèle les bateaux sur les routes maritimes, dans le Sud. As-tu l'intention de passer une autre vie à te complaire dans la métaphysique, pour trouver de nouvelles justifications à la lutte contre nos ennemis? D’après ton discours de la nuit dernière, on dirait que tu t'intéresses de nouveau au pourquoi plutôt qu’au comment.
— Non. Je voulais essayer une autre manière sur mon public. Il est difficile de pousser à la rébellion ceux pour qui tout est bien. Il n’y a pas de place pour le mal dans leurs esprits, même s’ils en souffrent constamment. L’esclave sur le chevalet, sachant qu’il renaître — marchand prospère, peut-être — s’il accepte de bon gré la souffrance, n’a pas le même point de vue qu’un homme qui n’a qu’une vie à vivre. ll peut tout supporter, car il sait qu’aussi grande que soit sa douleur présente, son plaisir futur sera plus grand encore. Si un tel homme ne croit pas dans le bien et le mal, on peut faire de la beauté et de la laideur des choses tout aussi utiles pour lui. Seuls les noms ont changé.
— C’est donc là la nouvelle ligne officielle du parti?
— Oui.

Yama passa la main dans une fente invisible de sa robe, en sortit un poignard qu’il leva en guise de salut.

— A la beauté, dit-il, à bas la laideur.

(Roger Zelazny, Seigneur de lumière, Éditions Denoël,
collection Présence du futur, n° 181, 1974, pp. 43-51)

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