J'explore cet univers nouveau pour moi, Mediapart. Je dois l'avouer, jusqu'à ces deux derniers jours j'en ignorais tout, je n'en avais qu'une connaissance indirecte, l'écho qu'il a dans les médias de masse classiques, vous savez, radios, télés, presse, et par ce filtre je m'étais formé une opinion mitigée, j'ai tendance à me méfier quand il y a une trop grande unanimité des médias classiques, d'autant plus quand cette unanimité est contradictoire, en ce cas le site est censé faire un journalisme moralement impeccable mais ses animateurs, spécialement Edwy Plenel, sont censés être moralement douteux, ce qui crée un contraste curieux: des journalistes douteux qui font du journalisme impeccable. Étrange...
Les participants à Mediapart doivent probablement s'interroger: dans les médias classiques on ne parle pas d'eux, alors qu'ils constituent pourtant la part prépondérante des contenus de ce site. Si c'est le cas, ça implique qu'ils ne comprennent pas les fondements idéologiques de la pratique professionnelle des journalistes: comme ce sont des mercenaires, ils ont la conviction que seuls les journalistes mercenaires sont déontologiquement acceptables, de ce fait seule la partie non gratuite de Mediapart leur semble digne d'attention puisque c'en est la partie mercenaire donc professionnelle, le reste est gratuit donc douteux, car les personnes qui publient sans être rémunérées, soit sont incompétentes, soit ont un “agenda caché”, sont idéologiquement douteuses. En même temps, en tant que mercenaires ils savent qu'eux-mêmes sont déontologiquement douteux, raison pourquoi, à la fois ils valident les contenus payants comme moralement indubitables puisque payants, mais invalident leurs producteurs puisque payés, donc plus ou moins vendus, donc moralement douteux. La vie n'est pas un long fleuve tranquille et les paradoxes sont le tissu même des relations sociales.
Comme dit, je découvre, mais ma toute récente exploration de la partie gratuite de Mediapart (pour l'instant sa partie payante ne retient pas mon attention puisque de toute manière j'en aurai l'écho surmultiplié dans les médias classiques, ce qui me suffit bien) me montre le même phénomène que celui que je constate dans toutes les “communautés Internet”, spécialement dans la “communauté wikipédienne”, la meilleure critique et la mieux argumentée de Mediapart est la critique interne. J'ai commencé de correspondre avec certains “médiapartiens”, ou quelque chose de ce genre – comme je suis tout nouveau membre de “la Communauté” je ne connais pas encore son auto-désignation, d'où ce calque du terme “wikipédiens” pour les participants à Mediapart, je le trouve formellement peu agréable mais dans les débuts il en alla de même pour moi avec “wikipédiens”, depuis l'accoutumance me le fait accepter comme valide et formellement acceptable, donc si l'auto-désignation est bien “médiapartien”, probable que je m'accoutumerai. Donc, je commence de correspondre, et j'ai même placé quelques commentaires sur des billets mais là c'est de peu d'intérêt, dans les commentaires on ne parle le plus souvent que de soi, dans les correspondances on parle à un tiers, donc on parle d'autre chose que soi.
Je vous en parle parce qu'un de mes correspondants m'a écrit sur quelque chose que je connais bien, le sentiment mêlé que les participants d'un projet de ce genre éprouvent, à la fois un amour de la chose, un certain dégoût et du découragement, je l'ai éprouvé notamment avec Wikipédia. Comme je ne le nommerai pas (sauf s'il m'y autorise par après), je vais le citer en préservant le “secret des sources” (une notion douteuse). Il m'écrivit ceci:
«Récent réabonné, je reconnais m’interroger également sur le bien-fondé de cette accoutumance. Non en tant que lecteur (finalement je trouve ici un complément d’info appréciable), mais plutôt contributeur rédacteur, et ce que peut avoir de pesant un tel mode d’expression. Je vous avoue être un peu désespéré par mes serments d’ivrogne, et une forme d’incapacité à "la boucler"…»
Même si je ne fus jamais proprement addict, du moins j'éprouve quelque chose de comparable avec Wikipédia, heureux visiteur du site, contributeur peu satisfait par la structure assez pyramidale, rédacteur plutôt mitigé mais globalement satisfait. Sans le jurer, probablement j'ai peu de risques de devenir “Mediapart-addict” parce que j'ai peu de goût pour ce qu'on peut nommer l'actualité, mais je peux comprendre les sentiments de mon correspondant en les transposant à mes propres sentiments envers Wikipédia. Juste après ce passage, il me posa cette question: «Pensez-vous que je dois en faire un billet?». Je ne lui ai pas encore répondu mais du moins je puis ici faire cette réponse: aucune idée. Ou aussi: oui et non. Oui, ça me semble un thème intéressant pour un billet, et non, je ne pense pas qu'il doit le faire, je pense qu'il peut le faire mais ne sais pas s'il le doit.
Pour revenir à une question abordée plus haut, il y a toujours quelque chose de paradoxal avec un médium nouveau: la perception qu'on peut en avoir à partir de médias plus anciens et largement stabilisés est totalement décalé par rapport à celui qu'on peut en avoir en tant que participant. Ce paradoxe n'en est pas vraiment un: tout médium est “impur”, on y trouve le meilleur, le pire, et surtout le ni meilleur ni pire, mais le “meilleur” et le “pire” vus de l'intérieur sont presque inverses de ceux vus de l'extérieur: pour un contributeur, le pire est le train-train, les luttes incessantes entre contributeurs et régulateurs pour tenter péniblement d'élaborer un consensus toujours précaire, les querelles de clochers et les luttes de pouvoir, en revanche les contenus sont plutôt acceptables et peu contestables, même si toujours discutables; pour un observateur non impliqué, le pire est l'accidentel, les contenus douteux, les comportements les plus outranciers, les querelles internes qui débordent vers l'extérieur en versions simplifiées et elles aussi outrancières. Clairement, tout nouveau médium est perçu de l'extérieur comme le lieu de toutes les perversions et de toutes les intrigues monstrueuses, des nids à complots, alors que quand il a trouvé sa stabilité et son insertion dans l'ensemble des médias il apparaît d'une anodinité anodinissime, un médium non problématique – qui se souvient de la représentation du cinéma, puis de la télévision, puis de la bande dessinée, comme lieux de toutes les perversions? Aujourd'hui, les lieux de toutes les perversions sont Internet et les jeux vidéo, mais ça passera, et ça passera encore plus à l'apparition du prochain médium instable.
De ce point de vue, Mediapart n'est ni la pire, ni la meilleure des choses mais un médium en recherche de stabilité.