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Billet de blog 13 décembre 2025

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Métaphysiques des mœurs.

Ce titre est celui du chapitre XII d'un livre de Philippe Descola.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le livre est Par-delà nature et culture (première publication, 2005). Je publie ce passage ici car il est assez long et aurait quelque peu encombré un billet en cours de rédaction. C'est la conclusion de la dernière section du chapitre, «La signature des choses», qui est aussi la conclusion du chapitre «Métaphysiques des mœurs», lui-même concluant sa quatrième partie, «Les usages du monde». Dans l'édition papier au format poche de 2015 (collection Folio/Gallimard) il figure aux pages 520 à 523, dans l'édition numérique, “EPUB”, aux pages 412 à 415, ce qui le situe assez loin, près de la fin (respectivement, les pages 694 et 547).


Une question subsiste que le lecteur est en droit de se poser. De quel point de vue partez-vous, dira-t-il, pour vous sentir autorisé à ranger celui des autres en autant de combinaisons auxquelles vous seriez le seul à échapper ? D’où tirez-vous et comment pouvez-vous authentifier cette position en surplomb depuis laquelle vous ordonnez les différentes sortes de problèmes que l’humanité se pose tout en esquivant ceux que votre propre démarche soulève ? Il va de soi, d’abord, que mon point de départ se situe sans conteste dans le terreau familier du naturalisme. On n’échappe pas aisément à ses origines et aux schèmes de préhension de la réalité acquis par l’éducation et fortifiés par l’insertion dans une communauté de pratiques. Bien que l’on puisse céder à l’occasion aux types de découpage ontologique que les autres modes d’identification induisent, il est exclu pour un sujet moderne de devenir pleinement animique ou totémique – l’expérience ethnographique l’atteste – ou même de revenir de façon consistante aux séductions anciennes de l’analogisme. Impossible, donc, d’adhérer à des philosophies de la connaissance qui opposeraient la relativité des corps à l’universalité de l’esprit ou qui combineraient la matérialité objective et la subjectivité morale en deux relativismes ou deux universalismes. Comment dès lors se soustraire au dilemme du naturalisme, cette oscillation trop prévisible entre l’espoir moniste de l’universalisme naturel et la tentation pluraliste du relativisme culturel ? Surtout, comment se détourner de la pensée consolante que notre culture serait la seule à s’être ouvert un accès privilégié à l’intelligence vraie de la nature dont les autres cultures n’auraient que des représentations – approximatives mais dignes d’intérêt pour les esprits charitables, fausses et pernicieuses par leur pouvoir de contagion pour les positivistes ? Ce régime épistémologique, que Latour appelle l’« universalisme particulier »25, fonde tout le développement de l’anthropologie et légitime ses succès, en sorte qu’on imagine mal pouvoir quitter son séjour hospitalier sans encourir l’ostracisme et s’exposer à une errance stérile et fascinée dans les mirages des singularités.

Il est pourtant une voie qui permettrait de concilier les exigences de l’enquête scientifique et le respect de la diversité des états du monde, un chemin encore mal frayé et dont ce livre s’efforce d’illustrer les détours. Je l’appellerai volontiers l’universalisme relatif, non par provocation ou goût des antiphrases, mais en prenant l’épithète « relatif » au sens qu’elle a dans « pronom relatif », c’est-à-dire qui se rapporte à une relation. L’universalisme relatif ne part pas de la nature et des cultures, des substances et des esprits, des discriminations entre qualités premières et qualités secondes, mais des relations de continuité et de discontinuité, d’identité et de différence, de ressemblance et de dissimilitude que les humains établissent partout entre les existants au moyen des outils hérités de leur phylogenèse : un corps, une intentionnalité, une aptitude à percevoir des écarts distinctifs, la capacité de nouer avec un autrui quelconque des rapports d’attachement ou d’antagonisme, de domination ou de dépendance, d’échange ou d’appropriation, de subjectivation ou d’objectivation. L’universalisme relatif n’exige pas que soient données au préalable une matérialité égale pour tous et des significations contingentes, il lui suffit de reconnaître la saillance du discontinu, dans les choses comme dans les mécanismes de leur appréhension, et d’admettre, au moins par hypothèse, qu’il existe un nombre réduit de formules pour en tirer parti, soit en ratifiant une discontinuité phénoménale, soit en l’invalidant dans une continuité.

On discernera sans peine dans ce projet un héritage de l’analyse structurale qui veut qu’un élément du monde ne devienne signifiant que par contraste avec d’autres éléments, mais un projet dépuré de la clause méthodologique d’avoir à répartir ces éléments et leurs relations dans les boîtes noires de la culture et de la nature. Nul besoin ici d’un sujet transcendantal ou d’un esprit immanent et désincarné faisant office de catalyseur de sens. Tout ce que ce programme requiert est un sujet qui ne préjuge pas du vécu de la conscience d’autrui à partir du vécu de sa conscience et qui admet néanmoins que le monde offre à tous le même genre de « prises », quels que soient les usages, cognitifs et pratiques, auxquels elles se prêtent ; un sujet plus attentif au réel institué par l’activité intentionnelle des subjectivités très diverses dont il étudie les produits qu’aux évidences trompeuses de sa propre intentionnalité instituante, dès lors ramenée aux dimensions d’un filtre imparfait, toujours contaminé par des déterminations historiques qu’aucune épochè ne saurait réduire ; un filtre certes indispensable mais qui n’a d’autre privilège que d’être le seul accessible, et qu’il doit parvenir à objectiver de l’extérieur comme une simple variation parmi d’autres du régime de l’être, provisoirement investie d’une fonction de connaissance totalisatrice en raison de la conjoncture où il se trouve placé.


Je vous aurais bien expliqué pourquoi je publie ce passage mais comme je le fais (ou le ferai mais comme ce sera fait lors de la publication, on peut en parler au présent) dans le billet en cours mentionné, autant ne pas le faire ici. Je placerai ultérieurement un lien vers ce billet.

Au fait: épochè signifie quelque chose, ne me demandez pas quoi, je l'ignore, je l'ai su mais à quoi bon retenir le sens d'un mot qu'on a peu de chances de rencontrer? En fait, il signifie principalement deux choses, 1) que Descola est cultivé, puisqu'il use de mots rares dont la forme indique une origine grecque, 2) qu'il a lu Foucault ou/et les phénoménologues de la lignée d'Husserl et tient à le montrer.

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