On peut me lire comme un poète, on peut me lire comme un libelliste, un polémiste, on peut me lire comme un analyste, un essayiste ou un chroniqueur (au sens vrai, celui qui fait le récit des jours, le récit du temps), enfin on peut me lire sans me qualifier car l'auteur est de nul intérêt, seule sa parole compte. Tout ce que j'écris, n'importe scripteur du français peut l'écrire, nous disposons du même stock de mots, de la même grammaire, de la même syntaxe, de la même orthographe (là ça se discute mais c'est très secondaire), donc tout ce que j'écris, n'importe qui peut l'écrire. En tant que lecteur il m'arrive régulièrement de reconnaître ma pensée dans la pensée exprimée, dite ou écrite, par un tiers. Probablement si je l'avais moi-même rédigée elle aurait été d'une forme un peu différente mais pour le fond, ça me ressemble, c'est moi, c'est ma pensée que je reconnais. Parfois, mais somme toute assez rarement, je constate que le fond est beaucoup plus pertinent ou large ou multiple que ne le serait ma propre pensée, ce qui enrichit ma pensée, parfois, bien moins rarement, je constate que la forme est beaucoup plus ample, précise, informative que ce que j'aurais pu produire, ce qui enrichit aussi ma pensée mais malheureusement, ou non, n'enrichit pas ma capacité de production, c'est ainsi, j'ai ma propre voix, je peux trouver plus belles d'autres voix mais je ne m'essaierai pas à mal dire en mimant une plus belle voix, je préfère m'essayer à mieux dire de ma propre voix. Et puis, il y a des voix dissonantes.
La dissonance a plusieurs sources. Beaucoup de personnes ont tout simplement des difficultés pour exprimer leur pensée, l'écrit est comme l'oral, il y a des bègues de l'écrit, des asthmatiques de l'écrit, des aphasiques de l'écrit, etc. Si l'on sait passer par-dessus ces déficiences on découvre la même diversité que pour la population non déficiente de ce point de vue, qu'on dira élocution, ne pas croire que derrière ces déficiences on découvrira nécessairement des êtres merveilleux, mais du moins ne découvrira-t-on pas moins de personnes intéressantes du point de vue, dira-t-on, intellectuel. D'autres ont, justement, des déficiences qu'on dira intellectuelles, et là aussi on découvrira chez elles la même diversité, parce que la pertinence d'un propos est moins une question de “capacité intellectuelle” que de sensibilité, de présence à soi et au monde, de capacité relationnelle. Enfin, il y a deux cas un peu différents même si là aussi les causes sont diverses: les déficiences cognitives acquises et les déficiences relationnelles acquises. Je qualifie souvent ces deux cas “connerie” et “saloperie”, mais je parle aussi, pour les personnes concernées, de “Saint-Thomas” et de “Saint-Pierres”. J'explique.
Un Saint-Thomas ne croit que ce qu'il voit, un Saint-Pierre ne voit que ce qu'il croit. C'est en rapport à ce que je développe par ailleurs, l'écart entre la réalité effective, que je nomme aussi “réalité réelle”, et la représentation que l'on se forme de la réalité, ou “réalité symbolique”. Il est vital pour un individu (ce qui désigne tout être vivant autonome, depuis la bactérie jusqu'aux sociétés humaines qui, à leur manière, sont aussi des individus autonomes) d'avoir une approche symbolique de la réalité, une représentation, mais tout aussi vitale qu'elle soit aussi proche que possible de la réalité réelle. Un Saint-Thomas est une personne qui a des difficultés avec la réalité symbolique, dès qu'elle s'écarte trop de la réalité réelle ils se sentent perdus, raison pourquoi elle a une appréciation très limitée de la réalité et n'en perçoit à-peu-près correctement que ce qui lui est très proche dans l'espace et dans le temps, ce qui lui donne le sentiment contradictoire que ce qui est distant est infime et insignifiant en tant que réalité mais énorme et menaçant en tant que potentialité. Un Saint-Pierre a, d'évidence, des difficultés avec la réalité réelle, il prête une plus grande fiabilité à la réalité symbolique et corrige peu sa représentation quand elle commence de s'écarter significativement de la réalité réelle.
En soi, ces dérives ne posent pas trop de problèmes, par contre quand la proportion de “cons” et de “salauds” excède de beaucoup celle de ce que je nomme “humains accomplis” ou aussi “dilettantes”, les personnes qui savent assez bien différencier ce qui ressort de la réalité réelle et de la réalité symbolique et ajustent presque sans y penser leur représentation dès qu'elle s'écarte trop de la réalité effective, ça pose problème, les Saint-Thomas sont de plus en plus perturbés par l'écart entre leur représentation assez limitée et celle beaucoup plus large qui sous-tend le consensus social, les Saint-Pierre tentent autant que possible de mettre en adéquation la réalité réelle avec la réalité symbolique, ce qui génère une distorsion fonctionnelle de la société qui, par nécessité, est beaucoup plus en adéquation avec la réalité effective qu'avec sa représentation.
Pourquoi des dilettantes? et bien, quand on est en phase avec la réalité réelle et celle symbolique, on privilégie la dilection, qui est l'«amour tendre, purement spirituel, que l'on porte à un être, que l'on a choisi ou que l'on préfère» (dixit le Trésor de la langue française). Un dilettante aime avant tout les choses de l'esprit et les êtres spirituels, il aime la musique, la littérature, les beaux-arts et les arts pratiques, moindrement les arts libéraux, et en premier l'art de la conversation, qui est encore le meilleur moyen d'augmenter la quantité et la qualité d'esprit dans ce monde. Peu sensibles à l'illusion que génèrent les tentatives de plier la réalité réelle à la réalité symbolique, peu freinés par les tentatives de réduire l'écart entre la réalité réelle et la réalité symbolique, les dilettantes vont leur chemin en se disant assez sagement que la seule réalité effective est la réalité réelle, la seule réalité efficiente la réalité symbolique, ils s'indiffèrent des vaines tentatives de ne pas tenir compte de ces réalités, car la réalité est toujours plus forte que toute tentative de la transformer contre la voie qu'elle suit.
Il m'est arrivé plus d'une fois de dire qu'il m'importe peu que les “irréalistes” comprennent mes propos, car quand la réalité se rappellera à eux, qu'ils m'aient compris ou non ça ne changera rien à la réalité et à la contrainte énorme qu'elle impose à qui ne croit pas en elle.
Ah oui! Ici je suis froid, ailleurs je puis être bouillant, et Dieu vomit les tièdes, donc il ne me vomira pas.