AVERTISSEMENT. Ce billet est publié de manière très anticipée, pour des raisons de commodité, parce que j'y fais référence dans un autre billet en cours, «Qui raconte l'Histoire?». Il est très inachevé et à la limite de l'incohérence. Je ne vous interdis rien mais vous invite à ne pas le lire sans lire d'abord l'autre billet, ou au moins à les lire en parallèle. En l'état, il fait office de complément à «Qui raconte l'Histoire?» plutôt que de texte autonome.
J'ai beaucoup de plaisirs dans cette vie, la plupart assez humbles, marcher, cuisiner, écouter de la musique ou en faire, etc. Comme, disons, écrivain, un de mes plaisirs est la traque des apories. Pour mémoire, une aporie est une «contradiction insoluble dans un raisonnement». Ici m'intéresse le désormais fameux “changement climatique”, souvent donné faussement comme “réchauffement climatique”, de fait un effet non négligeable de ce changement est une élévation moyenne des températures mais une moyenne est une construction qui ne rend pas compte du réel, en moyenne les conscrits français ont gagné dix centimètres en trois générations pour passer de 162 cm à 172 cm mais à l'époque ou je fus troufion je mesurais déjà 187 cm et pas mal de conscrits passaient sous les 172 cm à la toise et même sous les 162 cm: il y a des coins où l'élévation réelle des températures est plus importante, d'autres où elle est nulle ou négative. Par contre le changement lui est global parce que le climat forme système et concerne toute la planète.
Donc, le changement climatique. Pourquoi une farce? Parce que ce n'est pas vraiment le sujet dont on débat, il s'agit en réalité du bon vieux sujet éternel: quel projet pour quelle société? Qu'il y ait ou non un changement climatique (autant que je sache, il y a) importe peu, au fond. Il s'agit de l'argument de type rationnel le plus récent pour indiquer que dans un contexte donné le projet en cours se révèle obsolète ou socialement problématique. Parlant de problème, un semble indépassable, les notions douteuses de rationalité et de raison: au tout début de son Discours de la méthode René Descartes le remarque fort justement, «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée: car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison est naturellement égale en tous les hommes». C'est bête à dire mais chacun d'entre nous a son avis sur ce qui ressort de la raison, et en un sens cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, donc la raison, est naturellement égale en chacun d'entre nous. Mais, précise juste après le même Descartes, «ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent…». On dira que chacun a sa part de raison, que celle-ci se partage également entre tous mais que certains en font un usage plus efficace que d'autres, ni pire ni meilleur mais plus efficace. Et que ceux-ci ne sont le plus souvent pas ceux qui paraissent efficaces. Vous le savez comme moi, l'apparence de l'efficacité se donne le mieux en semblant agir, donc en faisant de l'agitation.
J'en discute plus précisément par ailleurs, ma sagesse de base ressort de celle exposée dans Qohelet, ou L'Ecclésiaste, un des livres de la Bible: «Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux: un temps pour naître, et un temps pour mourir; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté», etc. Un temps pour tout. agir et s'agiter, il faut parfois le faire, se poser et se reposer, il faut parfois le faire. Il se trouve que cette sagesse multimillénaire, certains l'oublient et souhaitent que tout change ou que rien ne change. En un apparent paradoxe, aller dans le sens qu'on souhaite va contre son propre projet quand cela se fait à contretemps, soit le plus souvent car rares sont les situations où il y a un temps pour, on peut même dire qu'il n'y a jamais un temps pour, il y a un temps qui contient tous les temps, agir ou ne pas agir n'est pas une question de temps mais de moment, c'est-à-dire à la croisée du temps et de l'espace: au moment où j'écris et là ou je le fais, c'est surtout un temps pour semer mais aussi un temps pour récolter, et aussi un temps pour veiller quand comme les humains ont est principalement une espèce diurne; aux antipodes c'est surtout un temps pour récolter mais aussi un temps pour semer, à trois ou quatre mille kilomètres plus à l'est c'est plutôt un temps pour dormir, ce qui n'exclut pas de dormir ici et de veiller là-bas pour certains ou à certains moments – pour prendre mon cas, une heure plus tôt je dormais d'un court sommeil, une sieste, et presque à coup sûr je veillerai une partie de la nuit, comme ça m'arrive souvent. Il y a un temps pour tout, mais ce temps vient quand il vient et non quand on veut le faire venir. Bien qu'agnostique et athée je puise beaucoup dans les sagesses dites religieuses, qui nous enseignent beaucoup. Cette notion de religion telle qu'on en use de nos jours est récente, l'usage ancien de ces “livres de sagesse” était d'y trouver des instruments de réflexion plutôt que de croyance. Du même corpus, la Bible, un autre passage dont j'ai quelque usage:
«Le royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé une bonne semence dans son champ. Mais, pendant que les gens dormaient, son ennemi vint, sema de l’ivraie parmi le blé, et s’en alla. Lorsque l’herbe eut poussé et donné du fruit, l’ivraie parut aussi. Les serviteurs du maître de la maison vinrent lui dire: Seigneur, n’as-tu pas semé une bonne semence dans ton champ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie? Il leur répondit: C’est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui dirent: Veux-tu que nous allions l’arracher? Non, dit-il, de peur qu’en arrachant l’ivraie, vous ne déraciniez en même temps le blé. Laissez croître ensemble l’un et l’autre jusqu’à la moisson, et, à l’époque de la moisson, je dirai aux moissonneurs: Arrachez d’abord l’ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler, mais amassez le blé dans mon grenier». (Matthieu, 13, 24-30, traduction Louis Segond, 1910)
Vous connaissez j'espère l'opposition entre savoir ésotérique et savoir exotérique; souvent, la manière de les présenter est fallacieuse, on dit que le savoir ésotérique est révélé “en secret”, et que le savoir exotérique en est une version dégradée donnée aux non initiés. Les auteurs conscients de leur ouvrage savent ceci: il n'existe pas de savoir secret autre que celui que l'on cache à soi-même. Quand je relis un de mes textes, j'y trouve toujours autre chose que ce que je croyais y avoir mis, et quant une tierce personne me parle d'un de mes textes, elle m'en fait découvrir encore un autre aspect. Certains textes, je les relis souvent, je pense notamment à un roman, Candy Man de Vincent King, que je relis environ une fois par an depuis que je l'ai découvert, ce qui doit faire désormais au moins une quarantaine de lectures, et à chaque fois je lis un autre texte. Une de mes maximes est, les mots n'ont pas de sens, ce qui pour moi signifie qu'ils ne pointent pas une portion stable, immuable, de la réalité, parce que la réalité change sans cesse, donc ce que pointe un mot à un moment donné ne peut pas être ce qu'il pointe à un autre moment. Sur une période relativement longue, un lustre ou une ou deux générations, tel mot désignera une portion de la réalité relativement stable, et sur une période encore plus longue un type de réalité relativement similaire, par contre un texte ou un discours assez long, disons, cinq ou six phrases et plus, a une stabilité bien moindre. Le savoir ésotérique n'est pas “révélé en secret” mais se révèle à chaque fois que l'on considère de nouveau un discours ou un texte. Voici la suite de la parabole du bon grain et de l'ivraie:
«Il leur proposa une autre parabole, et il dit: Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu’un homme a pris et semé dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences; mais, quand il a poussé, il est plus grand que les légumes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses branches.
Il leur dit cette autre parabole: Le royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et mis dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée.
Jésus dit à la foule toutes ces choses en paraboles, et il ne lui parlait point sans parabole,
afin que s’accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète: J’ouvrirai ma bouche en paraboles, Je publierai des choses cachées depuis la
création du monde.
Alors il renvoya la foule, et entra dans la maison. Ses disciples s’approchèrent de lui, et dirent: Explique-nous la parabole de l’ivraie du champ. Il répondit: Celui qui sème la bonne semence, c’est le Fils de l’homme; le champ, c’est le monde; la bonne semence, ce sont les fils du royaume; l’ivraie, ce sont les fils du malin; l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable; la moisson, c’est la fin du monde; les moissonneurs, ce sont les anges. Or, comme on arrache l’ivraie et qu’on la jette au feu, il en sera de même à la fin du monde. Le Fils de l’homme enverra ses anges, qui arracheront de son royaume tous les scandales et ceux qui commettent l’iniquité: et ils les jetteront dans la fournaise ardente, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.
Le royaume des cieux est encore semblable à un trésor caché dans un champ. L’homme qui l’a trouvé le cache; et, dans sa joie, il va vendre tout ce qu’il a, et achète ce champ.
Le royaume des cieux est encore semblable à un marchand qui cherche de belles perles. Il a trouvé une perle de grand prix; et il est allé vendre tout ce qu’il avait, et l’a achetée.
Le royaume des cieux est encore semblable à un filet jeté dans la mer et ramassant des poissons de toute espèce. Quand il est rempli, les pêcheurs le tirent; et, après s’être assis sur le rivage, ils mettent dans des vases ce qui est bon, et ils jettent ce qui est mauvais. Il en sera de même à la fin du monde. Les anges viendront séparer les méchants d’avec les justes, et ils les jetteront dans la fournaise ardente, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Avez-vous compris toutes ces choses? - Oui, répondirent-ils. Et il leur dit: C’est pourquoi, tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes». (Matthieu, 13, 31-52, traduction Louis Segond, 1910)
Voici un propos à noter: tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes. J'ai peu de goût pour les commentaires, ils réduisent ce qu'ils commentent. En revanche, l'exégèse au sens grec, du mot «εξηγησις, “exposition de faits historiques”», et non au sens latin et chrétien, «analyse interprétative d'un texte, de la pensée d'un auteur», est une aide à la lecture, non pas l'interprétation d'un texte mais celle de ses éléments. Les mots n'ont pas de sens et le commentaire vise souvent à leur en donner un, mais celui que souhaite le lecteur plutôt que l'auteur. Par exemple, le mot “diable” dans cette dernière citation: il vient du mot διαϐολος, “calomniateur” mais aussi “accusateur” et “diviseur”, le diabolos est une fonction et non une personne, celui qui divise ou désunit, le corrupteur, ou comme dit dans la première parabole, l'ennemi. Le scribe instruit tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes parce qu'il ne perd pas de vue les choses anciennes et sait tirer son parti des choses nouvelles: sachant que la version “romaine” (grecque comme latine) du “christianisme” élaborée principalement de la fin du II° siècle à la fin du IV° de l'ère commune eut pour but principal d'habiller de neuf les vieilles religions, le scribe instruit peut retrouver sous la couche de commentaires les choses anciennes, et sachant qu'on peut faire dire ce qu'on veut à un texte en le recouvrant d'une couche de commentaires habiles il sait tirer parti des choses nouvelles en y ajoutant sa propre couche.
Tout ce passage peut se lire comme un cours de rhétorique en forme de saynète, un dialogue à la mode platonicienne (lequel Platon n'avait rien inventé pour la forme si du moins il renouvela en partie le fond). Quel semble le but de l'orateur? De se rallier son auditoire. Parmi lui deux ensembles, les adeptes et les curieux, dans chacun au moins deux sous-ensembles, les partisans et opposants chez les curieux, les adhérents et les disciples chez les adeptes. Un bon prêcheur – un bon rhéteur – a trois buts principaux: mettre de son côté la plus grande part de son auditoire, réduire le nombre de ses adversaires et faire de ses adeptes des propagateurs efficaces de son message. En tant que rhéteur il sait que son discours rencontrera beaucoup d'incompréhension, d'interprétations douteuses, d'où le choix, pour son discours à tous, de la parabole: elle peut induire une compréhension littérale, une interprétation de modèle d'action, une interprétation d'ordre philosophique, une lecture littéraire. À dire vrai, tout discours, tout texte ouvrent à toute lecture: pour moi je lis la parabole du bon grain et de l'ivraie littéralement, un conseil avisé sur des pratiques agricoles, et en ce cas l'ennemi est la réalité effective car de fait vivre est une anomalie dans cet univers et requiert à la fois de la vigilance et de la prudence, vérifier souvent que ce qu'on a entrepris se déroule comme voulu et en cas contraire ne pas se précipiter pour résoudre la contradiction, l'univers nous tolère comme anomalie pour autant que nous ne le perturbons pas trop et l'actuel “dérèglement climatique” l'illustre assez bien; je la lis aussi comme modèle d'action, ce qu'indique la remarque précédente, agir avec vigilance et prudence vaut toujours, pour tout et partout; je la lis comme un discours philosophique, entre autres leçons à en tirer, nous ne sommes que locataires en ce monde, sachons nous y conduire avec pondération, y créer le moins de trouble possible et n'en prendre que notre juste part; c'est un texte littéraire aussi, bien tourné et plaisant. Et donc, c'est une leçon de rhétorique. Elle commence même avant, au début de ce chapitre:
«Ce même jour, Jésus sortit de la maison, et s’assit au bord de la mer. Une grande foule s’étant assemblée auprès de lui, il monta dans une barque, et il s’assit. Toute la foule se tenait sur le rivage.
Il leur parla en paraboles sur beaucoup de choses, et il dit: Un semeur sortit pour semer. Comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin: les oiseaux vinrent, et la mangèrent. Une autre partie tomba dans les endroits pierreux, où elle n’avait pas beaucoup de terre: elle leva aussitôt, parce qu’elle ne trouva pas un sol profond; mais, quand le soleil parut, elle fut brûlée et sécha, faute de racines. Une autre partie tomba parmi les épines: les épines montèrent, et l’étouffèrent. Une autre partie tomba dans la bonne terre: elle donna du fruit, un grain cent, un autre soixante, un autre trente. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.
Les disciples s’approchèrent, et lui dirent: Pourquoi leur parles-tu en paraboles? Jésus leur répondit: Parce qu’il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux, et que cela ne leur a pas été donné. Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils n’entendent ni ne comprennent.
Et pour eux s’accomplit cette prophétie d’Esaïe: Vous entendrez de vos oreilles, et vous ne comprendrez point; Vous regarderez de vos yeux, et vous ne verrez point.
Car le cœur de ce peuple est devenu insensible; Ils ont endurci leurs oreilles, et ils ont fermé leurs yeux, De peur qu’ils ne voient de leurs yeux, qu’ils n’entendent de leurs oreilles, Qu’ils ne comprennent de leur cœur, Qu’ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse.
Mais heureux sont vos yeux, parce qu’ils voient, et vos oreilles, parce qu’elles entendent! Je vous le dis en vérité, beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu.
Vous donc, écoutez ce que signifie la parabole du semeur. Lorsqu’un homme écoute la parole du royaume et ne la comprend pas, le malin vient et enlève ce qui a été semé dans son cœur: cet homme est celui qui a reçu la semence le long du chemin. Celui qui a reçu la semence dans les endroits pierreux, c’est celui qui entend la parole et la reçoit aussitôt avec joie; mais il n’a pas de racines en lui-même, il manque de persistance, et, dès que survient une tribulation ou une persécution à cause de la parole, il y trouve une occasion de chute. Celui qui a reçu la semence parmi les épines, c’est celui qui entend la parole, mais en qui les soucis du siècle et la séduction des richesses étouffent cette parole, et la rendent infructueuse. Celui qui a reçu la semence dans la bonne terre, c’est celui qui entend la parole et la comprend; il porte du fruit, et un grain en donne cent, un autre soixante, un autre trente.
Il leur proposa une autre parabole, et il dit [...]». (Matthieu, 13, 1-23, traduction Louis Segond, 1910)
Voici l'ossature de la leçon:
«Ce même jour, Jésus sortit de la maison, et s’assit au bord de la mer. Une grande foule s’étant assemblée auprès de lui, il monta dans une barque, et il s’assit. Toute la foule se tenait sur le rivage.
Il leur parla en paraboles sur beaucoup de choses, et il dit: [...]. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.
Les disciples s’approchèrent, et lui dirent: Pourquoi leur parles-tu en paraboles? Jésus leur répondit: Parce qu’il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux, et que cela ne leur a pas été donné. Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils n’entendent ni ne comprennent.
Et pour eux s’accomplit cette prophétie d’Esaïe: Vous entendrez de vos oreilles, et vous ne comprendrez point; Vous regarderez de vos yeux, et vous ne verrez point.
Car le cœur de ce peuple est devenu insensible; Ils ont endurci leurs oreilles, et ils ont fermé leurs yeux, De peur qu’ils ne voient de leurs yeux, qu’ils n’entendent de leurs oreilles, Qu’ils ne comprennent de leur cœur, Qu’ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse.
Mais heureux sont vos yeux, parce qu’ils voient, et vos oreilles, parce qu’elles entendent! Je vous le dis en vérité, beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu.
Vous donc, écoutez ce que signifie la parabole du semeur [...].
Il leur proposa une autre parabole, et il dit: [...].
Il leur proposa une autre parabole, et il dit: [...].
Il leur dit cette autre parabole: [...].
Jésus dit à la foule toutes ces choses en paraboles, et il ne lui parlait point sans parabole,
afin que s’accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète: J’ouvrirai ma bouche en paraboles, Je publierai des choses cachées depuis la
création du monde.
Alors il renvoya la foule, et entra dans la maison. Ses disciples s’approchèrent de lui, et dirent: Explique-nous la parabole de l’ivraie du champ. Il répondit: [...]. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.
Le royaume des cieux est encore semblable à un trésor caché dans un champ [...].
Le royaume des cieux est encore semblable à un marchand qui cherche de belles perles [...].
Le royaume des cieux est encore semblable à un filet jeté dans la mer et ramassant des poissons de toute espèce [...].
Avez-vous compris toutes ces choses? - Oui, répondirent-ils. Et il leur dit: C’est pourquoi, tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes».
On peut donc lire ce passage de bien des manières, entre autres donc comme une leçon de rhétorique, à plusieurs titres là aussi: de manière dénotative, un maître fait une leçon à ses élèves; de manière illustrative, un rhéteur pratique devant ses disciples, puis explique ses procédés et le sens qu'on peut donner à ses paraboles; de manière discursive, on voit la progression de la leçon, d'abord l'illustration par la pratique, «Jésus sortit de la maison, et s’assit au bord de la mer. Une grande foule s’étant assemblée auprès de lui [...]. Il leur parla en paraboles sur beaucoup de choses, et il dit: [...]», puis la leçon circonstancielle sur cette séquence, qui va de «Les disciples s’approchèrent, et lui dirent: Pourquoi leur parles-tu en paraboles?» à «beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu», enfin la leçon générale, après le deuxième discours en paraboles qui s'adresse à la fois à la foule, pour poursuivre le premier discours, et aux disciples, pour leur proposer par l'exemple l'illustration de la première leçon, qui commence à partir de «Alors il renvoya la foule, et entra dans la maison.». Le “topos” (le “lieu”) est une série de comparaisons, sous forme de paraboles donc, sur le thème «Le royaume des cieux est [...]». Enfin, on peut aussi lire ce passage comme une leçon pour de potentiels prophètes ou évangélistes (la différence entre eux est au plan du discours: un prophète est un inventeur, un évangéliste est un simple propagateur, les uns et les autres usent des mêmes procédés, ceux de la rhétorique. La différence n'est pas si nette bien sûr, l'évangéliste Paul par exemple est en partie aussi un prophète puisque tout un pan de la doctrine chrétienne est de son invention, et tout prophète est en partie évangéliste, ce qui apparaît dans ce passage avec les mentions «afin que s’accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète» et «pour eux s’accomplit cette prophétie», où le maître se place en simple relais d'une parole antérieure), non tant par l'argumentaire développé ni par l'aspect leçon aux disciples que par le récit même, qui illustre ceci: pour un rhéteur il n'y a pas de différence entre discours ésotérique et discours exotérique: après la première leçon à ses disciples le maître embraye directement sur de nouvelles paraboles dont on ne peut pas trop déterminer si elles sont destinées à “la foule” ou aux disciples, apparemment aux deux groupes; le début de la deuxième leçon, «Ses disciples s’approchèrent de lui, et dirent: Explique-nous la parabole de l’ivraie du champ», illustre le fait que ses disciples sont possiblement dans le cas de la foule, qu'au moins en partie la parole du prophète «Vous entendrez de vos oreilles, et vous ne comprendrez point; Vous regarderez de vos yeux, et vous ne verrez point» s'applique à eux. Possiblement, parce qu'on ne peut guère avoir de certitude en la matière puisque les mots n'ont pas de sens sinon celui que leur donne le lecteur.
Considérant ce passage en tant que leçon de rhétorique, on peut comprendre la partie «Ses disciples s’approchèrent de lui, et dirent: Explique-nous la parabole de l’ivraie du champ» jusqu'à «Avez-vous compris toutes ces choses? - Oui, répondirent-ils» de deux manières au moins, qui ne s'excluent pas, d'ailleurs: proprement une leçon complémentaire pour «tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux», ou un nouveau discours vers “la foule”, puisque ce qui suit l'explication de «la parabole de l’ivraie du champ» est une nouvelle série de trois paraboles, donc un discours destiné à ceux qui ne sont pas dans ce cas, cf. la réponse à la question de ses disciples: «Pourquoi leur parles-tu en paraboles? [...] Parce qu’il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux, et que cela ne leur a pas été donné». Or, entre la fin de l'explication de la parabole et la question «Avez-vous compris toutes ces choses?» figurent ces trois paraboles, et la leçon suit cette demande, «Explique-nous la parabole de l’ivraie du champ», ce qui donne à croire qu'au moins certains disciples entendent de leurs oreilles, et ne comprennent point. Ou non: comme disciples ils sont là pour apprendre, la requête ne serait alors pas pour une explication du sens de la parabole mais pour une illustration de la manière dont on peut donner une interprétation possible dans le cadre du topos qui introduit les trois paraboles suivantes, «Le royaume des cieux est encore semblable à...». Quelles que soient ses intentions, un rhéteur sait ceci: il n'est pas maître du sens de son discours. Considérez ce qui constitue le cœur du topos, “le royaume des cieux”: comme agnostique et athée je lui donne un sens nécessairement autre que celui que lui donnera un croyant chrétien; selon qu'il sera catholique, orthodoxe, syriaque, luthérien, calviniste, mormon, etc., et selon qu'il sera versé ou non dans les Écritures et versé ou non dans la rhétorique, le croyant chrétien n'en aura pas la même compréhension. Bref, le discoureur n'est pas maître du sens de son discours. L'efficace de la rhétorique repose précisément sur cela: puisque le rhéteur n'est pas maître du “sens du discours”, il va travailler sur la forme pour parvenir à son but. Dans le cadre de ce passage, on supposera que le but de Jésus est de rallier à sa doctrine autant d'auditeurs que possible en évitant de faire des autres des adversaires ou des ennemis.
Pourquoi parler en paraboles? Parce qu'il est certain d'une chose: autant d'auditeurs, autant d'opinions sur ce que peut signifier “le royaume des cieux”. Comme le dit l'article de Wikipédia, un topos est «un arsenal de thèmes et d'arguments en rhétorique antique dans lequel puisait l'orateur afin d'emporter l'adhésion de ses auditeurs». Dans le cadre de son aire culturelle, “le royaume des cieux” est un topos (en toute hypothèse lors de sa prédication il a usé d'un autre topos, rapport au fait que dans le contexte judaïque de l'époque le “royaume de Dieu” n'est pas nécessairement le ciel, il s'agit ici d'une adaptation à destination de populations hellénisées), et l'on peut dès lors considérer chacune des paraboles comme une suite de définitions, ce qu'indique clairement le début de toutes sauf la première, «Le royaume des cieux est...». Dans le cadre de cette prédication, on peut d'ailleurs lire la première comme autre chose qu'une parabole. Un rhéteur est un bonimenteur, il a un but, convaincre, et une méthode, provoquer l'identification entre lui et son auditoire; au début, il ne sait rien de cet auditoire, il ne s'agit pas ici d'une réunion d'adeptes mais d'une assemblée circonstancielle, “une foule”, donc il doit en un premier temps capter son attention, ce qu'il fera, en ce cas, en proposant non pas une parabole mais un apologue, un «court récit imaginaire ou parfois réel dont se dégage une vérité morale», alors qu'une parabole est un «court récit allégorique, symbolique, de caractère familier, sous lequel se cache un enseignement moral ou religieux». Formellement, peu de différences, fondamentalement, l'apologue ne réfère pas à un topos précis et permet de nombreuses interprétations, la “vérité morale” n'est pas proprement allégorique ou symbolique. Par après, quand les paraboles précédées de la mention «Le royaume des cieux est...» préciseront l'allégorie concernée l'auditoire pourra relire l'apologue comme une sorte de parabole, au départ le but du rhéteur est avant tout de capter l'attention, d'où cet apologue qui énonce une “vérité” d'ordre très général: on travaille sans pouvoir prévoir avec certitude le résultat, en sachant que pour partie ce travail ne donnera pas de fruit et en escomptant qu'une part significative de ce travail donnera autant ou plus de fruit qu'on en espère. Cette “vérité” étant peu contestable, elle devrait provoquer l'adhésion de la très grande majorité de l'auditoire, ce qui est la condition nécessaire pour parvenir au but principal, provoquer l'identification. Pour cela le rhéteur proposera plusieurs définitions d'un même objet, donné ici comme “le royaume des cieux”. Je le disais pour l'ensemble du passage, on peut en avoir plusieurs lectures, principalement celles littérale, prescriptive, philosophique, symbolique, littéraire: les paraboles peuvent efficacement satisfaire toutes ces lectures, chacune est d'usage pratique et parle de la réalité ordinaire, chacune propose un modèle d'action, chacune ouvre à la réflexion, chacune est plaisante à lire ou entendre. Pour le redire, le but premier d'un rhéteur n'est pas d'énoncer quelque vérité que ce soit mais de provoquer l'adhésion, l'usage d'un récit allégorique, symbolique, de caractère familier, et qui peut cacher un enseignement moral ou religieux semble en effet l'instrument adéquat. Remarque en passant, tout discours “cache un enseignement moral ou religieux” car les personnes susceptibles de rechercher ce type d'enseignement ont un tropisme: chercher le “sens caché”, ésotérique en tout discours. Une autre de mes maximes: quand on cherche on trouve, donc ce type de personne en trouveront toujours un...
Vous l'aurez remarqué j'espère, ce passage comporte deux parties qui ont la même structure: un passage “apologétique” qui se conclut par «Que celui qui a des oreilles pour entendre entende», trois paraboles, une conclusion qui est aussi une leçon. On peut contester beaucoup de choses dans mes propos précédents sauf une: il s'agit bien d'une leçon, et non du compte-rendu d'un événement réel. Comme dit pour les apologues, ils se peut que ça s'appuie sur un court récit réel mais ça importe peu en ce cas, les apologues et les leçons ne sont pas des contes ou des chroniques mais des modèles, dans un cas réel il se peut qu'un maître suive un schéma strictement similaire à celui-ci, ici le caractère de chronique de ce récit est douteux, par contre son aspect de leçon de rhétorique, ou de propagande, n'est pas douteux. «Avez-vous compris toutes ces choses?» Car tout rhéteur instruit de ce qui regarde la propagande est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes.
Donc, la farce du changement climatique. Le temps passe, nous voici le 15 mai 2019 et ce matin même j'ai entendu quelque chose d'intéressant sur ma radio préférée – en fait, la seule que j'écoute –, France Culture. C'était dans Les Matins du jour. Invité principal, Nathaniel Rich, journaliste et auteur de Perdre la terre, grâce à qui l'animateur-producteur de l'émission, Guillaume Erner, a découvert la lune et vient d'apprendre ce qui est connu par qui est un peu soucieux de s'informer, le réchauffement climatique est une chose connue et admise de longue date, précisément depuis la fin des années 1970, même si on en avait déjà l'indice bien avant – sur sa propre radio, j'en entendu à plusieurs reprises des vieilles émissions des années 1950 où on en parlait déjà, c'est dire à quel point cette nouvelle n'a rien de nouveau. Je suis souvent méchant avec les médiateurs et les répute avoir du mal à savoir et comprendre ce qui date d'il y a plus de six mois. C'est à la fois faux et vrai: faux en ce sens que, bien sûr, le passé, et notamment leur propre passé, intéresse les médias, vrai en ce sens que tout ce qui disparaît de l'horizon des médias pendant un temps assez court, entre trois mois et trois ans, sort de la mémoire de la plus grande part des médiateurs. Disons, ils tendent à ne mémoriser que ce qui persiste dans l'univers médiatique. Guillaume Erner découvre donc que le débat public sur le réchauffement climatique est ancien et fut important au tournant des années 1970 et 1980; le même sait pourtant que le GIEC existe de longue date, précisément depuis 1988, et sait vaguement sait, qu'il fut «créé à la suite d'une initiative politique de nature internationale», comme dit l'article de Wikipédia, ce qu'indique bien son nom, ce n'est pas l'Amicale des Joyeux Météorologue mais le Groupe intergouvernemental d'experts sur le climat: quand des gouvernements s'entendent pour créer une institution de ce type ça signifie clairement que la question est publique et mobilise assez de monde pour nécessiter une réponse forte. Le même, ô candeur! Découvre à l'occasion de la publication de cet ouvrage qu'il y eut un complot mené dès le milieu des années 1980, avec à la manœuvre l'industrie pétrolière, des idéologues libertariens et néo-libéraux, des responsables politiques, des médias, pour enterrer toute action politique d'ampleur au niveau international et au niveau des États, en premier des États-Unis, pour résoudre le problème.
Enfin non, je m'excuse, ce n'était pas un complot. C'est que, le complotisme c'est le Mal, et parler de complot revient à faire du complotisme, donc même quand il en voit un Guillaume Erner ne dira jamais d'un complot que c'est un complot, sauf si ça vient d'entités étiquetées complotistes: Poutine à la manœuvre pour mener un «dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution», dirigera un complot, Exxon et Donald Rumsfeld faisant la même chose, et bien, feront une chose d'inqualifiable donc qu'on ne qualifiera pas, notamment du nom que pointe cette définition: un complot. C'est que, aussi mal soit ce qu'ils font, Exxon et Rumsfeld sont du côté du Bien, par nécessité le Bien ne peut pas faire le Mal, donc on ne dira pas qu'un complot est un complot quand ça vient du Camp du Bien. C'est comme le POPULISME: si Emmanuel Macron use de toutes les ficelles de la rhétorique démagogique pour se hausser, on ne qualifiera pas ça de populisme parce qu'il est dans le Camp du Bien et quand on est dans le Camp du Bien on ne peut pas être populiste...
Dans un récent billet je le disais, en ce moment je publie peu parce que je tente autant que possible de resserrer mon propos, de ne pas trop divaguer. La longue séquence sur la rhétorique à l'œuvre dans Matthieu, 13, aura pu vous sembler une digression sans grand rapport, ce qui n'est pas le cas. Non que je l'aie prémédité, ici comme ailleurs j'écris au fil du clavier, le sujet de ce billet y induisait, voilà tout, et relisant ce passage après que j'aie eu l'idée de citer l'apologue / parabole de l'ivraie dans un autre but (de l'intérêt de la modération, ou un truc du genre), je me suis fait la réflexion que ça faisait un exemple intéressant pour discuter des questions de la rhétorique et de la propagande. Incidemment, ayant projet de me faire prophète ou évangéliste (j'hésite encore) je suis assez rodé en matière de rhétorique, la phrase d'introduction ne rend pas compte de mon opinion sur le sujet du climat, de son changement et de son impact sur la vie en général, les humains en particulier, il s'agit d'une accroche, offrir un discours en rupture avec l'opinion commune (en gros, le climat change, c'est grave et il faut faire quelque chose!) permet d'attirer l'attention. Pour mon compte je n'ai pas trop d'opinion sur le sujet, le climat change, c'est sûr, quant à savoir s'il faut y faire quelque chose, probablement, mais quoi? Une question à discuter, mais avec sérieux...
Comme précisé au début, la farce n'est pas le changement ou réchauffement climatique, ceci ressort des faits, au départ cette question n'a rien d'idéologique et découle d'un constat déjà ancien (pour mémoire, on en parlait déjà dès la décennie 1950), la principale nouveauté à la fin des années 1970 est la mise en évidence de l'action humaine sur le processus de réchauffement par la production massive de gaz à effet de serre, en premier mais pas uniquement la production de CO2. La farce est justement le processus ultérieur, celui que met en évidence l'ouvrage de Nathaniel Rich cité précédemment, le complot à l'œuvre pour empêcher la mise en œuvre de politiques visant à enrayer ce processus, lequel usa, comme c'est le plus souvent le cas, de la rhétorique et de la propagande, les deux instruments privilégiés pour ce type de complots.
Une autre de mes maximes: les complots, je n'y crois pas mais je les constate. Celui-ci est assez évident et assez ancien, sans y voir de causalité, il s'agit plutôt d'une corrélation, il est contemporain du premier mandat de Ronald Reagan comme président des États-Unis. L'intéressant dans l'histoire est qu'un type comme Guillaume Erner ne peut y croire aujourd'hui que pour une seule raison: la personne qui le lui a rendu visible fait partie d'un groupe auquel il accorde du crédit, celui des journalistes de la presse écrite supposée sérieuse, la presse “de qualité”. Perso, je suis dubitatif quant à la chose, pour Erner des journalistes comme Christian Chesnot, Georges Malbrunot, Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué sont “sérieux”, pour moi c'est douteux. Dans le cas présent, même si je ne trouve pas ça spécialement étonnant ni nouveau, j'admets, le travail de M. Rich me semble en effet sérieux, précisément parce que ce n'est pas étonnant ni nouveau, pour l'essentiel il s'agit d'un travail documentaire sur des informations publiques et le plus souvent publiées, avec quelques éléments nouveaux semble-t-il, en ce cas des déclarations de certains acteurs ayant contribué à ce travail de propagande. Sans vouloir médire, nombre de journalistes réputés sérieux le sont plus ou moins, plus le temps passe, plus il apparaît que ceux à l'origine des révélations dites du Watergate furent l'objet d'une manipulation, non que leurs “révélations” furent fausses, par contre il devient toujours de plus en plus évident que le but de leur source n'était pas, disons, morale, et qu'il s'agissait d'une tentative (non couronnée de succès) d'empêcher Nixon de mettre fin à la guerre du Vietnam et de poursuivre sa politique de normalisation des relations avec la Chine et l'Union soviétique, la fameuse “détente”. On peut dire que les complots sont tantôt les moteurs, tantôt les freins de la société, on peut même dire qu'ils sont «et en même temps»™ leur frein et leur moteur.
Je me moque souvent de notre président, ses conseillers et ses épigones, tout en considérant que lui-même et quelques-uns de ses affidés ont raison avec leur “et en même temps” et leur “et de gauche et de droite”, mais d'une part n'en tiennent pas compte, de l'autre semblent ne pas comprendre comment ça fonctionne. Qu'ils le disent ou non ne change rien à la réalité, une société est par nécessité “et en même temps” dès qu'elle compte plus de deux membres, et comme une société compte par nécessité au moins trois membres, elle l'est toujours, et toujours “et de gauche et de droite”, mais pas en même temps. C'est ainsi, la vie n'a rien de simple, «et en même temps»™ rien de si complexe non plus. La société, la voici:
Une société participe de la vie, et la vie est à la fois mouvante et statique. Le problème des sociétés humaines découle de, disons, leur efficacité autant ou plus que de leur structure. C'est bête à dire mais un individu ne peut pas être à la fois “de gauche” et “de droite”, ou pour dire autrement, en même temps ici et ailleurs, d'un côté et de l'autre, devant et derrière, en haut et en bas, immobile et mouvant. De fait il est tout cela en même temps mais non en totalité, pour se mouvoir on doit en effet être, disons, réparti, avoir la capacité de déplacer certaines parties pendant que d'autres sont stables. Une société est une entité, donc a du haut et du bas, de la gauche et de la droite, du mouvant et du stable, elle intègre tout cela mais n'est pas en même temps tout cela dans toutes ses parties. Pour exemple, la marche: quand on progresse, le membre supérieur gauche et le membre inférieur droit avancent en même temps, ceux inférieur gauche et supérieur droit assurant la stabilité, puis au pas suivant ce qui était mouvant se stabilise, ce qui était stable se meut; quand la partie supérieure va vers l'avant, celle inférieure reste relativement stable, et inversement. Vivre c'est sans arrêt procéder à des alternances de cet ordre, mais à l'instar du taìjítú animé donné en illustration il y a du mouvant dans le statique et du statique dans le mouvant: on ne peut être tout en même temps partout et toujours mais on est toujours et partout en partie ceci, en partie cela, et il y a toujours un peu de ceci dans cela et de cela dans ceci. Apparemment, Emmanuel Macron a bien compris que dans une société il faut “et en même temps” avoir de la gauche et de la droite, du haut et du bas, du mouvant et du statique, mais non que tout cela ne se réalise pas pour tous partout et toujours: si la gauche et la droite se confondent, son “et en même temps”, comment avancer, puisque pour ce faire quand la droite avance la gauche est stable et réciproquement. Actuellement, il tente l'impossible: pour lui comme pour tout Français contemporain, symboliquement “la gauche” est “le mouvement” et “la droite” est “la stabilité”, d'où sa tentative paradoxale d'instaurer un ordre social qui aurait un “mouvement stable” non pas au sens ordinaire, celui qui vaut pour la marche à pied, mais au sens où “et la gauche et la droite” seraient “et en même temps” toutes deux mouvantes et stables. On se trouve donc avec ce résultat paradoxal lui aussi, d'une gauche qui demande de la stabilité et d'une droite qui demande du mouvement, vaine tentative de résoudre l'impossible. Je laisse à M. Macron et ses amis le soin de résoudre eux-mêmes leur propre contradiction, ce qui résoudra probablement “et en même temps” leurs problèmes actuels...
Pour en revenir au sujet, la farce du changement climatique a sa source dans ce que pointe Nathaniel Rich, le moment de mise en place de la propagande visant à empêcher toute solution politique à ce changement indésirable. Je ferai comme tout le monde en attribuant à Georges Clémenceau cette sentence sans être sûr qu'elle soit de lui, «Si vous voulez enterrer un problème, nommez une commission». Le GIEC est une sorte de commission et en tant que telle fait très bien son travail en enterrant le problème. Les bons mots ont leurs limites, celui-ci ne pointe pas toutes les commissions mais celles de type consultatif sans visée précise. On dira du GIEC qu'il a des visées précises, toute commission en a, mais sous l'aspect “enterrer un problème” il n'en a pas, en ce sens que ce n'est pas un groupement politique, et à peine un organe de proposition. Comme le dit le site du GIEC dans sa page «À propos de»,
«l'objectif du GIEC est de fournir à tous les niveaux de gouvernement des informations scientifiques qu'ils peuvent utiliser pour mettre en place des politiques climatiques» (« the objective of the IPCC is to provide governments at all levels with scientific information that they can use to develop climate policies»),
et comme il le précise plus loin,
«Le GIEC est réparti en trois Groupes de Travail et une Force Opérationnelle, le Groupe de Travail I s'occupe des Bases en Science Physique du Changement Climatique, le Groupe de Travail II des Impacts du Changement Climatique, des Adaptations et des Vulnérabilités, le Groupe de Travail III de l'Atténuation du Changement Climatique. Le principal objectif de la Force Opérationnelle sur les Recensements des Stocks Nationaux de Gaz à Effet de Serre est de développer et améliorer une méthodologie pour le calcul et la production de rapports sur les émissions et réductions de gaz à effet de serre nationaux» («The IPCC is divided into three Working Groups and a Task Force. Working Group I deals with The Physical Science Basis of Climate Change, Working Group II with Climate Change Impacts, Adaptation and Vulnerability and Working Group III with Mitigation of Climate Change. The main objective of the Task Force on National Greenhouse Gas Inventories is to develop and refine a methodology for the calculation and reporting of national greenhouse gas emissions and removals» – désolé pour les majuscules inutiles, elles sont d'origine).
J'ai traduit ça à la va-vite mais d'un autre côté ça rend bien compte de l'aspect jargonnant et pas toujours très cohérent de ce genre de textes: quand on crée une commission intergouvernementale concernant tous les États membres de l'ONU, on s'attache avant tout à peser chaque mot au trébuchet sans trop s'occuper de la cohérence syntaxique et sémantique de l'ensemble. Ça me rappelle une anecdote du vieux temps où j'étais étudiant, une amie qui était en socio-ethnologie faisait un travail de maîtrise sur le Maroc et, dans son mémoire, était amenée à parler de la période allant du début au milieu du XX° siècle; assez logiquement elle parlait de la période du protectorat, mais sa directrice de mémoire n'apprécia pas et lui demanda de remplacer toutes les occurrences de “protectorat” par la mention “artisanat et petite industrie”. Les préjugés idéologiques se passent de la logique ordinaire... Pour anecdote encore, j'ai appris à cette occasion que ladite future sociologue découvrit, cherchant de la documentation dans des mémoires soutenus dans cette faculté (pour la nommer, l'UFR de sociologie de l'Université Paul Valéry_Montpellier III) que plusieurs mémoires étaient de pures et simples copies de mémoires antérieurs, ou des reprises sans modifications de livres et d'articles d'autres auteurs que ces mémorialistes. Ça laisse d'autant plus songeur que plusieurs de ces plagiats furent validés par la même enseignante qui avait validé les mémoires copiés. L'Université est pleine de coutumes peu académiques...
Cette présentation du GIEC, de ses buts et de son organisation, montrent assez je crois ce que dit à propos des commissions fossoyeuses: le groupement ne s'occupe pas des aspects économiques et politiques, ne fait pas de propositions de remédiation et n'est que consultatif, les décisions sont censées se prendre à un niveau “politique” avec la fameuse COP, la “Conférences des parties”. Or, ladite conférence – pardon: Conférence – n'a jamais pu produire de décision contraignante après un quart de siècle et vingt-quatre «Conférences des Nations unies sur les changements climatiques». Cela n'induit pas que ses membres recrutés comme experts n'ont pas, individuellement ou en groupe, des positionnements et des propositions d'ordre politique, la question ici est celle du cadre, de l'institution actuellement considérée comme légitime pour l'expression de l'expertise: un expert exprimant des propositions politiques le fait alors en tant que citoyen – en tant que citoyen éclairé, certes, mais non strictement en tant qu'expert – et pour les instances politiques sa parole n'a pas plus de valeur et de validité que celle de tout autre citoyen. Je tiens à préciser tout de suite que je n'exprime pas mon opinion, je fais une analyse des processus sociaux de légitimation de la parole publique. Pour reprendre le cas cité de Nathaniel Rich, comme dit, son propos n'a rien de novateur ni dans le fond ni dans la forme et même, ce n'est pas le premier invité de Guillaume Erner à tenir de tels propos, par contre c'est le premier qu'il invite parce qu'il les tient et le premier dont il ne les remet pas en cause, pour la raison déjà indiquée, c'est le statut de son invité qui l'y induit: pour un journaliste, un expert ou un militant associatif ou politique est d'avance suspect de parti-pris, donc d'avance douteux s'il décrit un «dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution», un, excusez la grossièreté, complot, mais quand c'est un journaliste on parlera de scandale d'État ou de manœuvres délictueuses et non de complot – pour le redire, autant que j'aie bien entendu, mas une fois Erner n'a mis en doute son interlocuteur, et pas une fois il n'a parlé de complot ni de complotisme, alors qu'avec tout autre ces deux mots auraient émergé et le doute eut été de rigueur. La légitimité d'une parole tient moins de sa validité que du statut de qui la porte.
Intéressante, cette affaire: en commençant ce billet il y a presque quatre semaines j'avais précisément idée de discuter du complot en cours depuis presque quatre décennies pour entraver toute tentative de politique publique concertée entre les principaux États pour remédier au problème du réchauffement climatique, cela sans rien savoir du livre de Rich pour la raison simple qu'il ne parut en France que le 2 mai, parce que, comme dit aussi, la chose n'a rien d'un “dessein secret”, même si j'en ignorais précisément le processus ni n'en connaissais les principaux acteurs la chose était évidente et connue, c'est que, disons, les “complots”, les «desseins secrets, concertés entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution», sont choses ordinaires, dès lors que l'on vit en société on participe nécessairement à des complots et même, dès lors que l'on vit on participe à un ou plusieurs complots. Vivre revient à lutter incessamment contre le reste de l'univers parce que tout l'univers conspire à notre destruction. Non que l'univers ait rien contre soi, simplement, vivre contrevient à sa marche ordinaire, dire qu'il conspire à notre destruction est une opinion, d'un point de vue objectif on dira qu'il tend à réduire une anomalie locale qui contrevient à deux principes physiques incontournables, ceux de la thermodynamique. On les trouvera exposés dans l'article de Wikipédia sur ladite thermodynamique:
«Le premier principe de la thermodynamique, ou principe de conservation de l'énergie, affirme que l'énergie est toujours conservée. Autrement dit, l’énergie totale d’un système isolé reste constante. Les événements qui s’y produisent ne se traduisent que par des transformations de certaines formes d’énergie en d’autres formes d’énergie. L’énergie ne peut donc pas être produite ex nihilo; elle est en quantité invariable dans la nature. Elle ne peut que se transmettre d’un système à un autre. On ne crée pas l’énergie, on la transforme.
Ce principe est aussi une loi générale pour toutes les théories physiques (mécanique, électromagnétisme, physique nucléaire...) On ne lui a jamais trouvé la moindre exception, bien qu'il y ait parfois eu des doutes, notamment à propos des désintégrations radioactives. On sait depuis le théorème de Noether que la conservation de l'énergie est étroitement reliée à une uniformité de structure de l'espace-temps.
Elle rejoint un principe promu par Lavoisier: “Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme”.
Le deuxième principe de la thermodynamique, ou principe d'évolution des systèmes, affirme la dégradation de l'énergie: l'énergie d'un système passe nécessairement et spontanément de formes concentrées et potentielles à des formes diffuses et cinétiques (frottement, chaleur, etc.). Il introduit ainsi la notion d'irréversibilité d'une transformation et la notion d'entropie. Il affirme que l'entropie d'un système isolé augmente, ou reste constante. Ce principe est souvent interprété comme une “mesure du désordre” et comme l'impossibilité du passage du “désordre” à l'“ordre” sans intervention extérieure. Cette interprétation est fondée sur la théorie de l'information de Claude Shannon et la mesure de cette “information” ou entropie de Shannon.
Ce principe a une origine statistique: à la différence du premier principe, les lois microscopiques qui gouvernent la matière ne le contiennent qu'implicitement et de manière statistique. En revanche, il est assez indépendant des caractéristiques mêmes de ces lois, car il apparaît également si l'on suppose des lois simplistes à petite échelle».
Puisque je citais un bon mot peut-être apocryphe de Clémenceau, en voici un autre, certifié celui-là, semble-t-il: «Un traître est celui qui quitte son parti pour s’inscrire à un autre; et un converti, celui qui quitte cet autre pour s’inscrire au vôtre». Le complotisme c'est comme l'espionnage: quand ça vient d'un adversaire c'est de l'espionnage, quand ça vient de son camp c'est du contre-espionnage. Il m'est arrivé de l'écrire, la définition que donne le TLF (le Trésor de la langue française) du complot, «dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution», me semble inexacte sur un point, restrictive sur un autre: très souvent, ce qu'on peut nommer complot n'est pas un “dessein secret”, et du point de vue d'un complotiste, assez souvent il n'y a pas, ou pas strictement, intention de nuire. On peut dire que sauf dans les rares cas d'individus ou de groupes ayant une philosophie ou une idéologie d'orientation nihiliste, ou dans les cas moins rares de complots internes, genre lutte de pouvoir pour le contrôle d'un groupe, l'intention n'est pas de nuire même si la possibilité de nuisance est assumée, presque tout groupe qui met en œuvre une action de type complotiste considère pour lui-même être “anti-complotiste”. Le cas de l'espionnage est assez évident en cela: un agence dite de renseignement agit le plus souvent avec la conviction de le faire pour le Bien ou/et contre le Mal. Dans son activité ordinaire elle organise des opérations qu'on peut qualifier de complotistes, et le cas échéant n'hésitera pas à nuire à une personne ou une institution sinon que de son point de vue il n'y aura pas intention de nuire mais au contraire intention d'empêcher de nuire.
Il y a un auteur que j'apprécie assez, Carl Schmitt. Il a tout pour me déplaire, malhonnête, malveillant, retors, et jamais il ne s'excuse de ses erreurs, parce que justement retors et malhonnête: ce ne sont pas des erreurs mais des choix délibérés donc il n'a pas à s'en excuser. Bref, un type puant. Je l'apprécie pour cela même: il me sert précisément d'exemple quand je veux causer de procédés qui font l'objet de ma critique. Voici toute la partie II de son livre La Notion de politique, qui eut et a encore une belle carrière chez certains penseurs du politique:
«La distinction ami-ennemi, critère du politique.
On ne saurait arriver à définir le politique sans avoir d’abord dégagé et vérifié ses catégories spécifiques. Car le politique a ses critères à lui, qui jouent d’une manière qui leur est propre vis-à-vis des domaines divers et relativement autonomes où s’exercent la pensée et l’action des hommes, particulièrement vis-à-vis du domaine moral, esthétique et économique. Le politique résiderait donc en dernière analyse dans des distinctions qui lui sont propres, auxquelles pourrait se ramener toute activité politique au sens spécifique du terme. Admettons que les distinctions fondamentales soient, dans l’ordre moral, le bien et le mal; le beau et le laid dans l’ordre esthétique; dans l’économique, l’utile et le nuisible ou, par exemple, le rentable et le non-rentable. La question se pose alors de savoir s’il existe pour le politique un critère simple qui soit une distinction de même nature, analogue aux précédentes sans pour autant en dépendre, une distinction autonome et donc évidente en elle-même, et de savoir en quoi celle-ci consiste.
La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. Dans la mesure où elle ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions: le bien et le mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc. Elle est autonome en tout cas, non pas au sens où elle correspondrait à un champ d’activité original qui lui serait propre, mais en cela qu’on ne saurait ni la fonder sur une ou plusieurs de ces autres oppositions, ni l’y réduire. Si déjà l’opposition entre le bien et le mal n’est pas purement et simplement identique à celle du beau et du laid ou à celle de l’utile et du nuisible et n’y est pas directement réductible, à plus forte raison faut-il éviter de confondre ou d'amalgamer l’opposition ami-ennemi avec l’une des oppositions précédentes. Le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation; elle peut exister en théorie et en pratique sans pour autant exiger l’application de toutes ces distinctions morales, esthétiques, économiques ou autres. L’ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l’ordre de la moralité ou laid dans l’ordre esthétique, il ne jouera pas forcément le rôle d’un concurrent au niveau de l’économie, il pourra même, à. l’occasion, paraître avantageux de faire des affaires avec lui. Il se trouve simplement qu’il est l’autre, l'étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial.
Car, en l’occurrence, seule une communauté existentielle d’intérêts et d’action rend possible cette justesse du discernement et de l’intuition qui autorise une intervention dans le débat et dans le jugement. Dans la situation extrême où il y a conflit aigu, la décision revient aux seuls adversaires concernés; chacun d’eux, notamment, est seul à pouvoir décider si l'altérité de l'étranger représente, dans le concret de tel cas de conflit, la négation de sa propre forme d’existence, et donc si les fins de la défense ou du combat sont de préserver le mode propre, conforme à son être, selon lequel il vit. Au niveau de la réalité psychologique, il advient facilement que l’ennemi soit traité comme s’il était mauvais ou laid, pour la raison que toute discrimination, toute délimitation de groupes utilise à l’appui toutes les autres oppositions exploitables; et la discrimination politique, qui est la plus nette et la plus forte de toutes, use naturellement de ce procédé plus que toutes les autres. Ceci ne change rien à l’autonomie de ce type d’oppositions. Il s’ensuit que l’inverse est vrai aussi: ce qui est moralement mauvais, laid dans l’ordre de l’esthétique ou économiquement nuisible n’est pas nécessairement ennemi pour autant; ce qui est moralement bon, beau dans l’ordre de l’esthétique et utile dans le domaine de l’économie n’est pas pour autant ami au sens spécifique, c’est-à-dire politique, du terme. Le fait qu’une opposition aussi spécifique que l’opposition ami-ennemi puisse être isolée en regard d’autres distinctions et conçue comme un élément autonome démontre à lui seul la nature objective et l’autonomie intrinsèque du politique».
Carl Schmitt m'intéresse parce que c'est un rhéteur et un propagandiste. Il a un but assez clair, cela dès les années 1920: disqualifier la démocratie dite libérale et contribuer à sa mise à bas. Comme le rappelle la philosophe, politologue et poétesse Hélène Desbrousses dans son court opuscule Une entreprise de subversion politique: Analyse de la matrice notionnelle de Carl Schmitt dans une brève biographie introductive:
«Comme Max Weber, dont il a été l'élève, nombre des thèses qu'il développe sont à mettre en relation avec les ambitions déçues de la puissance allemande après la Première Guerre mondiale: attitude de rejet radical à l’égard des injonctions du Traité de Versailles et de la SDN, et, en fonction de ce rejet, dénonciation dc la République de Weimar qui en avait accepté les clauses et les « valeurs». Ses études sur la notion de dictature (1921), et sur Parlementarisme et démocratie (1923), où il se livre à une attaque contre les principes du libéralisme politique, et du régime parlementaire, sont à lire comme autant de prises de position sur la situation de l’Allemagne d’après guerre et comme un engagement à décider «librement» des moyens de reconquête et d’extension de sa puissance. En attendant que les visées de la puissance allemande puissent s’actualiser dans les faits, il s’agit de les exprimer de façon «honorable», tout en en travestissant les enjeux, ceci dans la langue même du droit.
Il n’est dès lors pas vraiment surprenant qu’à partir de mai 1933, Carl Schmitt ait pu jouer la carte nazie. ll occupe des positions stratégiques dans les cénacles juridiques du Reich. Selon ses thuriféraires, cet «acquiescement» ne valait pas pour adhésion aux thèses national-socialistes, son objectif se serait limité à sortir du marasme du parlementarisme, tout en estimant possible d'infléchir «le jargon hitlérien». En 1934, il publie National-socialisme et droit international, qui signale en effet qu’il s’agissait moins de contester les visées mondiales du Reich hitlérien que «d'infléchir» le «jargon» qui servait à les exposer, en le reformulant dans la langue juridique, à fin d'euphémisation».
Carl Schmitt est un juriste, donc un rhéteur, car la rhétorique et la sophistique sont le cœur de l'art des juristes, l'art oratoire. On croit souvent que le juriste a pour fonction de dire le droit, ce qui n'est qu'en très faible partie vrai, dire le droit est surtout l'art du législateur, celui du juriste est surtout de convaincre, d'emporter la conviction, de susciter l'adhésion au point de vue qu'il exprime. Déjà Platon (qui cela dit était lui aussi un sophiste et rhéteur) le relevait dans plusieurs de ses dialogues, ses adversaires, placés sous l'étiquette de “sophistes”, se fixaient comme but de pouvoir convaincre de tout et du contraire de tout. Remarquez cependant qu'il ne leur reprochait pas tant cela que le fait de demander paiement de leurs leçons et de leur pratique – une critique facile de la part d'un fils de bonne famille qui n'eut jamais à se préoccuper de basses questions matérielles. De même que le “complotisme” y est une pratique ordinaire, la rhétorique est un art nécessaire en société, écrivant ce billet il me faut, de quelque manière, emporter l'adhésion de mon possible lectorat pour le convaincre de la justesse de mes propos; la différence entre moi et un juriste réside avant tout dans le fait que je n'ai a priori pas d'autre cause à défendre que la mienne, que je n'ai pas, le cas échéant, nécessité à plaider pour une cause à laquelle je ne crois pas, alors qu'un avocat ou un procureur peut un jour plaider pour défendre le Blanc contre le Noir, le lendemain le Noir contre le Blanc, et dans les deux cas faire valoir que sa cause du jour est la seule défendable. Outre cela mais ça ne concerne que moi je n'ai pas vraiment de cause à défendre, j'aime à tenter de comprendre le monde et les choses et à partager les résultats de mon devisement mais ne cherche pas spécialement à convaincre. Ce n'est pas toujours le cas cependant, certains de mes billets sont ce qu'on peut nommer des textes d'intervention où je fais part de mes convictions avec l'intention de convaincre mais c'est rare.
Carl Schmitt appartient à une autre catégorie, que je nomme les salauds. Sans le jurer il me semble que dans ce blog je n'ai pas trop parlé d'une de mes modélisations de la société, ou je divise l'humanité en trois ensembles et deux sous-ensembles: cons, salauds et moyens, les deux premiers comportant les sous-ensembles des cons salauds ou faux-salauds et des salauds cons ou faux-cons. Pour plus d'informations sur cette modélisation je vous renvoie à mon site personnel sans rien vous en dire de plus qu'il porte presque le même nom que moi (pas de majuscules ni d'espace entre prénom et nom) avec mention qu'il est “français” juste après le point qui suit le nom. Tiens ben, j'y pense, j'ai plusieurs documents PDF qui reprennent (et améliorent) certains discours de ce site, je vais en rapatrier certains dans un de mes anciens sites, ça pourra vous donner une idée. Allez, je crée vite fait une page dans l'édition «Ce monde» et mettrai un lien ici une fois la chose accomplie, ça vous évitera la peine de chercher ce site personnel d'un intérêt limité...
Quelques jours plus tard... Document créé: «Autopromotion». Non que j'aie mis cinq jours à le créer, simplement j'avais mis ce billet-ci un peu de côté et pris mon temps pour concevoir l'autre, j'attache de l'importance à ce blog et à l'édition associée mais pas au point de m'y consacrer beaucoup, j'ai ma vie à vivre, passé la brève période (environ un mois) où j'ai beaucoup nourri «le blog de Ma Pomme» et plus encore les fils de discussion, j'ai mis la chose un peu de côté, avec le projet récent de rédiger des billets plus construits – j'ai une dizaines de brouillons en cours, plus ou moins aboutis, que je développe lentement, et quelques autres encore, plus anciens, que probablement je ne poursuivrai pas car trop anecdotiques. Pour me répéter, en ce moment je publie peu parce que je tente autant que possible de resserrer mon propos, de ne pas trop divaguer. Ce qui ne m'empêche de verser dans une pratique qui me semble de bon sens, discuter de temps à autre à ma pratique de rédacteur, avec espoir de donner des idées à mes possibles lectrices et lecteurs. Des idées de méthode, parce que pour la forme et le fond j'ai des doutes. Quoique, pour la forme...
Je ne puis dire que ce texte soit particulièrement abouti et pertinent, néanmoins je vous conseille la lecture de Un spectre hante les nuages, parce qu'il interroge beaucoup de concepts qui paraissent, à force de ressassements, de l'ordre de l'évidence, tout en en proposant d'autres qui peuvent paraître de peu d'évidence. Dans un autre billet en cours, Qui raconte l'Histoire?, je cite un passage du roman Seigneur de lumière de Roger Zelazny, qui est une assez belle manière d'interroger le rapport entre la parole et la réalité. M'intéressent ici ces passages de la citation:
«Les noms importent peu. Parler, c'est donner des noms, mais parler n’est pas important. Il se produit une chose qui n’est jamais arrivée auparavant. La voyant, l’homme regarde la réalité. Il ne peut dire aux autres ce qu’il a vu. [Les hommes] regardent donc cette chose nouvelle, et ils créent un mot nouveau pour la désigner [...]. Donc “feu”, “terre”, “eau”, “air”, “je”, ne sont que des mots et importent peu. Mais l’homme oublie la réalité et se souvient des mots. Plus il a de mots dans la mémoire, plus ses amis l'estiment intelligent. Il regarde les grandes transformations du monde, mais il ne les voit point comme elles furent vues quand l’homme regarda la réalité pour la première fois. Leurs noms viennent à ses lèvres et il sourit en les goûtant, pensant qu’il connaît les choses en les nommant».
Une de mes manières favorites de démontrer l'indépendance de la réalité discursive et de celle effective, et du fait que les mots n'ont pas de sens, est le cas de “vous” et “moi”: pour vous, je suis “vous” et vous êtes “moi”, pour moi je suis “moi” et vous êtes “vous”: un mot, une phrase, un discours n'ont pas de sens en soi et n'en acquièrent que dans les contextes où ils sont lus ou entendus, leur valeur variant en outre selon le locuteur et l'auditeur ou lecteur. Écrivant “je” le locus, le lieu d'émission du mot, est moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, le lisant vous savez n'être pas ce “je” puisque ne l'ayant pas rédigé (cela écrit en général, je connais certaines personnes qui ont du mal à croire que sans elles l'univers n'existerait pas et qui de ce fait se croient plus ou moins – et plutôt plus – à l'origine de tout en ce monde...). On peut donc dire que «le sens de “je” n'émerge qu'au moment où il est émis», cela à chaque nouvelle occurrence: étant en d'échange, chaque fois que j'écrirai ou dirai “je” il me désignera, chaque fois que vous le ferez, il vous désignera.
D'évidence, les significations des mots, des phrases, des discours ont une certaine stabilité dans un contexte donné, quand je cite ce roman dans l'autre billet, quand je cite Descartes, la Bible, Wikipédia, Schmitt, Desbrousses dans celui-ci, je fais l'hypothèse assez souvent vérifiée que le sens général que je donne à ces citations sera celui que vous leur donnerez, par contre je ne peux pas faire d'autre hypothèse quant à leur interprétation que: la mienne ne sera la vôtre. Parce que si vous et moi sommes “je”, vous n'êtes pas moi et je ne suis pas vous. Parce que «Je est un autre», toujours et partout. JE suis le rédacteur de ce texte mais à chaque instant le “je” que JE suis diffère de celui de l'instant antérieur. Le fait même d'écrire ce billet me change puisque ce que j'y écris est pour moi inédit, donc me fait immédiatement me découvrir autre.
Je ne commenterai pas Carl Schmitt, il me servira juste d'exemple de rhéteur malhonnête. La langue est rhétorique, elle rend partiellement et faussement compte de la réalité effective, de la réalité sensible, parce qu'elle est rhétorique. La réalité est indéniable. Non que plus d'un bon discoureur ou rédacteur ne la mette en doute – bon au sens technique, des rhéteurs éminents – mais le fait même de diffuser un message destiné à nier la réalité effective invalide cette négation. Tiens ben je vais faire mon rhéteur: soit la réalité n'est pas en dehors de celle du dénégateur, donc je ne suis moi-même que fumée, idée née en son esprit, donc le dénégateur “crée la réalité en son esprit”, donc elle est puis que née en son esprit, soit je suis partie de la réalité extérieure; dans l'un ou l'autre cas elle est parce qu'effective ou parce que réalisée “en son esprit”. Je ne suis pas trop amateur de ce genre de rhétorique, il s'agit juste pour moi d'illustrer que tout ce qui met en cause sur le seul plan verbal la réalité effective est indémontrable.
Bref retour à Carl Schmitt. Pourquoi un rhéteur malhonnête? Parce que sa “démonstration” de la distinction ami-ennemi comme critère du politique part de prémisses tautologiques ou indémontrables, de prémisses qui ne valent que par l'acceptation progressive de son discours et non par la vérification de ce discours à partir d'éléments de la réalité effective.
Son hypothèse première est: «On ne saurait arriver à définir le politique sans avoir d’abord dégagé et vérifié ses catégories spécifiques». Donc, de son point de vue “le politique” ne se définit pas à partir de ce que l'on classe ordinairement dans ce champ conceptuel parmi les réalités observables, mais à partir de “catégories spécifiques”, c'est-à-dire de catégories “de l'espèce du politique”. Des formules de ce genre permettent aisément de classer un discours d'ordre philosophique dans la classe des discours idéalistes / réalistes, ceux qui ont pour prémisse implicite que les mots ont une autonomie par rapport à la réalité effective, qu'ils sont “de leur espèce”, qu'ils ont une sorte d'ontologie: assez logiquement avec une telle prémisse, pour Schmitt définir “le politique” ne peut donc se faire qu'à partir d'un discours sur lui et non à partir de la réalité effective où il se déploie. On peut cependant admettre que, comme dit l'auteur, «le politique a ses critères à lui, qui jouent d’une manière qui leur est propre», en fait c'est le cas comme pour tout concept; par contre, la suite est assez douteuse: selon Schmitt donc, ils «jouent d’une manière qui leur est propre vis-à-vis des domaines divers et relativement autonomes où s’exercent la pensée et l’action des hommes, particulièrement vis-à-vis du domaine moral, esthétique et économique» (je suppose une petite erreur de traduction, «des domaines moral, esthétique et économique» semble plus adéquat avec ce qui précède et suit). C'est après que se met en place proprement la rhétorique malhonnête, dans ce passage:
«Admettons que les distinctions fondamentales soient, dans l’ordre moral, le bien et le mal; le beau et le laid dans l’ordre esthétique; dans l’économique, l’utile et le nuisible ou, par exemple, le rentable et le non-rentable. La question se pose alors de savoir s’il existe pour le politique un critère simple qui soit une distinction de même nature, analogue aux précédentes sans pour autant en dépendre, une distinction autonome et donc évidente en elle-même, et de savoir en quoi celle-ci consiste».
D'un sens, il y a une certaine honnêteté dans le propos puisqu'il commence par «Admettons que», qui induit que ce qui suit et pour partie ce qui précède ne vaut que si l'on admet que... Si, en ce cas, l'on admet que les “catégories spécifiques” de ces trois domaines, les “distinctions fondamentales”, doivent nécessairement s'exprimer par une opposition binaire simple, que la morale a pour but fondamental de distinguer le bien du mal, l'esthétique, le beau du laid, l'économie, l'utile du nuisible ou le rentable du non-rentable, que “le politique” appartient à la classe des domaines à opposition binaire et qu'il ne dépend pas des précédents domaines. Ce qui requiert d'admettre beaucoup de prémisses indémontrées ou indémontrables. Une pratique ordinaire de la rhétorique malhonnête est précisément ce genre de cheminement, où l'on propose une forme qui semble correspondre à la logique dialectique alors qu'elle ne répond qu'à une logique discursive, sophistique. Si l'on consent à la proposition implicite de Schmitt, “le politique est un domaine autonome dont les distinctions fondamentales sont d'ordre binaire et qui ne dépend pas d'autres domaines, spécialement la morale, l'esthétique et l'économie”, alors on peut accepter les considérations qui suivront, en tout premier la proposition qui suit: «La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi». Si l'on n'y consent pas alors cette distinction ne vaut plus, sauf à être démontrée d'autre manière que purement discursive. Soit précisé, la formule «admettons que» vise précisément à réduire la capacité critique des auditeurs ou lecteurs. Tout le début de cette partie, de «On ne saurait arriver à définir le politique» à «toute activité politique au sens spécifique du terme», n'est ni vrai ni fausse, mais est du moins vraisemblable. Factuellement, Schmitt ne fait aucune proposition dans ce début, sinon celle de bon sens que pour savoir de quoi on parle il faut définir ses termes. De ce fait, le «admettons que» vise à valider toute cette partie par l'acquiescement à ce qui précède et dont ce qui suit est censé découler; comme ce qui précède est acceptable, si on accepte d'admettre, ce qui suit sera teinté subjectivement d'un caractère acceptable. Ce qui est le ressort même de la rhétorique malhonnête: le consentement sentimental ou émotionnel.
Quel est le but de Carl Schmitt? Le vôtre, le mien ou celui de quiconque quand nous parlons ou écrivons: convaincre. La question restant: convaincre de quoi? Par exemple, dans ce billet mon but est avant tout de convaincre mon possible lectorat d'avoir du discernement. Lisiblement, Schmitt ne se fixe pas ce but dans le passage cité – ni dans le reste du livre dont je le tire, d'ailleurs. Ça n'induit pas que ses propositions sont infondées, il se peut en effet que «la distinction spécifique du politique [soit] la discrimination de l’ami et de l’ennemi», et il se peut qu'on ne puisse «définir le politique sans avoir d’abord dégagé et vérifié ses catégories spécifiques»; il se peut enfin qu'il y ait «pour le politique un critère simple qui soit une distinction de même nature, analogue [à celles des ordres moral, esthétique et économique] sans pour autant en dépendre, une distinction autonome et donc évidente en elle-même». Par contre, on ne peut parvenir à une certitude en la question par les moyens qu'il emploie, tout du moins dans la partie que je cite. Rien n'oblige à me croire donc je vous conseille de vérifier la chose par vous-même en lisant cet ouvrage mais le reste du bouquin est à l'avenant, il s'agit de poser que tout en ce qui concerne “le politique” est interprétable en oppositions binaires exclusives, voir ceci par exemple, dans la citation:
«La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. Dans la mesure où elle ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions: le bien et le mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc. [...]. Le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation; elle peut exister en théorie et en pratique sans pour autant exiger l’application de toutes ces distinctions morales, esthétiques, économiques ou autres. Il se trouve simplement qu[e l’ennemi] est l’autre, l'étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial».
«La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. Dans la mesure où elle ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions: le bien et le mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc. [...]. Le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation; elle peut exister en théorie et en pratique sans pour autant exiger l’application de toutes ces distinctions morales, esthétiques, économiques ou autres [...]. Il se trouve simplement qu[e l’ennemi] est l’autre, l'étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial».
Comme on le voit, Schmitt continue dans la suite d'étayer ses oppositions non à partir d'une définition autonome de ce que serait “le politique” mais en usant de fausses évidences: la supposée autonomie de la “distinction ami / ennemi” «correspond, dans l’ordre du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions: le bien et le mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc.», or la “relative autonomie” de ces oppositions n'existe pour l'instant que dans le propre discours de Schmitt, et comme elle ne sera plus interrogée et explicitée par après, on en restera à la proposition initiale désormais considérée démontrée alors qu'elle ne le sera pas, «Admettons que les distinctions fondamentales soient...». On voit le glissement: ce qui au paragraphe est “à admettre” sera par la suite considéré admis, donc vrai. Comme sera considéré vrai que cette opposition est si incontournable «qu’à la limite des conflits avec [l'ennemi] soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial».
Carl Schmitt n'est pas un auteur intéressant par le fond ou la forme mais par les procédés. Comme le disait sur France Culture ce 23 mai 2018 ou la veille je ne sais plus qui dans je ne sais plus quelle émission (Les Chemins de la philosophie je suppose, puisqu-on y parlait de Descartes – bon, je vérifie: hier 22 mai dans ladite émission) pour les rosicruciens, tout écrit dû à un rosicrucien sur les rosicruciens ou la Rose-Croix n'a nulle valeur car c'est une secte hermétique, si du moins ce fut une secte (autant qu'il en semble, au départ ce fut plus une farce et une série de libelles qu'autre chose, mais certains prirent ou prétendirent prendre la chose au sérieux, du coup la secte exista: on n'est jamais sûr de rien avec les groupes hermétiques), pour ces mouvements rien n'est sérieux sinon le rapport direct en réunion fermée entre membres du groupe. On peut dire que Schmitt est hermétique car il a un mode de discours à deux ou trois niveaux: exotérique, ésotérique et, possiblement, hermétique. Pour le troisième niveau rien de certain mais c'est assez vraisemblable.
Les “N niveaux de lecture” sont un fait. Quand j'ai écrit les deux dernières phrases du précédent alinéa j'avais une certaine pensée. Comme dit dans une autre discussion, une pensée est une monade, un objet inanalysable, à quatre dimensions comme tout objet de cet univers, mais si je veux l'exprimer il va me falloir l'analyser et la transformer, et au passage lui faire perdre une ou deux dimensions. Cette pensée comporte de ce qu'on peut nommer idées, qui sont des sortes de “pensées communes”, comme l'on dit des lieux communs: ici, ma pensée se relie entre autres aux idées “Carl Schmitt”, “discours”, “niveau de discours”, “rhétorique”, “hermétisme”, “ésotérique”, “hermétique”, etc. D'une certaine manière ma pensée est beaucoup moins complexe, d'une autre elle l'est plus que le résultat de cette rapide analyse qui a donné lieu à la phrase rédigée: moins complexe parce que précisément elle forme un bloc, plus complexe parce qu'elle se relie directement ou indirectement à beaucoup plus d'objets du discours ou de la réalité effective que ne donne à voir la phrase produite, entre autres et pour se limiter à ça, elle se relie à tout ce qui précède dans le billet en cours, et bien sûr à tout ce qui suivra, et comme chaque partie du texte en cours de rédaction se relie elle-même aux autres parties, et à des discours antérieurs, et à des discours ultérieurs (le billet en cours n'est pas un objet isolé et s'insère dans un ensemble plus vaste de discours, de moi ou d'autres personnes, et in fine à tous les discours), et à beaucoup d'autres segments de la réalité effective et observable, etc. Comme dit, il y a en outre une réduction de cette pensée, puisque sa rédaction produit un objet à deux dimensions: une ligne qui se déploie dans la durée. Du fait, cette phrase ne rend que très partiellement et assez inexactement compte de ma pensée, donc pour la reconstituer il faut en faire l'exégèse et tenter d'en restituer toutes les dimensions. Or, il est assez probable que votre compréhension de plusieurs de ces “idées communes” diffère de la mienne, par exemple, pour moi l'objet “Carl Schmitt” réfère à un être réel né en un certain lieu à une certaine date, ayant eu un certain parcours, et duquel j'ai une certaine opinion (entre autres, celle qu'il figure un parangon de rhéteur malhonnête); pour vous il se peut, il est assez probable, que vous n'en savez rien de plus que ce que dit et montré de lui dans le cadre de ce billet, et si même vous aviez connaissance de lui, presque à coup sûr votre représentation de l'idée “Carl Schmitt” diffère de la mienne, entre autres choses il se peut, il est même assez vraisemblable, que pour vous “Carl Schmitt” n'est pas une idée.
Comme l'écrit Zelazny, comme le dit son héros, «“feu”, “terre”, “eau”, “air”, “je”, ne sont que des mots et importent peu. Mais l’homme oublie la réalité et se souvient des mots». La réalité? Un certain être est né en un certain lieu un certain jour, mort en un certain lieu un certain jour, entre ces dates il a vécu. De lui, que savons-nous? Presque rien, quelques traces qu'il laissa de son passage sur cette Terre, quelques analyses, souvent partielles, partiales et contradictoires, de sa vie, de son œuvre et de son insertion dans le monde, le tout placé sous l'étiquette, “Carl Schmitt”, laquelle peut désigner d'autres segments de la réalité, de même que “Jacques Martin” ou “John Smith” ont pu et peuvent encore étiqueter de multiples segments de la réalité, des êtres réels ou fictifs. De l'être réel «né le 11 juillet 1888 à Plettenberg (Westphalie) [et] issu de la toute petite bourgeoisie sarroise», qui «meurt le dimanche de Pâques 1985 à la clinique évangélique de Plettenberg», pour citer Wikipédia, nous ne savons rien sinon ce qu'en a retenu la chronique des temps et ce qu'en ont dit ses commentateurs, ses épigones, ses adversaires, et d'autres qui comme moi n'ont d'autres rapports à lui que de le juger un bon exemple pour discuter de la notion de rhétorique malhonnête. Comme je suis scrupuleux j'en ai appris un peu sur lui mais ça n'a pas d'intérêt de mon point de vue, ou du moins pas d'autre intérêt que rhétorique: en prouvant que j'en sais un peu plus sur lui que l'idée “rhéteur malhonnête” je donne un peu de consistance à mes propos sur sa prose, genre, «la preuve que je ne raconte pas n'importe quoi est que je connais le bonhomme!». De fait ça ne prouve pas grand chose, je ne connais presque rien de cette personne née le 11 juillet 1888 et morte le 7 avril 1985 à Plettenberg (Westphalie), et recensée sous le nom de Carl Schmitt à l'état-civil de cette ville, et le peu que j'en connais, je l'oublie assez vite. Pour vous parler de sa vie et de son œuvre il me faut me référer à l'article de Wikipédia, au court ouvrage d'Hélène Desbrousses et aux éléments disponibles dans la préface de l'édition du livre qui me sert ici, qui rassemble ses ouvrages La Notion de politique et Théorie du partisan. Je ne sais déjà plus où il est né et mort, ni quand, je me rappelle vaguement qu'il a vécu 96 ou 97 ans (Wikipédia mentionne les deux âges, et de fait il n'avait pas 97 ans mais était dans sa quatre-vingt-dixième année, trois mois avant son anniversaire, donc il avait plus 97 que 96 ans...), ce que je ne tarderai pas à oublier. Les mots importent, à condition de ne pas oublier la réalité quand on se souvient des mots: Carl est un mot, Schmitt en est un autre, Carl Schmitt est un nom de personne attribué à plusieurs êtres, dont l'auteur des ouvrages mentionnés ici, qui parlant de lui-même ne se donnait probablement pas ce nom mais s'attribuait les noms “je” ou “moi”, selon les cas. C'est comme dans mon cas, sauf dans les cas où il s'agit de me mentionner comme être réel je n'écris pas “Olivier Hammam” pour me mentionner mais, comme juste avant, “je”, ou “moi” selon les cas: moi je suis moi, étiqueté Olivier Hammam. Intervenant sur Facebook je suis toujours moi mais étiqueté Leonid Vinogradof (ou Vinogradoff, ou Vinogradov, je ne sais plus trop), l'étiquette change, l'être réel reste le même.
Pour mes lectrices et lecteurs potentiels, sinon celles et ceux qui me connaissent dans la réalité effective je ne suis qu'un nom, qu'une idée, «l'auteur des billets du blog Ma Pomme» et pour les aventureux, celui des textes de mon site personnel ou des documents mis en lien sur la page «Autopromotion». Les encore plus aventureux qui auraient eu l'idée saugrenue de faire la recherche "Olivier Hammam" sur Google trouveront, outre quelques hammams «L'Olivier» et quelques pages de hameçonnage qui utilisent mon nom, celui de l'un de mes sites ou celui de l'un des ces établissements de bains, plusieurs pages qui me concernent, qui concernent l'auteur de ce billet, en tout premier des liens vers Mediapart et Wikipédia, pour la raison simple que ces sites ont un “page rank” élevé. Vous y verriez bien des choses qui donneraient une autre image de moi que celle de l'auteur local de billets, commentaires et messages – cela dit, mon personnage n'est pas exactement le même quand je rédige des billets et quand je commente, comme commentateur il m'arrive parfois d'être à la limite de l'insulte (et selon les modérateurs de Mediapart, parfois du mauvais côté de la limite) –, vous verriez en outre que mon nom ou celui de l'un de mes sites apparaissent dans des textes publiés, souvent mais pas uniquement dans des notes de bas de page. Bref, Olivier Hammam est une étiquette, dont je peux supposer sans l'assurer que jusqu'ici elle ne fut posée que sur un seul être réel, Ma Pomme, le rédacteur de ce billet, rapport au fait que ce patronyme n'est pas si courant (un peu plus en contexte anglo-saxon), mais associé à un prénom “genre arabe” ou “genre musulman”. Pourquoi un peu plus courant en contexte anglo-saxon? Parce que la lettre “a” note parfois un son entre “e” et “é”, que le patronyme de tous les membres de ma famille paternelle est transcrit “Hemmam” et se prononce, selon les capacités du locuteur, H'mmam, Hemam ou Hémam, et que seul mon père, par une erreur de l'officier d'état-civil, vit le sien transcrit “Hammam”, donc Hammam en anglais se prononce en gros comme Hemmam en français. Cela posé, une étiquette ne vaut que ce qu'elle vaut, si par hasard quelqu'un utilisait le pseudonyme “Olivier Hammam” bien qu'ayant un autre nom d'état-civil, ce nom sera “le sien” dans le contexte où il l'utilise, de même que dans le cadre de Facebook mon nom est “Leonid Vinogradov“ (j'ai vérifié); l'étiquette change, la personne reste la même, ou l'étiquette reste la même, la personne change.
Les mots n'ont pas de sens, ils ne désignent pas toujours et partout le même segment de réalité; la parole a un sens, celle écrite va de gauche à droite ou de droite à gauche ou alternativement dans l'un puis l'autre sens (écriture dite boustrophédon – il y a même des variantes de ce type d'écriture qui “se retournent”, la première ligne se lit de gauche à droite, la deuxième aussi mais on doit faire pivoter le support à 180° pour la lire “à l'endroit”, puis la faire pivoter de nouveau pour la ligne suivante, et ainsi de suite), ou de haut en bas, ou de bas en haut, ou... Quel que soit le cas, elle a un sens, le “sens de la lecture”, globalement linéaire. La parole orale aussi a un sens, celui chronologique, elle se déroule dans le temps. Une pensée a un sens défini: une fois constituée, elle pointe pour toujours le même segment de réalité, celui de l'objet qu'elle pointe au moment de sa constitution; on peut dire d'une pensée qu'elle est un fragment du passé ou de l'avenir dans le présent. Entre le moment où j'ai pensé ce qui fut source de «On peut dire que Schmitt est hermétique car il a un mode de discours à deux ou trois niveaux: exotérique, ésotérique et, possiblement, hermétique. Pour le troisième niveau rien de certain mais c'est assez vraisemblable» et maintenant l'objet de cette pensée a changé, on peut dire qu'il “n'existe plus”, mais la représentation de cet objet persistera aussi longtemps que persistera ce texte, et ce passage dans ce texte, ou la mémoire de ce texte et de ce passage. Quand, disons, je pense à cette pensée je n'y pense pas en tant que les deux phrases qui en rendent compte mais en tant que la monade initiale, informulée, la pensée de sa formulation est elle-même une pensée, une autre pensée, quelque chose comme “le passage du billet «La farce du changement climatique» qui me sert de base pour discuter du concept «les mots n'ont pas de sens» dans la partie du billet qui suit la formulation de cette pensée sur Schmitt, l'hermétisme et tout ce qu'écrit dans ce passage”, où donc la pensée initiale devient elle-même élément d'une nouvelle monade. Ou d'autre pensées encore. Chaque partie de ce billet constitue la représentation d'une pensée, plusieurs parties constituent des parties plus vastes, et ainsi de suite, jusqu'au moment où j'estimerai que ce billet est achevé, que je ne le poursuivrai pas plus. Probablement, après que j'aurai estimé l'avoir terminé je le modifierai mais marginalement, pour en corriger des erreurs de syntaxe, d'orthographe ou de formulation, y ajouter ou retrancher quelques éléments, mais ce sera donc marginal. Ça en changera un peu le sens mais guère, parce que le discours sera globalement déjà constitué. Un texte a beaucoup des caractéristiques de son rédacteur: du jour de ma naissance à ce jour je suis “la même personne”, pendant une période relativement longue j'ai beaucoup changé, je me suis peu à peu constitué, puis – dans mon cas – alentour de mes trente ans on peut considérer que j'étais globalement constitué, j'ai certes changé depuis mais marginalement. Du moment où j'ai commencé la rédaction de ce billet c'est “le même billet”, pour l'heure je le constitue, jusqu'au moment où je le considérerai achevé. Mais on peut aussi le considérer comme achevé au début du deuxième aliéna.
«La farce du changement climatique.
Bon... Le climat change... Grande nouvelle! Il passe son temps à changer, tantôt les glaces polaires disparaissent, tantôt elles s'étendent sur la moitié du globe, tantôt les mers se réduisent, tantôt elles s'étendent. C'est ainsi. Que faire alors? Rien. S'adapter. Comme d'habitude.
J'ai beaucoup de plaisirs dans cette vie, la plupart assez humbles, marcher, cuisiner, écouter de la musique ou en faire, etc. Comme, disons, écrivain, un de mes plaisirs est la traque des apories. Pour mémoire, une aporie est une «contradiction insoluble dans un raisonnement». Ici m'intéresse le désormais fameux “changement climatique”, souvent donné faussement comme “réchauffement climatique”, de fait un effet non négligeable de ce changement est une élévation moyenne des températures mais une moyenne est une construction qui ne rend pas compte du réel, en moyenne les conscrits français ont gagné dix centimètres en trois générations pour passer de 162 cm à 172 cm mais à l'époque ou je fus troufion je mesurais déjà 187 cm et pas mal de conscrits passaient sous les 172 cm à la toise et même sous les 162 cm: il y a des coins où l'élévation réelle des températures est plus importante, d'autres où elle est nulle ou négative. Par contre le changement lui est global parce que le climat forme système et concerne toute la planète.
Donc, le changement climatique. Pourquoi une farce? Parce que ce n'est pas vraiment le sujet dont on débat, il s'agit en réalité du bon vieux sujet éternel: quel projet pour quelle société? Qu'il y ait ou non un changement climatique (autant que je sache, il y a) importe peu, au fond. Il s'agit de l'argument de type rationnel le plus récent pour indiquer que dans un contexte donné le projet en cours se révèle obsolète ou socialement problématique».
J'aurais pu ajouter tout au plus ceci, pour le constituer pleinement comme texte de réflexion:
«Il y a quarante ans, l'argument de type rationnel était “la Bombe”, depuis, les bombes nucléaires font partie de l'ordinaire, de la norme; il y a vingt ans, c'était “le terrorisme” – celui dit islamiste, bien sûr –, mais en septembre 2001 il a commencé un processus rapide de normalisation et fait désormais partie de l'ordinaire; il y a environ un lustre, “le réchauffement climatique“, pourtant sujet de débat depuis plus de soixante ans, émergea comme argument de type rationnel parce que celui du terrorisme ne fonctionnait plus. En toute hypothèse, si le vrai sujet, quel projet pour quelle société, n'émerge pas assez vite en tant que tel, le réchauffement climatique entrera dans la norme et l'ordinaire, et dans dix ou quinze ans trouvera son remplaçant – toujours en toute hypothèse, le “transhumanisme“ a de bonnes chances mais peut aussi disparaître assez vite, il a déjà failli émergé mais sans grand succès – trop normal et ordinaire dans ses fondements pour aller bien loin».
La raison principale pour laquelle je m'écarte assez vite du sujet principal dans des textes de ce genre découle de cela: on en vient vite à bout. Mon but est avant tout de donner des éléments de réflexion. Un des documents signalés dans «Autopromotion», celui intitulé Élucubrations & autres coquecigrues, compte 70 pages pour 55 textes; comme l'un compte douze pages, ça fait une moyenne d'un texte par page mais certaines pages comptent deux ou trois textes et sauf l'un qui en compte quatre les plus longs tiennent sur deux ou trois pages; environ la moitié de l'ensemble est constitué de pistes de réflexion, le reste étant surtout des textes d'humeur ou d'humour. Pour les éléments de réflexion, poursuivre en “approfondissant le sujet” reviendrait à les fermer en tant qu'éléments de réflexion, d'où ma tendance à proposer non un commentaire du début mais d'autres pistes, parfois assez distantes de celle initiale. Le sujet proposé dans le titre, la farce du changement climatique, n'a pas besoin de démonstration. La question reste donc la même qu'au cours des trois à quatre derniers siècles, quel modèle de société? Et même, ce fut la question dans les siècles antérieurs mais d'autre manière, celle de l'apocalypse ou de la catastrophe celle de la révélation ou du dénouement.
J'en parle dans l'autre billet en cours sur l'Histoire et qui la raconte, ce sont les vaincus qui le font. Parce qu'aucun humain ne compte dans sa généalogie une longue série de vainqueurs. Les vainqueurs d'aujourd'hui sont les vaincus d'hier et de demain, les vaincus de ce jour sont les vainqueurs d'hier et les vaincus d'avant-hier, et n'ont aucune certitude d'être les vainqueurs de demain; les uns comme les autres doivent embellir le passé et ménager l'avenir, les vainqueurs et vaincus du jour doivent faire des compromis et parfois des compromissions quand les temps sont difficiles, et les uns comme les autres ont nécessité à justifier le passé pour ne pas obérer l'avenir, le fermer. Enfin, tous ont l'intention d'être, de rester ou de devenir les vainqueurs de demain, et pour cela doivent “préparer l'avenir”, ce qui se fait par le biais de la propagande et quand nécessaire, la constitution de complots. De ce point de vue il y a deux “farces du changement climatique”, celle des partisans du changement et celle des partisans de la continuité.
Le changement climatique et son aspect le plus notable, le réchauffement, est de l'ordre du fait. Comme le rappelait je ne sais plus qui dans je ne sais plus quelle émission de France Culture (je puis tout au plus situer la chose entre le 10 et le 20 mai 2019, l'une quelconque des émissions de cette période où il a été question du changement ou réchauffement climatiques, de catastrophe ou d'élections européennes), cette question n'a rien de récent, parlant du récent ouvrage de Nathaniel Rich j'évoquais le fait qu'elle occupe le débat depuis la fin des années 1940, ce qui n'est pas exact: elle apparut à la fin du XIX° siècle. Quant à l'opposition entre, pour le dire schématiquement, “écologistes” et “productivistes”, elle remonte informellement au moins au XVIII° siècle, formellement depuis le début du XIX° siècle. Enfin, les deux courants idéologiques ayant conduit à cette nouvelle opposition remontent au début du deuxième millénaire mais ne sont que la poursuite par d'autres moyens d'une vieille opposition, celle donnée plus haut entre les tenants de la révélation et ceux du dénouement. À quoi s'ajoute un troisième courant, qui en tient pour la prudence et la fatalité: considérant que les uns et les autres ont d'aussi loin que remonte la chronique des temps été démentis par les faits quand ils ont cru leur projet achevé et ne sont jamais parvenus à le mettre en œuvre “pour les siècles des siècles” mais tout au plus pendant une à trois générations, ce courant en tire la conclusion que le destin des humains est de naviguer entre changement et continuité sans jamais réaliser infiniment et indéfiniment l'une ou l'autre option. Le fatalisme exclut la prédestination, la fatalité étant «toute espèce de nécessités, de déterminations, de contraintes irrémédiables», et il semble en effet irrémédiable que nous ne soyons prédestinés ni à la continuité, ni au changement. Comme l'écrivit un auteur qui me sert régulièrement, “Qohelet” ou “l'Ecclésiaste”, «Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux: un temps pour naître, et un temps pour mourir; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté [etc.]». Bref, un temps pour agir et un temps pour se reposer, un temps pour faire et un temps pour défaire...
Quel que soit le projet d'un propagandiste, quels sont ses trois problèmes principaux? L'usure, la contre-propagande et l'évidence des faits. Par prudence je ne certifierai pas ma précédente proposition, qu'il semble irrémédiable que nous ne soyons prédestinés ni à la continuité, ni au changement. Le meilleur pronostic possible est la probable fin de l'Histoire dans au plus cinq milliards d'années, sans certitude cela dit: cinq milliards d'années c'est long, le plus probable mais non assuré est la fin de l'humanité bien avant ça mais on ne peut exclure une évolution de l'espèce telle qu'elle trouve moyen de se disperser bien au-delà de ce qu'on peut envisager aujourd'hui – dans l'état actuel de nos connaissances et capacités on serait bien en peine d'aller au-delà de l'orbite lunaire avec un vol habité (pour l'heure, le principal problème est le rayonnement cosmique, sujet que les propagandistes du “voyage vers Mars” prennent grand soin de ne pas évoquer, parce qu'il est insoluble mais donc, ne pas trop préjuger de l'avenir). Le passé nous indique que les anticipations ne se sont jamais vérifiées, ni pour le “meilleur” ni pour le “pire”, donc il serait idiot d'anticiper le pire tel qu'on peut l'envisager ici et maintenant. Voilà des faits. Les propagandistes sont peu sensibles aux faits, ils ont une idéologie à défendre et cela tendent à ne pas retenir les leçons du passé qui vont à son encontre, ou du moins à en faire une interprétation qui réduit ou annule l'importance des actions mises en œuvre censément pour réaliser cette idéologie. Ma proposition initiale, nous ne sommes prédestinés ni à la continuité ni au changement, est d'ordre idéologique, elle suppose que ce qui a été vrai jusqu'ici le sera dans les temps à venir. Ça reste assez vraisemblable sans que ce soit certain. Un propagandiste n'aurait pas eu ma prudence et une fois énoncée sa supposée vérité d'évidence n'aurait à coup sûr pas soulevé l'invérifiabilité d'une assertion portant sur ce qui n'est pas encore advenu. Le point initial, la fin de la Terre au plus tard dans environ cinq milliards d'années par absorption dans le Soleil ou par expulsion violente hors du système solaire, est de l'ordre du fait; la fin de l'humanité vers ce moment où plus vraisemblablement beaucoup plus tôt (selon les circonstances et sauf catastrophe majeure avant cela, genre bolide tel que celui qui nous atteignit il y a environ soixante-cinq millions d'années, ou volcanisme massif, on peut tabler sur quelques dizaines de milliers à quelques dizaines de millions d'années) est une hypothèse assez fondée; de l'autre bord, qui aurait imaginé il y a seulement un siècle l'état actuel de l'humanité? Je fus grand amateur de science-fiction et le suis encore un peu et je sais ceci: les romans d'anticipation “sérieux”, qui envisageaient un état futur de l'humanité de l'ordre du vraisemblable à partir de la technologie de leur temps, se sont tous trompés, y compris quand ils se contentaient d'une anticipation à une ou deux générations seulement. De fait, ceux les plus prédictifs basaient leurs anticipations à partir des sciences humaines qu'à partir de celles dites exactes, et en tout cas ne se basaient pas sur les possibles évolutions techniques et technologiques.
Outre l'impasse sur les éléments du réel allant à contre leurs idéologies, les propagandistes ont un problème conceptuel commun, ils réfléchissent selon le schéma «toutes choses égales par ailleurs» là où c'est peu pertinent et postulent le changement ou la continuité là où c'est peu vraisemblable. Enfin, ils réfléchissent ainsi, il faut le dire vite. Clairement, il y a deux sortes de propagandistes et même trois mais le troisième cas ressort d'un des deux autres, si on considère bien les choses: les “bénévoles”, les “mercenaires” et les “sous-marins”. Le troisième cas ce sont les propagandistes œuvrant censément pour une certaine idéologie mais le faisant effectivement pour une autre: ils sont des sortes de mercenaires relativement à l'une de ces idéologies, des bénévoles relativement à l'autre. Bien que ce ne soit pas toujours si clair on peut dire que les bénévoles sont sincères et non les mercenaires. Cela posé ça ne change pas grand chose, peu importent les motivations des propagandistes, importe leur discours. Pour évoquer de nouveau, brièvement, Carl Schmitt, tel que je puis le comprendre son adhésion au nazisme ne fut pas sincère mais opportuniste, par contre sa contribution méthodologique à la propagande nazie fut on ne peut plus efficiente. Comme dit, le travail d'un avocat ou un procureur, disons, d'un juriste, est de faire valoir que sa cause du jour est défendable et même, la seule défendable, quelle que soit cette cause. Ça n'a rien d'absolu, je parle ici des juristes engagés, qui donc ont une cause à défendre. Il me semble donc que Schmitt n'adhérait pas à l'idéologie nazie mais estima, quand ce mouvement arriva au pouvoir, que c'était le plus susceptible de mettre en œuvre un processus de restauration de l'ordre ancien, d'avant la République de Weimar et d'avant la défaite de 1918; comme en outre il était censément porteur de “valeurs” que défendait Schmitt, il se mit à son service de manière mercenaire mais “avec sincérité”. Mais de toute manière la question n'a pas trop de pertinence, pour avoir fréquenté beaucoup de propagandistes, j'ai pu constater que leur position relativement à l'idéologie qu'ils servent n'a pas beaucoup d'incidence sur leur comportement effectif, pour la raison assez évidente que quand on se met au service d'une idéologie, et bien, on la sert ou on doit se démettre. Peu importe qu'on croie que le léninisme ou le libéralisme est le top du top, ou que c'est Ariel ou Omo qui “lave plus blanc”, ou qu'on ne croie à rien de tout ça, dès lors qu'on accepte de propager un discours défendant le présupposé on est sincère sur le seul point qui importe, concevoir un discours rhétorique efficace pour le défendre.