Pour “faire société” il faut être au moins trois. C'est une chose tellement évidente que les sociétés larges, telle la France, quand elles définissent les règles de création d'une société de second ordre, société à but lucratif (société commerciale, société industrielle) ou non commerciale (association à but non lucratif, syndicat, parti politique, association religieuse), spécifient toujours qu'elle doit compter au moins trois membre. On nomme aussi “société” des formes qui n'en sont pas, comme les sociétés en nom personnel, mais c'est une commodité, ça découle du fait qu'à tout autre point de vue elle est traitée comme une société mais sa structure n'en fait pas une; récemment, en France, et semble-t-il en bien d'autres lieux, on imagina une fiction, des “sociétés” qui peuvent compter un seul membre, comme certaines formes de sociétés anonymes ou les “auto-entreprises”. Pour les sociétés anonymes il y a une logique, jusque récemment, de mémoire environ un siècle, au plus un siècle et demi, c'était inimaginable d'associer ces deux mots, les sociétaires ne pouvaient pas être anonymes; dès lors qu'ils peuvent l'être, trois, deux, un ou zéro membres, quelle importance?
Cette structure ternaire découle de l'organisation élémentaire de l'univers, qui se divise en trois “saveurs”, disent de nos jours les physiciens: positif, négatif, neutre. La saveur “négatif” est “active”, la saveur “positif” est “passive”, la saveur “neutre”, et bien, est neutre. neutralité, positivité et négativité sont des concepts, le neutre n'est pas si neutre et pour le négatif et le positif ça pourrait être le contraire, l'un “tire vers la gauche”, ou “le nord”, l'autre “tire vers la droite”, ou “le sud”, on dira que celui qui “tire vers le nord” est “négatif”, l'autre étant “positif”, on aurait dit le contraire que ça ne changeait rien au fait, un mot permet de nommer la réalité mais la réalité n'est pas les mots, si la convention de nom était inverse, et bien le négatif serait au sud et le positif au nord, et voilà tout. Le neutre n'est pas proprement neutre parce qu'il est “attractif” et “répulsif”; vu comme il attire et repousse, on croirait bien qu'il est négatif mais il semble neutre, ni positif ni négatif. Je dis ça mais ça se discute. C'est une question “électrique”. Ce qu'on me dit sur la question est que “les contraires s'attirent”. Tiens, une description de la chose par une personne apparemment bien informée, le site d'où je tire ça se nomme “Assistance scolaire personnalisée”, autant dire des pédagogues et du pointu, du sur mesure. La page s'intitule «Attraction et répulsion électrique dans un atome», on saura donc tout sur la question. Voici l'explication:
«Le noyau d'un atome est un assemblage de protons et de neutrons concentrés dans un très petit volume et soumis à deux forces différentes : la force nucléaire et la force électrique.
La force électrique n'agit que sur des particules chargées, attirant celles qui sont de signes opposés et repoussant celles de même signe. Cette force agissant à “longue” distance permet aux électrons, porteurs d'une charge négative, d'être retenus autour du noyau chargé positivement.
Les neutrons, ne possédant pas de charge, ne sont pas soumis à la force électrique. En revanche, les protons, tous de même signe, ont tendance à se repousser. C'est la force nucléaire qui explique que protons et neutrons restent bien associés au sein du noyau».
Je ne voudrais pas sembler méchant mais il s'agit d'une explication de type Génération Spontanée – c'est mon dada en ce moment d'insulter les gens avec ce cette expression –, une explication qui n'explique rien. On peut aussi dire une explication dormitive, je reprends ça d'un texte de Gregory Bateson qui traite, dans la partie d'où je tire ce mot, des processus conduisant aux explications qui n'expliquent rien:
«Il est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie sont complètement détachés du réseau des “fondamentaux” scientifiques.
On retrouve ici la réponse du docteur de Molière aux savants qui lui demandaient d'expliquer les “causes et raisons” pour lesquelles l'opium provoque le sommeil: “Parce qu'il contient un principe dormitif (virtus dormitiva)”. Triomphalement et en latin de cuisine.
L'homme de science est généralement confronté à un système complexe d'interactions, en l'occurrence, l'interaction entre homme et opium. Observant un changement dans le système – l'homme tombe endormi –, le savant l'explique en donnant un nom à une “cause” imaginaire, située à l'endroit d'un ou de l'autre des constituants du système d'interactions: c'est soit l'opium qui contient un principe dormitif réifié, soit l'homme qui contient un besoin de dormir, une “adormitosis” qui “s'exprime” dans sa réponse à l'opium.
De façon caractéristique, toutes ces hypothèses sont en fait “dormitives”, en ce sens qu'elles endorment en tout cas la “faculté critique” (une autre cause imaginaire réifiée) de l'homme de science.
L'état d'esprit, ou l'habitude de pensée, qui se caractérise par ce va-et-vient, des données aux hypothèses dormitives et de celles-ci aux données, est lui-même un système autorenforçant. Parmi les hommes de science, la prédiction passe pour avoir une grande valeur et, par conséquent, prévoir des choses passe pour une bonne performance. Mais, à y regarder de près, on se rend compte que la prédiction est un test très faible pour une hypothèse, et qu'elle “marche” surtout dans le cas des “hypothèses dormitives”.
Quand on affirme que l'opium contient un principe dormitif, on peut ensuite consacrer toute une vie à étudier les caractéristiques de ce principe: varie-t-il en fonction de la température? dans quelle fraction d'une distillation peut-on le situer? quelle est sa formule moléculaire? et ainsi de suite. Nombre de questions de ce type trouveront leurs réponses dans les laboratoires et conduiront à des hypothèses dérivées, non moins dormitives que celles de départ. En fait, une multiplication des hypothèses dormitives est un symptôme de la préférence excessive pour l'induction; c'est une telle préférence qui a engendré l'état de choses présent, dans les sciences du comportement: une masse de spéculations quasi théoriques, sans aucun rapport avec le noyau central d'un savoir fondamental». (G. Bateson, «Introduction: Une science de l'esprit et de l'ordre», dans Vers une Écologie de l'esprit, tome 1, Le Seuil, 1977)
Je ne suppose pas les physiciens d'être aussi «complètement détachés du réseau des “fondamentaux” scientifiques» que les humanistes, ni ne serais aussi tranchant que Bateson, beaucoup d'humanistes n'en sont pas détachés – dont lui, d'ailleurs –, mais je les suppose humains, donc limités, et quand ils arrivent aux limites de leurs connaissances ils font comme tout le monde, de l'induction. Certes on trouve une proportion plus importante de scientifiques inductifs, “non sérieux”, chez les humanistes que chez les physiciens, mais ont en trouve de sérieux et de non sérieux chez les uns et les autres. L'auteur de l'explication des attractions et répulsions s'appuie sur le savoir actuel et les descriptions conventionnelles mais il y a une incohérence dans celle-ci: si les contraires s'attirent et si les électrons sont négatifs et les protons positifs, pourquoi ne s'attirent-ils pas? L'explication d'attraction “force nucléaire” a-t-elle la moindre raison objective de ne pas valoir pour les électrons? Cette explication par les deux “forces” est dormitive en ce sens qu'elle n'explique que ce que l'on constate: les protons et les neutrons sont dans le noyau et “s'attirent”, les électrons sont hors du noyau donc ne sont pas “attirés”. Donc? Les électrons sont hors du noyau ET sont attirés. Parce que les contraires s'attirent, donc les électrons sont attirés par les protons. MAIS “quelque chose” les “repousse”. La force anti-nucléaire? L'anti-force nucléaire? Comme je le disais, une explication qui n'explique rien. Sans l'expliquer et par simple observation, je dis ceci: le neutron n'est pas neutre, il a une polarité négative, ce qui dispense de supposer une “force nucléaire” que l'on postule par le constat inductif qu'on voit des protons et des neutrons dans les noyaux et qu'ils “s'attirent”. Si l'on a trois objets, les protons, les neutrons et les électrons, que quand ils sont proches les uns des autres les protons et les neutrons s'attirent, que les électrons sont attirés mais qu'ils ne peuvent approcher en-deçà d'une certaine distance, on en peut déduire que les neutrons ne sont pas neutres mais sont négatifs. En sciences, l'induction est très utile et pour tout dire nécessaire si on veut élucider une déduction, inutile et pour tout dire contradictoire à la démarche scientifique pour confirmer “plus finement” ce que l'on sait déjà par observation. On sait que les électrons ont une charge électrique apparente négative, les protons une charge électrique apparente positive, les neutrons une charge électrique apparente nulle. On sait aussi, si on s'intéresse aux sciences, que pour un scientifique sérieux les apparences sont a priori trompeuses et ne valent qu'aussi longtemps qu'on n'a pas trouvé le moyen d'aller au-delà des apparences. Les scientifiques sérieux dans le domaine de la physique, qui sont assez nombreux, cherchent de longue date, pour le dire, d'aussi longue date qu'est démontrée spéculativement la structure ternaire des atomes en particules de “saveurs” positive, négative et neutre, ce qui connut une confirmation empirique assez vite après, une “théorie unificatrice des forces” car ça pose problème à un scientifique sérieux de ne disposer que d'une explication dormitive qui confirme ce qu'on sait déjà.
«Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain». (Gregory Bateson, «La cybernétique du “soi”: une théorie de l'alcoolisme», op. cit.)
Je tape souvent sur le crâne des “psy” de toutes obédiences ce qui n'est pas très méchant, ils ont la tête dure. Ils pourraient me le rendre vu que sans en avoir une pratique professionnelle je suis très orienté sociologie et sciences du langage (là je suis assez pointu), et dans ces domaines aussi les explications dormitives pullulent et les “inductivistes” sont assez dominants. Mais ça ne serait pas bien méchant, j'ai moi aussi la tête dure.
De quoi sont faits les êtres vivants? D'une “âme” et d'un “corps”? Indémontrable, dormitif, spontanéiste. Ils sont faits de molécules qui sont faites d"atomes qui sont ternaires. Quelle que soit la diversité apparente des comportements des êtres vivants, ils sont fondamentalement ternaires parce qu'ils doivent négocier avec le reste de l'univers pour se maintenir en vie, donc adopter le comportement normal dans l'univers, qui est massivement ternaire. De quoi est faite une société, de “nature” et de “culture”? Indémontrable, dormitif, spontanéiste. Elles sont faites d'individus. Qui sont fondamentalement ternaires. Quelles que soient les apparences, les sociétés sont fondamentalement ternaires car elles héritent des comportements de leurs membres.
Encore une fois déçu mais, comme on dit en Suisse, «déçu en bien»: je croyais devoir développer une longue discussion et me voilà au bout de mon propos. Déçu en bien parce que je n'aime pas trop écrire, je m'y plie avec grâce mais moins je le fais, mieux je me porte.