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Billet de blog 28 septembre 2025

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De meilleurs outils, mais pour quoi faire?

C'est une question, qui en amène une complémentaire: pour en faire autant en moins de temps ou pour en faire plus en autant de temps?

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Dans un des articles de son ouvrage La Société contre l'État, Pierre Clastres met en cause le discours encore dominant à l'époque (et toujours assez présent plus d'un demi-siècle plus tard) des sociétés dites primitives en tant que “sociétés de subsistance”, de sociétés qui “ne se sont pas développées” (c'est-à-dire, technologisées à outrance) parce qu'on y passe son temps à chercher sa subsistance, qu'on y est toujours au bord de la rupture, de la famine. Or ce qui avait frappé les découvreurs des Indiens d'Amérique du Sud est au contraire leur capacité d'assurer leur subsistance avec facilité, et à disposer ainsi d'énormément de temps de loisir. Un anthropologue de l'époque avait même parlé, à propos des sociétés de “chasseurs-cueilleurs” et celles d'agriculteurs pratiquaint surtout le maraîchage et le jardinage, de “premières sociétés du loisir”, en ce sens que le temps consacré au travail en tant que moyen d'assurer sa subsistance était assez bref, de l'ordre de deux ou trois heures par jour, et encore, pas tous les jours.

Dans cet article, Clastres prend l'exemple de la hache d'acier: elle est considérablement plus efficace que la hache de pierre, dans un rapport de l'ordre de un à dix. La question est alors, qu'est-ce qu'on fait avec cet outil? On en fait autant en dix fois moins de temps, ou on consacre autant de temps aux travaux nécessitant l'usage d'une hache pour “produire” dix fois plus? La réponse première de ces Indiens fut, en faire autant en moins de temps, et gagner encore en temps de loisir, c'est-à-dire en activités parfois aussi éprouvantes que le travail pour la subsistance mais sans autre destination que de se faire plaisir, de réaliser une chose “inutile” mais gratifiante, en tout cas plus gratifiante que celles utiles mais réalisées par contrainte, pour la subsistance.

La réponse des sociétés “développées”, des sociétés “non primitives”, est presque inverse: non seulement on y aspire à consacrer toujours autant, voire même plus, de temps au travail contraint, mais on y a tendance à transformer le loisir en travail, à privilégier les loisirs “utiles”, ceux qui ont des caractéristiques similaires dans la forme de labeur à celle du travail contraint, et avec une même visée, produire une chose “utile”. Mais, utile à quoi en fait? Quand on dispose déjà de tout ce qu'on peut considérer utile à la subsistance, quel est l'intérêt d'en produire encore plus? Je ne sais pas pour vous mais en ce qui me concerne les trucs que j'utilise sont le plus souvent de seconde ou de troisième main, et je les ai pour rien ou pour presque rien, parce que je vis dans une société, non pas de l'abondance mais de la surabondance, de ce fait beaucoup de personnes ont le désir de se procurer le plus souvent possible des trucs nouveaux, exactement de la même utilité que ceux qu'ils remplacent, lesquels sont très fonctionnels et se retrouvent ainsi dans le circuit de la seconde ou troisième main, de l'occasion, du don. Je vis dans une petite commune d'un petit canton et à deux-cent mètres de chez moi il y a une “recyclerie” qui croule sous la quantité d'objets, certains presque ou parfois tout-à-fait neufs (jamais déballés), et ce n'est qu'une des “recycleries” du canton. Et dans la grosse agglomération d'à côté, cent mille habitants, des recycleries, des magasins d'occasions de toutes sortes, des marchands de voitures de seconde main, etc., il y en a des dizaines.

Il m'arrive de dire que, bien que formellement pauvre (ayant un revenu “en-dessous du seuil de pauvreté”) je me considère riche car je n'ai aucun souci pour ma subsistance et que je dispose d'énormément de temps libre, ce qui étonne certains de mes interlocuteurs disposant d'un revenu trois, quatre, cinq fois supérieur, et qui se sentent “dans le besoin”, au sens de “pauvres”. J'essaie de leur expliquer qu'ils sont dans une autre forme de besoin, celui de la dépense inutile, qui est très coûteux, mais ils n'arrivent pas à le croire, parce que précisément ça va contre leur croyance, celle de la nécessité de consommer.

C'est leur problème, et c'est aussi le mien, indirectement, car avec cette mentalité de vouloir “satisfaire des besoins” qui n'en sont pas, ils se trouvent amenés à défricher dix, cent, mille fois plus de terrain que nécessaire, donc à détruire mon cadre de vie.

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