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Billet de blog 30 décembre 2020

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En complément de “Entropie systémique”: III - Une préface de Stanley Milgram.

L'ensemble de cette préface n'avait pas à figurer dans le billet «Entropie systémique», mais selon moi vaut la lecture, en premier pour voir la distance entre les intentions d'un expérimentateur et la réception de son travail, d'où sa publication en annexe.

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Stanley Milgram
Soumission à l’autorité, un point de vue expérimental
Traduit de l'américain par Emy Molinié

Préface à la deuxième édition française

La façon dont l’homme peut concilier les impératifs de l'autorité avec la voix de sa conscience est un problème permanent de la société humaine. Sa solution en est rendue plus ou moins difficile selon la forme de gouvernement et l’époque, mais il ne peut en aucun cas disparaître totalement. Le présent livre n’a pas l’ambition de le résoudre, il se borne à tenter d’étudier les réactions de l’individu placé au centre d’un conflit entre sa conscience et l’autorité. C’est donc un ouvrage qui essaie d’explorer par la méthode scientifique un problème humain d’une importance capitale.

L’obéissance à l’autorité, comme la pesanteur, est une caractéristique de l’existence qui nous paraît aller de soi dans les conditions de la vie normale. Elle ne rentre pas en ligne de compte dans la routine quotidienne et ne polarise notre attention que dans certaines circonstances de crise aiguë. Celles-ci varient selon l’époque : ce sont les événements particuliers qui constituent le courant de l’histoire. Lors du travail d’investigation nécessaire à la rédaction de ce livre, je me suis surtout intéressé aux événements de la Seconde Guerre mondiale et, spécialement, aux atrocités commises par les nazis. Mais, en fait, l’histoire ne cesse jamais de créer de nouvelles péripéties qui projettent un éclairage nouveau sur le rôle de l'obéissance. Passons brièvement en revue quelques événements récents qui sont en rapport avec notre sujet.

Il existe chez l’homme une tendance naturelle à se concentrer sur les plus sensationnels d’entre eux. ne serait-ce que parce que pratiquement personne n’en peut ignorer les conséquences. Une telle disposition d’esprit a cependant le désavantage de mettre ces événements en marge du reste de l’existence, comme si leurs principes fondamentaux ne trouvaient pas à s’appliquer dans les circonstances de la vie courante. Prenons par exemple les dramatiques événements de 1978 à Jonestown, en Guyane. Plus de huit cents individus ont péri dans un massacre collectif, la majeure partie par suicide, en absorbant un breuvage empoisonné à l’instigation de leur chef, le révérend Jim Jones.

La première réaction de la presse a été de rechercher une explication auprès des psychiatres. Il paraissait évident que les participants de ce « suicide » collectif étaient des détraqués et que la psychiatrie – science des maladies mentales – devait obligatoirement fournir l'explication adéquate des mécanismes mis en jeu. Pour le psychosociologue que je suis, et en me fondant sur l’expérience acquise grâce aux investigations que relate mon livre, cette approche « psychiatrique » ne paraît pas totalement satisfaisante. De mon point de vue, la majorité des motivations expliquant les événements de Jonestown découle des principes qui gouvernent la vie sociale normale. Plus important que les déficiences caractérielles des adeptes, étaient leur immersion dans un groupe « autoritarien »[1], la coupure radicale entre celui-ci et le reste de la société, ainsi que le contrôle virtuel du champ des informations par leur chef.

On ne saurait nier la présence d’une composante pathologique dans l’affaire de Jonestown, en ce sens que les « dangers imminents » annoncés par le révérend Jones à ses disciples – menace de viols et de tortures par un ennemi tout proche – étaient le produit de sa propre paranoïa. Mais un autre élément sous-tend notre réaction horrifiée à cette tragédie : le sentiment général que nous nous sommes trouvés confrontés à une folie inexplicable, puisque le Révérend Jones n’avait aucune autorité légitime aux yeux de notre société. Nous admettons que les gouvernements des nations ont le droit de décider d’une politique et, même lorsque celle-ci, par sa nocivité, conduit à la destruction absurde de milliers d’êtres humains, nous ne prenons pas les exécutants des ordres d’un tel régime pour des cas « pathologiques », mais simplement pour des gens qui accomplissent leur devoir. Ce qui différencie nos réactions, c’est moins la nature des actes commis que la légitimité reconnue de ceux qui les ordonnent.

Le lien entre des événements tels que ceux de Jonestown et les expériences relatées dans ce livre réside dans l’extraordinaire degré d’asservissement à l’autorité qui se manifeste au sein de ces deux situations. Et ce en dépit des différences évidentes et considérables qui existent entre ces situations. Jones était un chef charismatique qui entretenait de longue date une relation personnelle avec ses disciples. Au cours de mes expériences, les sujets n’ont eu qu’un rapport très bref avec une autorité impersonnelle. De plus, alors que l'expérimentateur intimait au sujet l’ordre d’agir contre une victime innocente, Jones adjurait ses disciples de se détruire. À cet égard, cependant, ll est nécessaire que nous considérions les résultats des expériences entreprises par la psychologue Nijole Kudirka pour sa thèse doctorale à l’université Yale. Ses tests étaient calqués sur les miens. à cette différence fondamentale près qu’au lieu d'infliger la punition à une autre personne, les sujets du Dr Kudirka étaient leurs propres victimes. C’est ainsi qu'on leur ordonnait d’accomplir une action extrêmement désagréable, bien que non dangereuse, à savoir manger des biscuits qui avaient été trempés dans une solution de quinine. Ces biscuits étaient particulièrement mauvais et leur ingestion provoquait des distorsions faciales, des gémissements, des râles et parfois même des sensations de nausée. Le mobile de l’expérience était de découvrir dans quelle mesure le sujet obéirait à l’expérimentateur. Le Dr Kurdika constata que lorsque celui-ci se trouvait dans la même pièce que les sujets, pratiquement tous obéissaient. Même quand Mme Kurdika affaiblit sciemment l’autorité de l'expérimentateur en lui faisant quitter le laboratoire, quatorze sujets sur dix-neuf continuèrent jusqu’à la fin de l’expérience, chacun d’eux ingurgitant, souvent avec la plus grande répugnance, trente-six biscuits imbibés de quinine. Ceci nous prouve que la réaction à l’autorité demeure fortement positive, même lorsque le sujet est sa propre victime.

Jonestown n’est naturellement pas le seul exemple susceptible d’être étudié parmi les événements récents mettant en pleine lumière la relation de l’individu vis-à-vis de l’autorité. Si nous sommes frappés par la soumission aveugle des disciples de Jones, nous trouvons chez les dissidents soviétiques (Charansky, Amalrik, Bukovsky, et bien d’autres) un exemple de la capacité extraordinaire de certains individus à résister à l’autorité en dépit de pressions extrêmes. Ceci nous amène à nous poser la question du rôle de l’individu dans le processus social.

Cet ouvrage décrit une série de dix-huit conditions expérimentales, dont certaines exercent sur le sujet une pression plus ou moins forte dans le but de le soumettre à un expérimentateur malveillant. Le degré d’obéissance varie de façon considérable selon les circonstances exactes de l’expérience. Il est cependant important de noter qu’aucune condition expérimentale n’eut lieu sans que quelques sujets au moins ne se soient rebellés contre l'expérimentateur. Donc, bien que la détermination de la conduite soit fortement influencée par la situation, il existe un autre aspect de la question : l’individu qui refuse de se soumettre. Et c’est ce que nous voyons, au niveau de l’héroïsme, dans le cas des dissidents soviétiques. Naturellement, leur résistance n’est pas dépourvue de quelques soutiens sociaux : ils forment des organisations, ils font circuler des samizdat, ils recherchent l’appui de l’Occident. Il n’empêche qu’ils font preuve d’un remarquable courage individuel.

Sur le plan actuariel, il est bien évident que les dissidents soviétiques constituent une fraction insignifiante de la population totale, donc qu’ils présentent un intérêt réduit dans une étude quantitative de la soumission.

Mais nous savons que les comportements humains ne peuvent être évalués exclusivement sur une base strictement quantitative. L’héroïsme de la part d’un petit groupe peut parfois inspirer des actions semblables. Un exemple frappant a récemment été mis en lumière par l’historien Philip Hallie. Dans son livre : Le Sang des Innocents, Hallie raconte comment la communauté de Chambon-sur-Lignon, sous la conduite du pasteur André Trocmé, a résisté à l’autorité des forces d’occupation et donné asile à cinq mille réfugiés fuyant leurs persécuteurs nazis. L’histoire de cette courageuse communauté protestante, poussée à la résistance par le passé de sa propre minorité, est à la fois émouvante et encourageante. Mais elle contient aussi un enseignement sociologique. De même que l’autorité de 1’oppresseur n’est pas incarnée dans un seul individu, mais dans un système de relations complexes, de même la résistance à l’autorité malveillante doit être enracinée dans l’action collective si elle veut être véritablement efficace. C’est pourquoi l’image de l’individu solitaire confronté à une autorité – image que mon expérience crée pour les besoins de mes investigations – est une distorsion illusoire de la façon dont les choses fonctionnent dans le monde réel. Car, à moins que l’individu puisse intégrer ses actions dans une communauté élargie qui lui fournira un support, il y a de fortes chances pour qu’il demeure un velléitaire d’une totale inefficacité.

Dans les expériences 17 et 18 (p. 177-185), j’ai essayé, pour élargir mon champ d'investigation, d’incorporer quelques éléments de pressions de groupe. Quand des expériences ultérieures seront entreprises sur le sujet de 1’obéissance, elles devront étudier de façon plus approfondie la manière dont les groupes réagissent spontanément quand ils sont confrontés à une autorité malveillante.

J’aimerais maintenant dire quelques mots sur la question de la présentation du sujet de cet ouvrage au grand public. La publication de Soumission à l’autorité en France a été pour moi du plus grand intérêt, car j’ai éprouvé une affinité particulière avec ce pays depuis mon premier séjour à Paris, en 1953. Aussi ai-je été sensible à l’accueil fait à la traduction française dès sa parution. Cependant, à partir du moment où l’œuvre est diffusée par la grande presse, apparaissent inévitablement certaines distorsions qui, bien que souvent subtiles dans leur implication, n’en altèrent pas moins sa signification. C’est ainsi qu’un article critique commence par cette interrogation : « Êtes-vous capable de torturer votre prochain ? » et plusieurs comptes rendus ont introduit le concept du sujet obéissant en tant que « tortionnaire ». C’est vrai, mais pas à 100%. Ce n’est pas faux, en ce sens que les sujets administrent effectivement une punition de plus en plus sévère à une victime innocente qui proteste. Peut-être un tel acte est-il assez proche de celui qu’accomplit le tortionnaire. Mais ce terme sous-entend l’idée d’infliger un châtiment par simple cruauté, pour le plaisir de provoquer autant de souffrance que possible à la victime. Ce n’est pas là une relation exacte de ce qui s’est passé au laboratoire. Le sujet se voyait comme un participant à une expérience scientifique légitime. La punition était infligée, croyait-il, non pour faire souffrir la victime, mais afin de mieux connaître le processus de l’apprentissage. L’attitude du sujet vis-à-vis de la victime n’était pas du tout celle du tortionnaire, de même que le fait de gifler un enfant n’a rien de commun avec celui de le martyriser.

C’est là un point subtil, mais sans aucun doute très significatif : en effet, nombre de sujets qui se sont montrés coopératifs n’auraient vraisemblablement pas accepté de participer à l’expérience si nous leur avions dit que nous voulions mesurer la capacité d’un individu à infliger la torture. Tout l’arsenal des notions de sadisme, de cruauté et de mal, associé au terme « tortionnaire », aurait donné une signification entièrement différente à leurs actes, et pour cette raison même, aurait incité beaucoup de sujets à refuser de se prêter à cette expérience.

Pourquoi donc plusieurs comptes rendus de vulgarisation de l’expérience utilisent-ils le terme « torture » ? Outre l’impact d’un tel vocable correspondant à une tendance qui n’est pas inconnue de la presse à sensation, il subsiste une réminiscence de la polémique au sujet de l’utilisation présumée de la torture par les autorités françaises lors du conflit algérien. À vrai dire, l’aspect moral de cette guerre sur lequel l’accent a été le plus souvent mis concerne le fait de savoir si l’armée française avait systématiquement utilisé la torture contre les rebelles. Je soupçonne que ces rémanences d’un passé récent de l’histoire française se sont projetées sur la présente expérience, introduisant de ce fait un léger mais perceptible changement dans son interprétation. Ceci illustre un point important qui a été l’objet d’une analyse extrêmement fouillée de mon homologue français, le professeur Serge Moscovici, à savoir que tout ouvrage scientifique est sélectivement déformé au cours du processus de vulgarisation.

La forme la plus répandue de distorsion de la présentation de l’expérience auprès du grand public est à peine perceptible à ceux qui ne sont pas familiarisés avec les méthodes de la psychologie sociale expérimentale. Elle est pourtant d’une importance considérable au point de vue intellectuel. Il existe deux composantes majeures dans la structure de cette étude expérimentale. La première, c’est le paradigme de base de l’individu à qui l’on a donné l’ordre d’administrer des chocs de plus en plus violents à une victime qui proteste. La seconde – aspect non moins important de cette enquête – concerne les changements systématiques introduits dans chacune des dix–huit conditions expérimentales. Le degré d’obéissance variait considérablement selon la façon dont les conditions particulières étaient réunies. C’est ainsi que dans l’une d’entre elles (le Feedback vocal), 62,5% des sujets ont obéi jusqu’au bout tandis que dans une autre (deux pairs se rebellent), 10% seulement l’on fait. Donc, la probabilité de la soumission dépend dans une large mesure de la situation exacte dans laquelle le sujet est placé et toutes ces circonstances ont été étudiées au cours des variantes de l’expérience. En revanche, elles ont été pratiquement ignorées, ou tout au moins estimées de peu d’importance, par la grande presse.

Cette optique particulière, jointe au parti pris de minimiser la façon dont l’obéissance dépend étroitement des conditions de l’expérience, révèle d’abord le désir d’aboutir à des conclusions simples, alors même que la réalité est complexe. En outre, elle trahit une tendance culturelle profondément enracinée à voir dans les actes la conséquence d’un trait permanent de l’individu plutôt que le résultat de l’interaction de la personne et de son environnement.

La psychologie sociale a pourtant démontré que, bien souvent, ce n’est pas tant la qualité de l’être qui détermine ses actes que le genre de situation dans lequel il est placé.

Les résultats de l’expérience sont donc susceptibles d’être considérablement modifiés par le plus léger changement de situation. Mais comment l’individu peut-il être aussi sensible au contexte dans lequel il agit ? Il ne faut voir là ni une singularité de la nature humaine ni un détail mineur qui lui serait adjoint, mais bien la conséquence de la caractéristique la plus fondamentale de la condition humaine. Dans la réalité quotidienne, l’individu ne peut jamais agir in vacuo, il doit toujours le faire dans une situation spécifique. En outre, quoi qu’il arrive à l’individu, ou d’ailleurs à toute organisation humaine, cet événement ne peut se produire que par l’intermédiaire du contexte immédiat, physique et social, dans lequel la personne se trouve à un moment donné. Tout ce qui concerne l’individu, en bien ou en mal, doit obligatoirement se manifester au travers de la situation concrète de la personne. Il s’ensuit que, pour qu’un organisme puisse subsister durablement, il doit posséder des mécanismes étroitement accordés aux moindres variations du contexte immédiat ainsi qu’une possibilité d’adaptation quasi automatique aux fluctuations de son environnement.

Et c’est là, précisément, ce que nous trouvons dans cette étude de l’obéissance : sa manifestation est indissolublement liée à la situation spécifique dans laquelle l’individu est placé, et ses chances de se concrétiser varient systématiquement selon les changements apportés à la situation. Au premier niveau, cette analyse est extrêmement banale. Mais il est surprenant de constater combien il est difficille de garder présentes à l’esprit les contraintes exercées par la situation: la plupart des gens sont à la recherche d’une explication totalement personnalisée de l’obéissance, sans tenir aucun compte des pressions exercées sur l’individu par les conditions spécifiques de la situation, lesquelles, d’après mes expériences, sont d’une importance capitale dans la détermination de la soumission ou de la rébellion.

En conclusion, nous sommes en droit de nous demander le but qu’un auteur peut viser avec la publication d’un tel ouvrage. Henri Verneuil, co-producteur, avec Yves Montand, d’un film fondé en partie sur son contenu, m’a déclaré qu’il posait problème pour une certaine catégorie de Français. En effet, il ne se rattache à aucune des tendances politiques traditionnelles. Il ne soutient ni la gauche, ni la droite, ni même l’anarchisme. Force m’est d’admettre ce point de vue. Car le problème de l’autorité est compliqué. Les règles de conscience de chaque individu sont elles-mêmes issues d’une matrice de relations autoritaires. La morale, aussi bien que l’obéissance destructrice, procède de l’autorité. Pour une personne qui accomplit un acte immoral au bénéfice de l’autorité, il en existe une autre qui refuse de se soumettre. C’est pourquoi ce livre n’a rien d’un traité politique. Il n’est pas susceptible de provoquer une révolution, mais j'espère qu’il contribuera à éclairer la condition humaine. Je souhaite en outre qu’il suscite chez ses lecteurs une compréhension plus approfondie de la force de l’autorité dans notre vie et que, par voie de conséquence, il abolisse la notion de l’obéissance aveugle : ainsi, dans un conflit entre la conscience et l’autorité, chacun d’entre nous pourra tenter d’agir davantage en conformité avec les obligations que la moralité nous impose.

New York
22 août 1979


[1] Autoritarien : Néologisme employé dans Les Meurtres collectifs de H. V. Dicks (Calmann-Lévy, 1973) pour désigner les individus qui ont besoin d’une autorité supérieure pour parvenir à un certain équilibre (voir aussi « autoritarianisme »).


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