Populisme et complotisme sont deux mots souvent utilisés pour flétrir les opposants à la pensée dominante. Deux mots qui signifient pourtant quelque chose.
Le populisme est l'idée que le peuple a toujours raison et qu'on ne peut opposer aucune norme générale à la volonté du moment. Argument qui nie, d'une part, les clivages qui traversent le peuple, et d'autre part, la transcendance de la raison. L'humanisme doit toujours critiquer les préjugés cachés derrière des normes données comme intangibles, et chercher à construire l'unité du peuple à partir de l'idée d'égalité, donc la préférence pour les pauvres; mais s'il renonce à l'idée même de norme, et s'il confond le peuple et la majorité, il dégénère en une pensée fascisante promouvant une vision organiciste de la société et naturalisant les préjugés du temps.
Le complotisme est le déni de la complexité du réel par le fantasme d'une volonté unique agissant dans l'ombre. On entend depuis hier soir des discours où tout s'enchaîne: ils ont trahi le "non" au référendum de 2005, ils ont persécuté François Fillon, ils ont tenté d'empêcher l'élection de Donald Trump, ils ont annulé les élections en Roumanie, ils n'ont pas renouvelé la licence de C8, ils ont condamné Sarkozy, ils ont empêché Le Pen de concourir à l'élection présidentielle de 2027.
Le discours complotiste efface toutes les différences entre les faits: quel rapport entre des parlementaires prêts à bafouer la volonté populaire et des magistrats décidés à appliquer la loi, quel que soit l'accusé? Quel rapport entre la non-reconduction en France d'une chaîne de télévision maintes fois condamnée pour mensonges et incitations à la haine raciale, et l'annulation d'élections en Roumanie? C'est en fait le populisme qui fonde le conspirationnisme, l'hétérogénéité des faits s'effaçant lorsqu'on les redistribue de part et d'autre d'une frontière qui séparerait le "peuple" et les "élites"; ce peuple qui regarde C8, déteste l'Union Européenne, vote Marine Le Pen en France et Calin Georgescu en Roumanie. Le peuple a ici le même visage que sur le portrait qu'en faisait JD Vance à Munich. Que ce discours conspirationniste soit porté par l'extrême-droite n'a rien d'étonnant. Qu'il trouve tant de défenseurs à gauche, qu'un Yannis Varoufakis dise peu ou prou la même chose que Cyril Hanouna, est en revanche proprement sidérant.
Misère de la politique, misère de l'épistémologie, le populisme et le complotisme ainsi définis sont un marécage dans lequel la gauche ne doit à aucun prix s'enliser. Il est indispensable de découpler les faits et de les resituer chacun dans leur causalité propre. On se contentera pour cette fois de revenir sur la lecture complotiste et populiste de la condamnation de Marine Le Pen, selon laquelle l'indépendance de la justice serait un leurre et les raisons données par les juges ne seraient que des prétextes à une décision politique.
Le populiste soutient qu'on n'a pas le droit de priver "des millions de Français" de leur candidate à l'élection présidentielle. Argument d'autant plus inepte qu'il ne repose sur aucune base factuelle mais seulement sondagière - aucun sondage n'a d'aileurs demandé si les Français souhaiteraient que Le Pen, même condamnée, puisse se présenter. Le complotisme soutient que le jugement n'a été rendu que pour priver ces millions de Français de leur candidate. La meilleure façon d'y résister est encore de lire le jugement prononcé, clair et précis.
Le complotisme se concentre sur l'exécution provisoire de la sentence, qui risque d'empêcher Marine Le Pen de concourir à l'élection présidentielle. L'indignation est telle qu'on oublie qu'il y a de fortes chances que la condamnation de Le Pen soit confirmée en appel. Il y avait donc deux risques: l'un, qu'une personne innocente ne puisse pas être élue; l'autre, qu'une personne coupable soit élue, de surcroît à une fonction lui garantissant l'immunité. Or le deuxième cas de figure est le plus probable. L'élection d'une personne coupable de détournement de fonds constituerait, selon les juges, un "trouble à l'ordre public démocratique": prévenir ce trouble est l'une des justifications données par les juges à l'exécution provisoire.
L'autre raison est le risque de récidive. On rétorque que Le Pen n'étant plus députée européenne, elle ne peut pas récidiver. Là n'est pourtant pas la question. Est-elle encore susceptible de détourner des fonds publics au profit de son parti? Oui, puisqu'elle affirme n'avoir rien fait de mal. Non seulement l'argument est juste, mais il est salubre que les politiciens, qui clament toujours leur innocence complète au mépris de l'évidence, payent un prix pour leur mensonge. La condamnation de Le Pen signale, après celle de Sarkozy, une intransigeance de la justice envers les puissants dont on ne peut que se féliciter.
D'aucuns rétorqueront que Bayrou n'a pas été traité de la même manière que Le Pen. On pourrait aussi se demander si toute la lumière a été faite sur le financement de la campagne de Macron en 2017, ses liens avec MacKinsey ou la vente d'Alstom, etc. Certainement la justice n'est pas passée partout. Mais ce n'est pas une raison qu'elle ne passe pas ailleurs. On peut exiger l'abolition de l'impunité pour les puissants, mais il serait absurde d'exiger l'extension de l'impunité aux opposants. Ce serait mener ces misères de la pensée que sont le populisme et le complotisme à leur conclusion logique, la loi de la jungle.