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Billet de blog 7 janvier 2025

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Notes sur Misato Mochizuki: Etheric Blueprint

Naissance du sujet quand l'espace de la pensée est enclos par le temps: c'est l'événement auquel j'ai cru assister à l'écoute de la trilogie de la compositrice Misato Mochizuki, Etheric Blueprint. Quelques notes sur une œuvre de musique de chambre, ou théâtre métaphysique.

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Il y a vingt ans que je n'ai ouvert ni Platon, ni Schopenhauer et encore moins écrit quoi que ce soit relevant de la métaphysique, d'accord avec Wittgenstein que ce dont on ne peut parler, il faut le taire. Reste la musique, dernière voie par laquelle je retrouve parfois les questions fondamentales. Impossible de mettre en mots ce qu'elle montre, aussi les mots viennent-ils maladroitement. Les écrire n'a d'autre but que de remercier la compositrice pour son œuvre et d'inviter à l'écouter. 

4D. Une flute, d’abord, comme une voix qui gémit – est-ce une plainte solitaire, manifestation spontanée de chagrin, ou un appel ? Elle ondule dans l’espace comme un serpent dessinant des courbes. Peut-être le serpent cherche-il par son mouvement à s’arracher au néant en créant un espace. Il y parvient bientôt : la note principale en suscite d’autres, plus aigües, jusqu’aux harmoniques, et plus graves, bourdonnantes. Une ondulation naît, comme un rythme délicatement marqué au piano. C’est de l’espace que naît le temps.

Mais le temps se durcit. Les notes du piano s’assèchent en petits chocs aux percussions. Mats, sans couleur, insensibles au gémissement des voix. Ils ont leur intention propre : un ouvrier martèle quelque chose, sans frapper fort, avec application. Il ne prête pas attention à ce qui l’entoure. Indifférence ostentatoire – il adresse à ceux qui pourraient le voir une fin de non-recevoir : je travaille. M’interpeler serait déjà m’offenser, cela trahirait un mépris pour l’importance de ma tâche, comme si quoi que ce soit pouvait compter face à l’écoulement du temps.

L’espace a besoin d’être comblé, le temps ne veut que passer. Le serpent demande et l’ouvrier l’ignore. Le serpent en est troublé, il cherche à se lover autour de l’ouvrier, à inscrire ses coups dans les courbes qu’il dessine, mais leur succession trouble son mouvement. Les voix se font plus âpres, leurs ondulations sont précipitées par les chocs, d’où naît une polyrythmie chaotique. Le temps triomphe et réduit l’espace à sa monotonie : le piano finit par marteler une note, obsessive. De nouvelles plaintes s’élèvent, chargées d’une émotion nouvelle : la tristesse peut-être, la mélancolie déjà ? L’espace est désormais tendu, ses courbes tordues par la tension vers l’avant.

Les ondulations s’étirent, s’aiguisent et rencontrent la fréquence de mes acouphènes. Elles cherchent à dessiner une surface plane où s’étendrait une couleur unie, reposante, mais la surface est veinée des striures de l’angoisse. Enfin, elles s’épaississent dans le registre médian et s’éteignent dans une ondulation plus grave et plus douce – espace du sommeil où le temps enfin se délie, les chocs laissant place à de petits bruits de gouttes. Naissance de l’eau, comme si le temps, s’étant condensé sur la voute du monde, tombait goutte à goutte pour se cristalliser dans la conscience.

Misato Mochizuki, 4D © Yoichi Sugiyama

Wise Water. L’eau s’écoule et fertilise le sol. Naissent les monstres. Ils s’extirpent malaisément de la terre, saisis par une vie qu’ils n’attendaient pas. Leurs mouvements sont lourds et brutaux. Observation inquiète : déjà les animaux désemparés sont sur la défensive, l’appréhension les rend agressifs. Une note tenue, âpre, annonce la violence à venir, les combats et la mort. On ne sait qui tient cette note, qui regarde, impuissant, se déployer le théâtre de la mort déchaînée par l’accident de la vie. Les courbes délicates qu’avait tracées le serpent dans les aigus sont recouvertes par d’épaisses traînées bleues marines mouchetés de grosses gouttes noires. Le temps est scandé par la violence des interventions des instruments les plus âpres : la viole, le trombone, les percussions. L’eau ne s’écoule plus goutte à goutte, elle ruisselle sur les corps tordues, entre les corps noués. Tout s’éteint par épuisement, ce n’est plus la paix du sommeil mais celle qui suit l’amour et la mort, qui est une même chose.

Misato Mochizuki, Wise Water © Yoichi Sugiyama

Etheric blueprint. Sur le champ de décombres, une nouvelle voix s’élève, tout autre. Impérieuse, autoritaire, grandiose : celle d’un ange en colère ? Alors les êtres se relèvent de leur sommeil de mort et s’affairent. Ils cherchent fébrilement à mettre le monde en ordre, sous le regard courroucé de l’ange qui les regarde en silence. Le piano martèle, les percussions et les violons frottent frénétiquement, la clarinette fait, d’une phrase ascendante, une courte prière. Leur travail réagence l’espace, ils dessinent de nouvelles structures, plus solides, plus vastes, au sein desquels le violon semble murmurer, inquiet. Le nouvel édifice est-il nature ou prison ? L’ardeur avec laquelle le piano fait corps avec les percussions est inquiétante. Les flutes semblent parcourir, affolées, ce nouvel espace clos pour y dessiner des courbes. A nouveau, l’espace est enclos dans le temps, mais le temps s’est durci, l’espace rétréci, les couleurs assombries, les percussions s’agencent comme des machines, on entend le fouet, la plainte de clarinette prend les inflexions de la voix humaine. Soudain tous les bruits s’enroulent l’un à l’autre pour former une spirale, chandelle stridente : nous y sommes, c’est la condition humaine – la modernité.

La chandelle se consume en un instant. Quelqu’un respire. Respiration haletante, profonde, chargée d’angoisse. Nous y sommes. Au bord du fleuve du temps, le sujet voit les débris qu’il charrie : quelques notes de clarinette, dernières plaintes des violons, miettes de temps des percussions. Une voix humaine dit quelques mots, incompréhensibles. Humaine, tout de même.

Misato Mochizuki, Etheric Blueprint © Yoichi Sugiyama
Illustration 4
Misato Mochizuki © https://www.ictus.be/mochizuki-portrait

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