Les mots, comme la monnaie, se dévaluent en proliférant. Ainsi du mot « sidération ». Entré dans le discours public lors du mouvement #metoo pour distinguer la tétanisation qui frappe une femme du consentement qu'elle accorde, il est désormais utilisé à tort et à travers, et particulièrement pour qualifier l'état dans lequel nous aurait plongé l’arrivée au pouvoir de Trump. Combien d’articles, de livres ou de discours ont pourtant prévenu, depuis trente ans, que le néolibéralisme ne pouvait mener qu’à l’autoritarisme ?
Ce n’était pas difficile à prévoir. La thèse selon laquelle le néolibéralisme est par essence autoritaire n’est en effet que la déclinaison d’une thèse plus fondamentale, qui devrait être la base de toute pensée de gauche : le capitalisme est incompatible avec la démocratie. Cela est très aisé à démontrer. Démonstration gratuite car elle ne prétend révéler aucune solution. Mais quand bien même plus rien ne pourrait arrêter la course à l'abîme, la divagation aurait du moins cet avantage sur la sidération qu'elle préserve l'esprit de la tétanie, c'est-à-dire qu'elle le maintient en vie.
Le capitalisme est essentiellement le régime dans lequel le pouvoir appartient aux capitalistes – le mot « capitaliste » est d’ailleurs antérieur au mot « capitalisme ». Le pouvoir, c’est la capacité à déterminer le cours des événements. Dans toute société humaine, déterminer le cours des événements, c’est se donner des fins et consacrer ses ressources à y parvenir. Qui décide de la façon dont sont allouées les ressources, de quelque nature qu’elles soient, a le pouvoir.
Lorsque le capitaliste, ayant capté la richesse produite par la société, décide souverainement de la manière dont il l’investira, il a le pouvoir – lui et personne d’autre. Si la démocratie signifie « le pouvoir du peuple », elle est inévitablement en lutte avec le capitaliste, puisqu’elle prétend lui arracher son pouvoir. Aussi la démocratie ne peut avoir d’autre fin que la propriété collective des moyens de production, quelle que soit la façon dont s’exerce cette propriété. La société peut concéder à des individus l’usage, l’usufruit, la possession des moyens de production, mais jamais la propriété ; elle peut laisser à chacun un espace privé ; mais elle ne peut jamais se déposséder du pouvoir de décider, en dernière instance, de l’usage de ses ressources. Au Moyen-Âge, on disait que « les fruits de la terre sont à tout le monde, et la terre n’est à personne », et Rousseau considérait que les sociétés avaient commencé à dégénérer lorsque ce principe fondamental avait été oublié.
On sait comment, sous la menace de l’URSS, sous la pression des mouvements ouvriers, sous le choc d’une crise financière cataclysmique et de deux guerres apocalyptiques, le capital a, pendant une trentaine d’années, concédé du terrain au peuple : les Etats ont tempéré le pouvoir du capital dans les limites compatibles avec la survie des Nations. On sait comment, la menace soviétique ayant perdu consistance, le capital a commencé à regagner le terrain perdu. L’Etat, qui n’est jamais que la cristallisation des rapports de force dans une société donnée, fut naturellement l’agent de cette reconquête. Tantôt enthousiastes, tantôt réticents, les Etats de toutes les nations « développées », c’est-à-dire de toutes les nations où le capital mondial était concentré, ont aménagé les lois de manière à favoriser sa concentration. Il n’y a strictement rien d’étonnant à ce que les hyper-riches, auxquels les Etats sont soumis depuis cinquante ans, décident aujourd’hui d’exercer directement le pouvoir.
Que le capital exerce le pouvoir à nu ne change matériellement pas grand-chose, mais exige une transformation profonde de la justification de ce pouvoir, c’est-à-dire de l’autorité. L’auctoritas, c’est la prérogative de l’auteur des lois : reconnaître l’autorité de quelqu’un, c’est consentir à lui obéir. Dans le régime oxymorique de la démocratie capitaliste, le pouvoir du capital est légitimé par l’apparente autorité du peuple. Lorsque le capital prend le pouvoir directement, il doit accaparer l’autorité. Il invoque pour cela les arguments du féodalisme : le capital crée la valeur, il nourrit et protège les travailleurs qui doivent, comme les paysans d’autrefois, faire allégeance. L’Etat perd sa fonction de médiateur entre le capital et le travail, la relation entre ces deux pôles se déplaçant dans l’entreprise. Dans ce nouveau régime, les travailleurs jaloux de la protection de leur seigneur se battent entre eux pour se la réserver. Ils s’unissent contre les intrus : la xénophobie et le racisme structurent les relations entre les peuples. La lutte de classe laisse place aux guerres entre clans emmenées par les capitalistes. L’Etat est désormais l’enjeu de ces luttes, car il conserve certaines prérogatives : il faut contrôler l’Etat pour déclencher les guerres, mobiliser la police ou l’armée.
Tout cela relève aujourd’hui de l’évidence. La sidération n’est, en l’occurrence, que le symptôme de l’aveuglement de ceux qui ont voulu croire à la fable libérale. Ainsi de ces commentateurs qui se disent stupéfaits des événements aux Etats-Unis mais pensent qu’il faut comprendre le « ras-le-bol » des grands patrons Français : la sidération les protège de la prise de conscience qu’on ne peut combattre Trump, Musk ou Milei qu’en luttant contre le capitalisme lui-même.
Nul doute qu’ils seront sidérés quand la France connaîtra le même sort que les Etats-Unis. A Sophie Binet qui prévenait que cela viendrait, les journalistes répondirent qu’en France, il n’y avait pas d’alliance entre l’extrême-droite et le patronat. Ils n’ont donc pas vu que Trump avait fait campagne pour les travailleurs contre les élites, pour l’industrie contre la finance ; ils n’ont pas vu que la « Tech » ne s’est ralliée à lui que tardivement ; ils ne voient pas que le RN se dit « pro-business » ; ils ne considèrent d’ailleurs même pas que le RN pourrait bien n’être qu’un marchepied dans l’ascension du fascisme. Il paraît que Cyril Hanouna pense à la présidentielle. Avoir pour président le bouffon du roi Bolloré serait, somme toute, dans l’ordre des choses.
La situation actuelle n’est pas sidérante : elle est désespérante. Que faire ? n'est plus qu'une question rhétorique. Le régime du capital ne s’effondrera pas sous le poids de ses contradictions : l’économie va de crise en crise, sans qu’aucune de ces crises ne mettent réellement le capitalisme en péril. Les « crises de surproduction » sont masquées par l’extension indéfinie de la masse monétaire et de la dette. La « reproduction de la force de travail » n’est plus une limite quand on peut aller chercher sa main d’œuvre aux quatre coins du monde. Cependant le régime du capital n’est jamais stable ni régulier : il est sans cesse agité par les luttes entre capitalistes pour les ressources, donc par la guerre. L’impérialisme reste le stade ultime du capitalisme. Le combat cessera, faute de munitions, avec l’épuisement des ressources. Cela aussi relève de l’évidence : je ne sais plus qui a dit qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, mais je sais que c’était il y a longtemps.
Ceux qui n’ont pas oublié les évidences que je viens d’énoncer ne sont pas sidérés mais désespérés. Ils s’agitent avec l’énergie du désespoir et oscillent entre deux pôles : l’un, maximaliste, dont la figure pourrait être, en France, Frédéric Lordon ; l’autre, minimaliste, incarné par Marine Tondelier. Lordon ne voit aucun degré entre le capitalisme et son abolition. Aussi toute initiative politique visant en-deça suscite son ire : le NFP est une « tartine de merde », hors la grève générale point de salut. Marine Tondelier, pour sa part, a fait sur BFM une déclaration extraordinaire : en décrétant que le PS ne faisait plus partie du NFP, la France Insoumise a déclenché la fin du monde, le NFP étant la seule chance de victoire de la gauche en 2027 : fracturer le NFP c'est ouvrir la voie au RN en France, donc à l’extrême-droite en Europe, dernier bastion de résistance au fascisme écocidaire venu des USA. Pour sauver le monde, il faut donc accepter que le PS laisse passer un budget qui participe, dans la mesure des moyens dont dispose la France, au triomphe du capitalisme écocidaire dont la forme ultime est le fascisme.
Et nous voilà, comme Ulysse tombant de Charybde en Scylla, oscillant fiévreusement entre Lordon et Tondelier. Tantôt je confie à Facebook de pompeuses expressions de désespoir et tantôt je m’agace, comme un vulgaire écologiste, d’un visuel insoumis insultant le Parti socialiste. Mais la plupart du temps, je partage d’admirables interview d’Eric Coquerel et Manuel Bompard, qui n’ont pas l’ambition d’abolir le capitalisme, mais ont du moins le mérite de lutter vaillamment contre l’offensive fasciste. Cette France insoumise, qui m’a si souvent exaspéré, même indigné, ces derniers mois, m’apporte à nouveau un certain réconfort et j’admire sa pugnacité à porter la contradiction aux immondes, aux lâches, aux tièdes, aux inconscients.
Qu’importent, pourtant, les péripéties du NFP quand le monde roule à l’abîme ? Du global au local, la disjonction donne le vertige. Cela non plus n’est pas nouveau. Si tant d’honnêtes gens se sont obstinés à croire, contre toute évidence, en l’Union Soviétique, c’est sans doute par refus de se résoudre à l’impuissance. D’aucuns la nient en se berçant de la fable du colibri. Il est plus louable, sinon plus probable, de miser sur la grève générale. Mais si l’on ne peut échapper au sentiment d’impuissance, que faire ? Comment vivre ?
Chacun fait quotidiennement l’apprentissage d’une vie inscrite dans des espace-temps discordants : le temps des enfants qui grandissent et celui de la nature qui meurt, l’espace de la maison que l’on range, qu’on décore, et celui du monde en flamme. L’espace-temps de la politique nationale devrait être le lieu de l’articulation du local et du global ; mais les poupées gigognes ne s’emboitent plus vraiment. Alors, que faire ? Même sous sa forme rhétorique, la question n’est pas nouvelle.
Souvent les hommes ont pensé, non sans raison, que le monde allait à sa perte : au Moyen-Âge, au mitan du seizième siècle, et même à la veille de la Révolution française. En 1780, Diderot ne la voyait pas venir et écrivait dans son dernier ouvrage, les Eléments de physiologie que « le monde est la maison du fort. Je ne saurai qu’à la fin ce que j’aurai perdu ou gagné dans ce vaste tripot où j’aurai passé une soixantaine d’années, le cornet à la main, tesseras agitans. » Il ajoutait que « la philosophie, méditation habituelle et profonde, qui nous enlève à tout ce qui nous environne et qui nous anéantit, est un autre apprentissage de la mort » et citait Sénèque : « la crainte de la mort est une anse par laquelle le robuste nous saisit et nous mène où il lui plaît. Rompez l’anse et trompez la main du robuste. » Ne pas craindre la mort, c'est refuser que la mort ôte sa valeur à la vie; c'est s'obstiner à être présent, en son lieu et en son temps. Et si brève que soit la course à l'abîme, il vaut mieux, pendant ce temps, que l'âge de la retraite revienne à soixante ans, que les logements soient correctement isolés, que la nourriture soit saine et que les salaires soient décents. Les derniers mots du dernier ouvrage de Diderot énoncent une éthique de vie qui, sans doute, n’est pas nouvelle non plus, et qui vaut donc pour aujourd'hui comme pour hier et pour demain, si tant est que demain vienne. C’est la leçon de la lucidité contre la sidération :
« Il n’y a qu’une vertu, la justice ; qu’un devoir, de se rendre heureux ; qu’un corollaire, de ne pas se surfaire la vie et de ne pas craindre la mort. »

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