Une chance existe, si mince soit-elle, de qualifier Mélenchon pour le second tour de l'élection présidentielle: il faut la saisir.
C'est tellement évident qu'il me prend des fièvres froides en pensant à la gauche acariâtre et pure qui ne cesse de pester contre Mélenchon. Cette gauche se raconte souvent une fable: Mélenchon l'aurait empêchée de s'épanouir. Sans Mélenchon, Jadot récolterait 17% des suffrages ou, selon les goûts, on serait en grève générale. Au PS aussi, ils s'imaginent que Mélenchon les a volés.
Folie. Folie qui dénote, à mon avis, une inconscience totale de la difficulté de faire vivre des idées, non dans les microcosmes militants mais dans la masse de la société. Il faut vivre sur une autre planète pour imaginer que Jadot, Taubira ou Poutou auraient pris l’espace que Mélenchon aurait laissé. Ou peut-être n’avoir pas souvent fait le pied de gru pour distribuer des tracts. Je dis tracter, je ne dis pas manifester.
Il y a la politique à la base. Les luttes en entreprises, les luttes contre les expulsions locatives, les luttes pour préserver un centre de jour, une bibliothèque, empêcher la fermeture d’une école. Rien de plus dur, de plus précieux, de plus vital.
Il y a la politique au sommet. Car la France est une nation parmi d’autres nations, et cette nation a un Etat. Elle a une balance du commerce extérieur, une dette, des alliances militaires, des dépendances énergétiques, une monnaie commune à dix-neuf autres pays, et elle contribue à la destruction de l’écosystème.
Il y a la politique militante. Pour ceux qui aiment la politique, elle est un monde en soi. J’en connais qui ne voteront jamais pour qui a blasphémé les mânes de Lénine. D’autres qui ne pardonneront jamais la déloyauté envers le Parti. Des petites phrases vieilles de vingt ans sont à jamais rédhibitoire. Il a été au PS. Il aime la francophonie. Il a déjeuné avec Dassault. Que sais-je ? La politique militante a ses enjeux propres, en marge de la vie de la société. On veut faire avancer ses idées, sur de petits chemins de traverse qui ne concernent que ceux qui s’y promènent.
Je suis de ceux-là, j’aime lire des livres d’histoire, d’économie, j’aime parler politique, cela ne me coûte rien. Mais si j’ai appris quelque chose en essayant de faire signer des pétitions pour la défense du NHS ou de quelque lieu public où j’habite, c’est que s’intéresser à la politique est perçu comme un luxe par tous ceux, si nombreux, qui pensent que la politique ne sert à rien. Ceux-là ne détestent rien tant que le zèle évangéliste de ceux qui veulent absolument les embarquer dans leurs chimères. Prôner le renversement du grand capital dans un pays où l’on n’est même pas capable de contraindre à l’augmentation du SMIC ne veut rien, mais absolument rien dire pour l’immense majorité des gens.
C’est intéressant si c’est possible. Or pour faire entendre que c’est possible, une seule façon : parler fort.
C’est l’évidence férocement déniée par les critiques de Mélenchon : sa personnalité est bien son plus gros atout - non que sa politique se résume à cela, mais parce qu’elle ne peut vivre que par ça, la puissance du tribun. Combien de gens de mon milieu m’ont dit être rebutés par ses manières, persuadés que la majorité des gens l’est également, qu’il gagnerait à se policer ? C’est ce que pensaient les aimables fondateurs de Nouvelle Donne, dont vous ne vous rappelez sans doute même pas l’éphémère existence, pourtant portée à bouts de bras par tous les médias. Mélenchon vous irrite ; mais à qui que j’en parle, tout le monde le connaît et beaucoup l’aiment. Quand j’en parle au marchand de journaux de Barbès, il offre un magazine à mon gamin.
Il n’y a, aujourd’hui, qu’un tribun. Et ce tribun est travailleur.
La France est une nation dotée d’un Etat ; qui, à gauche, s’y intéresse vraiment ? Qui sait de quoi est faite la dette française et qui la détient ? Qui sait où sont situés les barrages et les centrales nucléaires, où sont postées les troupes militaires, de quoi sont faites exportations et importations ? Quant à moi, je n’en savais rien avant que Mélenchon ne me l’apprenne. C’est que je suis de la gauche passionnelle, celle dont on peut dire à bon droit qu’elle ne veut pas gouverner, ce qui se voit justement à son désintérêt pour ce dont est fait l’exercice du pouvoir.
C’est par son intérêt pour toutes les dimensions concrètes du pouvoir que Mélenchon atteste de sa qualité d’homme d’Etat. Et je crois que même les gens qui n’ont pas regardé les trois heures d’émission consacrée au chiffrage du programme sentent, à chacune de ses interventions, l’extrême technicité du discours. Gage de sérieux.
Le tribun fait entendre l’homme d’Etat.
J’ai côtoyé Jean-Luc Mélenchon. Quelquefois seulement. J’ai pris mes distances, d’une part parce que j’ai eu un enfant, d’autre part parce que j’ai pris conscience que le militantisme ne me valait rien. Mais j’ai vu Mélenchon d’assez près pour dire qu’il n’est pas corrompu, ni arriviste, ni hypocrite. Qu’il travaille inlassablement. Que sa mémoire stupéfiante est stimulée constamment par la passion des tâches à accomplir.
Faut-il montrer patte blanche et faire preuve d’indépendance en évoquant le fonctionnement interne de la France Insoumise, les désaccords sur ceci ou sur cela ? Pardon : trivialités. Qui ne pèsent rien en regard d’une trajectoire qui est, quoi qu’en dise, exemplaire, et toute tendue vers ce qui se profile, peut-être, aujourd’hui : la prise de pouvoir par la gauche.
Il faut mesurer le tour de force qu’est la création, en une dizaine d’années, d’un mouvement de gauche d’ampleur. Prenez un instant de recul. En 2008, qui pouvait y croire ? Mélenchon avait-il des bailleurs de fonds ? Les médias dans sa poche ? Il n’était même pas, à ce moment-là, connu du grand public. Qui Mélenchon avait-il avec lui, sinon une équipe de militants et penseurs déterminés ? Une pensée pour François Delapierre, un salut fraternel à Martine Billard, Jacques Généreux, Charlotte Girard, Corinne Morel-Darleux.
On dira que ce mouvement tourne autour de Mélenchon et n’existe que pour lui. C’est qu’il n’existe que pour l’élection présidentielle – choix stratégique dans un régime institutionnel où celle-ci surdétermine toutes les autres. C’est ce qui fut cause de la rupture avec le Parti communiste qui refusait la rupture totale avec le Parti Socialiste, condition de la crédibilité au niveau national, et formait des alliances au niveau local pour conserver ses places.
Tendu vers la présidentielle, le mouvement est bien sûr au service du candidat à cette présidentielle. Depuis le soir du premier tour de l’élection de 2017, il était évident que Mélenchon serait candidat à la suivante. Hubris ? Cette accusation me semble trahir l’inconscience de ce que c’est qu’une candidature à la présidentielle, ce qu’elle nécessite d’inscription dans la durée, dans la profondeur des imaginaires et les recoins des représentations. Je ne vois aucune personne à la France Insoumise qui eût eu la plus petite chance de succès hormis Mélenchon.
Ni à la France Insoumise, ni ailleurs. Qui peut sérieusement croire qu’un Jadot, une Taubira, un Roussel aient l’ombre d’un ancrage populaire ? Quelle illusion ! L’arbre Mélenchon ne cache pas la forêt mais quelques arbustes clairsemés. Que ces arbustes se prennent pour des chênes me fait presque peur à l’idée de l’inconscience totale qu’elle révèle de ce qu’est un peuple, une opinion publique, une parole.
Telle est l’importance du tribun que la France Insoumise, loin de n’exister que pour Mélenchon, n’existe que par lui. Ce n’est pas faire injure à ses élus et aux militants que de dire cela : c’est prendre acte que Mélenchon est la chaîne qui relie le pignon au plateau, les milliers de personnes engagées aux millions d’électeurs. Mélenchon est le grand braquet de la gauche aujourd’hui.
C’est sa dernière campagne. Les chances de succès sont minces. Mais ceux qui se réjouissent d’avance de son échec, s’imaginant déjà recomposant la gauche autour d’eux, préparent des désillusions amères et durables. Aujourd’hui en France, je ne sais pas quand un autre tribun s’avancera. Les lendemains seraient, je le crains, ternes pour longtemps, et peut-être Mélenchon finirait-il par manquer même à ceux qui aiment tant le détester quand ils découvriront tout ce qu'il faisait vivre à bout de bras.
Eloge du tribun : dans mon milieu, c’est mal vu. Il n’est d’analyse que structurelle, on se compromet en révélant des affects personnels, on n’est pas intellectuel, et la politique, ce n’est pas ça.
J’aurais pu refaire les arguments sur le programme, de loin le meilleur et le plus construit. J’aurais pu dire que, de tous les candidats qui concourent pour gagner cette élection, il est le seul à n’avoir pas cédé un pouce de terrain à l’extrême-droite. Faire campagne sur la créolisation, marcher contre l’islamophobie après l’attentat contre la mosquée de Bayonne, dénoncer les violences policières et faire de la refondation de la police un axe programmatique sont, dans l’atmosphère pestilentielle que nous respirons, des actes politiques d’une superbe audace.
J’aurais simplement pu dire : Il le faut. Pour les profs, les infirmiers, les fonctionnaires en général, les smicards, les retraités et ceux qui le seront demain, pour l’honneur d’une France où la thèse de l’accident de parcours ne tiendrait plus après deux accessions successives de l’extrême-droite au second tour, pour la rénovation de ses institutions démocratiques, pour l’urgence absolue de mettre en chantier la bifurcation écologique de la production, il faut que Mélenchon soit au deuxième tour et qu’il le gagne. S’il le faut, le degré de probabilité que cela se produise n’importe pas ; il faut tout faire pour ça.
J’ai parlé du tribun parce que ceci est une élection présidentielle. La formule est éculée : la rencontre d’un homme et d’un peuple. Elle n’en est pas moins vraie. Et pour tout dire, ça ne me dérange pas. Quoique je sois pour la sixième république, cette rencontre-là, entre cet homme-là et un peuple qui se magnifierait en le choisissant, me plaît.
Dimanche, c’est le dernier métro, le dernier ticket pour cette rencontre-là. Ceux que prendre le pouvoir dans l’Etat indiffère et que sa personne exaspère n’en auront que faire. Les autres espèrent.