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Billet de blog 8 juillet 2022

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Pôle Emploi, France Travail : une sémantique piégée

De Pôle Emploi à France Travail : on peut réduire ce changement sémantique à un énième tour de passe-passe d’un gouvernement déterminé à confondre politique et communication. Il a pourtant un sens profondément pervers.

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De Pôle Emploi à France Travail : on peut réduire ce changement sémantique à un énième tour de passe-passe d’un gouvernement déterminé à confondre politique et communication. Il a pourtant un sens profondément pervers.

Travail, emploi : deux mots qui sont, si l’on en juge par les déclarations de la première ministre Elizabeth Borne, synonymes et interchangeables. Ainsi affirme-t-elle que « le travail » est un « vecteur d’émancipation », ce qui justifie la poursuite du « plein emploi » et l’objectif de « ramener vers l'emploi celles et ceux qui sont les plus éloignés du marché du travail ». Travailler, c’est avoir un emploi : être employé, c’est accomplir un travail. Or les mots « emploi » et « travail » ne sont nullement synonymes. S’il importe de ne pas les confondre, c’est parce que la distinction entre les deux permet de mettre en évidence de façon criante l’absurdité du système économique dans lequel nous vivons.

Le travail vise à accomplir des tâches : conduire un train, enseigner, soigner, bâtir une maison. L’emploi, c’est la possibilité d’être rémunéré pour le faire. Dès lors que l’on fait cette distinction, un constat s’impose, aveuglant : les emplois n’ont aucun rapport avec les travaux qui nous incombent.

Il suffit de considérer la nécessaire bifurcation de notre appareil productif ou la rénovation de nos infrastructures énergétiques ou énergivores pour constater qu’elles requièrent la contribution de tous, à tous niveaux de qualification. Isoler les appartements, c’est du travail. Inventer de nouvelles machines, c’est du travail. Démanteler une centrale nucléaire, c’est du travail. Construire et couler des hydroliennes, c’est du travail. Une agriculture écologiquement soutenable demande plus de travail que l’agriculture intensive. Qui sait combien de décennies, voire de siècles, faudra-t-il pour parvenir à une productivité égale à celle de l’agriculture intensive par des moyens écologiquement viables ? D’ici là, dans l’agriculture, le travail ne se raréfiera pas. Et quand bien même on en viendrait un jour à retrouver, dans un système productif écologiquement viable, la productivité actuelle, le travail ne manquerait toujours pas : le temps libéré permettrait d’améliorer les services aux personnes, à l’éducation, à la santé… Tant que l’humanité pourra rêver à de meilleures façons de vivre, le travail ne peut pas manquer.

L’humanité a du travail par-dessus la tête, mais les gens n’ont pas d’emploi. C’est la manifestation la plus criante de l’absurdité de notre système économique – où il y a du travail, il n’y a pas d’emploi ; en revanche, il faut pour trouver un emploi se résoudre souvent à accomplir des tâches inutiles, voire néfastes. Pourquoi ? Parce que l’argent ne va pas au bon endroit : il n’y a personne pour salarier les infirmières, mais il reste quelques sous pour (mal) payer des gens à vendre des choses dont nul n’a besoin. Autrement dit, le dysfonctionnements du marché de l’emploi ne permet pas d’investir le capital (sous toutes ses formes : argent, matériel, activité humaine) à bon escient.

Le vrai problème qui se pose à nous est donc : comment aligner travail et emploi ? La réponse est évidemment qu’il faut réorienter l’allocation du capital, donc prendre le contrôle des mouvements de capitaux au sens le plus large : argent, matières premières, machines, force de travail.

Ceci posé, on revient à une évidence : la propriété individuelle à but lucratif, autrement dit le capitalisme, est antinomique au bien commun. Or face à la domination du capital sur le marché du travail, un faible levier de résistance existait encore : la possibilité de refuser une offre d’emploi au motif qu’elle ne relevait pas du travail de la personne – une infirmière pouvait refuser de travailler dans la vente, par exemple. Cette possibilité correspondait à la distinction entre travail et emploi ; j’ai le droit, avant d’accepter un emploi, de décider s’il correspond à mon travail.

Or la création de France Travail est une manière de saper définitivement la distinction entre le travail et l’emploi. Le nouvel organisme rassemblera des compétences jusqu’ici distinctes : formation professionnelle, allocation des minima sociaux,  bénéficiaires du RSA. Tous les aspects de la vie professionnelle seront donc subsumés sous la catégorie de l’emploi, nonobstant la confusion terminologique de la ministre qui déclare « que chaque Français trouvera sa place dans le marché du travail et que nous répondrons aux besoins de recrutement des entreprises ».

Dans un monde de surproduction chronique, où les emplois contribuent à détruire la planète quand le travail qui pourrait la sauver n’est pas fait, il est absolument essentiel de maintenir la distinction entre les deux notions. Un mot d’ordre de lutte pourrait être :

« Nous voulons du travail, pas des emplois ».

A quand une grève de l’emploi dont la revendication serait d’avoir du travail ?

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