Quelques heures avant une élection, il est peut-être étrange de souligner que la démocratie n’est pas, par essence, la loi de la majorité. La démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Mais qu’est-ce qu’un peuple ?
Le peuple n’est pas la population. La population n’est qu’un agrégat d’individus sur un territoire. Elle ne devient peuple que lorsqu’elle se reconnaît une communauté de destin.
Longtemps, la différence entre le peuple et la population a recoupé l’opposition entre le populus de la plèbe, le premier étant la fraction organisée, éclairée, apte à exercer le pouvoir, c’est-à-dire à gouverner les masses informes composant la seconde. Le populus était responsable de la chose publique – res publica – et devait la protéger de l’irrationalité sauvage de la plèbe. On pouvait donc être républicain tout en dénonçant la démocratie comme source de chaos.
Pendant la Révolution française, la démocratie fut l’objet de querelles d’une extrême violence. A ceux qui affirmaient que seul le populus pouvait gouverner la plèbe, les démocrates répondaient que cette confiscation du pouvoir cachait une relation de domination: l’opposition entre populus et plèbe perpétuait dans la société un conflit structurel contradictoire avec l’idée de res publica. La seule façon d’instituer la république était donc d’intégrer la plèbe au populus et de faire coïncider peuple et population.
D’Aristote à Robespierre, adversaires et partisans de la démocratie la définissaient comme le pouvoir de la plèbe – sa capacité à faire respecter ses intérêts par le populus. En forçant les portes du populus, la plèbe transforme l’extension du mot « peuple » qui, potentiellement, inclut la population tout entière: le peuple est désormais la partie politiquement organisée de la société, si et seulement si celle-ci inclut la plèbe. N’est pas du peuple qui s’y refuse.
Ainsi naît le sens moderne, ambigu, du mot peuple qui semble se superposer à la population. Cette superposition tend à effacer les conflits structurels qui traversent la seconde et qu’exprimaient la distinction entre populus et plèbe, alors que la démocratie n’a précisément pour vocation que de permettre la résolution de ces conflits en mettant fin à la domination du populus sur la plèbe. La démocratie, par essence, repose sur le constat que quiconque détient le pouvoir tend à en abuser et qu’il faut donc donner le pouvoir politique à ceux qui sont dépourvus de pouvoir social – naissance, statut, fortune.
La démocratie n’a donc de sens que par la préférence donnée au pauvre envers le riche, à l’anonyme envers le notable, à l’employé envers l’employeur. Cette préférence suppose d’abord de donner aux dominés les moyens d’intervenir dans les affaires publiques. Les dominés formant, de surcroît, la plus grande part de la population, les revendications démocratiques se sont naturellement concentrées longtemps sur le droit de suffrage, l’idée étant que la volonté majoritaire serait celle des opprimés. Mais si la loi du nombre a pu être considérée comme celle qui imposerait la volonté de la plèbe, elle n’est qu’un instrument de la démocratie mais nullement son fondement. Ce n’est pas parce que la plèbe est plus nombreuse qu’elle est raison, c’est parce qu’elle est opprimée. Si 70% de la population décidait de réduire en esclavage les 30% restants, elle serait mal reçue en affirmant que la loi de la majorité exige de ces derniers qu’ils se soumettent de bonne grâce à leur sort.
C’est parce que la visée de la démocratie est d’éradiquer les relations de domination structurelles qui minent la république qu’elle peut – et doit – protéger les minorités contre la majorité : ces autres plèbes qu’ont été, ou sont encore, les déviants de toutes sortes. Si la loi du nombre est parfois un puissant outil démocratique, elle peut aisément être tournée contre elle : il fut toujours facile de conforter les pouvoirs en place en attisant la peur de la plèbe – l’ouvrier, le communiste, le citadin, l’homosexuel, le musulman.
La loi du nombre est donc ambivalente, tantôt émancipatrice, tantôt oppressive : tantôt démocratique et tantôt non. Une fois posée la loi du nombre, on n’a donc pas encore fondé la démocratie ; on a dessiné l’espace dans lequel il faut parvenir à la faire vivre et triompher. Pour cela, il faut sans cesse travailler à solidariser le plus grand nombre aux intérêts de la plèbe. C’est la fonction du tribun, qui porte la parole de cette dernière.
La parole du tribun n’a pas pour fonction de relayer celle de la plèbe. S’il existe dans la société des groupes identifiables à leurs caractéristiques objectives, ces groupes n’ont pas spontanément de volonté commune. La plèbe n’est pas un organisme doté d’une bouche et d’une voix. C’est par la parole qu’elle se constitue, si cette parole parvient à construire une représentation dans laquelle les individus se reconnaissent. La parole du tribun est performative : elle constitue le groupe auquel elle s’adresse en lui donnant un caractère subjectif fondé sur la reconnaissance de ses attributs objectifs, dont elle permettra la transformation.
La parole du tribun ne s’adresse d’ailleurs pas qu’à la plèbe, puisqu’elle vise à lui solidariser le populus, sinon entièrement, du moins majoritairement. Elle doit pour cela faire triompher des principes communs sur les différences matérielles : ce sont ces principes communs qui sont le ferment d’une dynamique éthique de transformation de la population en peuple.
Il n’y a de démocratie que représentative, parce qu’il n’y a de peuple que par l’adhésion à une certaine représentation de la population. La représentation n’a pas ici de sens technique mais proprement existentiel : c’est par la représentation qu’advient le sujet collectif – comme d’ailleurs le sujet individuel. Que la représentation soit la condition existentielle de l’existence du peuple est cependant important car cela coupe court au fantasme de la démocratie directe, qui repose sur l’illusion de l’immanence du sujet collectif. La question des modalités concrètes, institutionnelles, de la représentation se déduit de l’affirmation que la représentation crée le peuple ; mais cette affirmation pose également des exigences quant aux modalités institutionnelles.
Si la représentation politique se réduisait à l’élection par chaque groupe social, ou chaque portion du territoire, d’individus représentant ses intérêts, elle ne ferait que redupliquer les rapports sociaux existants et détruirait la dynamique éthique fondamentale de la démocratie. Les modalités institutionnelles de la représentation doivent donc être telles qu’elles permettent constamment ce rapport réflexif du peuple à lui-même.
C’est en quoi consiste la principale vertu des processus constituants. Non qu’une constitution garantisse à jamais l’intégrité du pouvoir ; mais le processus est en lui-même vertueux s’il est un moment de concertation universelle sur la nature des intérêts et des principes de la société dans son ensemble. L’éthique est effort de se mettre à la place de l’autre, de penser comme un autre ; c’est une capacité fondamentale de l’être humain qui, quand elle trouve le lieu de s’exprimer, le fait généralement pour le mieux. C’est pourquoi les nombreux processus constituants qui ont eu lieu dans le monde depuis une quarantaine d’années ont tous accouché de constitutions progressives – protection de la nature et des biens communs, des droits fondamentaux, invention de modalités d’interventions régulières du peuple dans les affaires publiques.
Si la République est l’espace de vie commune d’individus émancipés des relations de domination, elle ne peut être que démocratique. Si la république doit être démocratique, elle ne peut vivre sans la parole du tribun qui transforme la population en peuple en formulant et faisant partager les aspirations des groupes sociaux dominés. Si la république démocratique et sociale doit être animée par un peuple conscient de son pouvoir, celui-ci doit pouvoir, à intervalles réguliers, se reconstituer. Donnons-nous cette opportunité.

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