Non, monsieur Bompard, décidément ça ne va pas.
Quand on vous demande si LFI marchera contre l'antisémitisme, vous êtes prié de ne pas noyer le poisson en rappelant que vous êtes toujours prêt à lutter "contre tous les racismes et contre l'antisémitisme". Dites: "je suis scandalisé par l'explosion des actes antisémites ces dernières semaines". Après quoi vous pourrez expliquer que la présence du FN vous empêche d’aller à cette marche, bien que vous ayez justifié la participation de LFI à la marche contre l’islamophobie, malgré la présence de quelques bigots peu ragoûtants, par la nécessité de dénoncer fermement les attaques contre les musulmans. Ce jour-là, vous aviez bien fait.
Il y aurait sans doute mieux à faire que de marcher avec le RN à l’appel de la Macronie. Mais quoi? La question ne vous travaille guère. Lorsque le journaliste vous demande s'il faudrait organiser une autre marche, ce qui est une bonne idée, il est évident que vous n'y aviez pas pensé et répondez à nouveau, évasif et passif, que l'on vous trouvera "toujours aux côtés de ceux qui luttent contre tous les racismes et l'antisémitisme". Au fait, plutôt que d'être à leurs côtés, pourquoi ne pas plutôt en être?
D'ailleurs monsieur Bompard, pourquoi, quand on vous interroge sur l’antisémitisme, vous sentez-vous systématiquement obligé de répondre sur « tous les racismes et l’antisémitisme » ? Auriez-vous, par hasard, l’impression que les Juifs jouissent d’un traitement de faveur et l’intention d’y rectifier? Mais puisqu’en l’occurrence, ce sont bien les actes antisémites qui ont connu une explosion effarante ces derniers jours, est-ce trop vous demander que de traiter un sujet à la fois ?
Non, décidément, votre insistance à noyer l’antisémitisme dans le cadre général des discriminations me donne l’impression que vous avez bien du mal, ne serait-ce qu’un instant, à le regarder en face. Vous n'êtes pas le seul à connaître de telles difficultés. Votre chef a manifestement les mêmes, qui commentait laconiquement les massacres du 7 octobre : « Toute la violence déchaînée contre Israël et à Gaza ne prouve qu’une chose : la violence ne produit et ne reproduit qu’elle-même ». En une petite phrase, la première relative à l'attaque du Hamas, celle-ci était doublement niée : d'une part, en étant réduite à une « reproduction » de la violence antérieure, et d'autre part en n’étant mentionné qu'accolée à Gaza.
J’entends déjà les dénégations fiévreuses. C’est vrai : les média refusaient toute contextualisation de l’attaque du Hamas, sommaient chacun de se soumettre au rituel de la « condamnation » et préparaient la légitimation de la répression atroce qui s’abat depuis sur Gaza. C’était d’ailleurs aisément prévisible. Mais parce que les uns arrachaient l’événement de son contexte, ce n’était pas une raison pour l’y dissoudre. Qu’un événement ne doive être ni divorcé de ses causes, ni réduit à ses causes, c’est une règle d’analyse historique aussi bien qu’un principe éthique ; ce principe posé, il n’est pas si difficile de trouver les mots justes.
Si tu ne les as pas trouvés, Jean-Luc, c’est peut-être, comme le dit charitablement Gérard Miller, parce que tu as tendance à sauter le premier paragraphe et passer directement au second. Peut-être aussi parce que tu laisses de plus en plus souvent le sens de ta parole se perdre dans les jeux de billard médiatiques. Il fut un temps, je ne ratais aucune de tes prises de paroles car tu étais le seul homme politique à penser véritablement en parlant ; Il me semblait que tes colères contre les journalistes étaient provoquées par leur refus d’entrer dans la discussion que tu ouvrais. Ces moments se font rares.
Aujourd’hui qu’Israël déchaîne une violence insoutenable sur Gaza, il est particulièrement urgent d’avoir une parole d’une rigueur absolue quant à l’antisémitisme. Que celui-ci croisse en proportion des exactions commises par l’Etat hébreu est en effet la preuve, dussè-je faire un pas rigoureusement proscrit par les canons de l’antiracisme, qu’il y a bien un lien entre antisionisme et antisémitisme. D’aucuns, je n’en doute pas, me verseront derechef au camp des propagandistes d’Israël pour avoir affirmé ce lien. Je ne confonds pourtant nullement les deux notions et il y a quantité d’antisionistes que je ne soupçonne pas un instant d’antisémitisme – il en est même parmi eux qui affirment, thèse parfaitement soutenable, que judaïsme et sionisme sont incompatibles. J’ai toute conscience, évidemment, de la malhonnêteté avec laquelle Israël recoure à cet amalgame infamant pour disqualifier tous ceux qui le critiquent.
Il n’empêche : cet amalgame ne fonctionnerait pas s’il n’était jamais vrai qu’antisionisme et antisémitisme vont main dans la main. Or c’est souvent le cas. A l’extrême-droite, bien sûr, où le terme « sionisme » ne désigne d’ailleurs pas le projet politique visant à créer un Etat juif mais bien le complot Juif mondial. Mais aussi bien souvent à gauche, où le complot Juif mondial sert d’explication à la puissance d’Israël. C’est bien Israël qui est, alors, l’objet premier de la haine ; mais cette haine déborde à une vitesse affolante sur la finance juive, les médias juifs et enfin les Juifs eux-mêmes qui, surtout quand ils ont le tort d’être attachés à Israël, sont rapidement considérés comme co-responsables de crimes auxquels ils n’ont en rien prêté la main.
Vous savez bien sûr que la croyance au complot Juif mondial est précisément ce qui distingue l’antisémitisme des autres formes de racisme. Considérés comme inférieurs, des Noirs et des Arabes ont été humiliés, exploités jusqu’à la mort, tués quand ils se rebellaient. Mais l’antisémitisme a ceci de particulier que, du fait de la puissance fantasmée des Juifs, ceux-là ne sont pas voués à la domestication mais bien à l’extermination. Il ne s’agit pas ici de relancer l’obscène compétition des mémoires. J’ai écrit sur ce blog d'assez nombreux textes contre les violences policières et le racisme d’Etat pour ne pas avoir, je crois, à fournir la preuve de mes convictions. C’est, en revanche, la première fois que je m’exprime sur l’antisémitisme car il importe d’en comprendre la spécificité. Dans la configuration actuelle, celle-ci se voit dans la théorie du « grand remplacement » : ce sont les Juifs que l’on accuse de vouloir remplacer les blancs par des Noirs et des Arabes. Où l’on voit combien il serait précieux de faire front commun contre les promoteurs de cette doctrine sortie tout droit de Mein Kampf.
Mais on ne saurait constituer ce front commun sans prendre la mesure de la gravité de l’antisémitisme résurgent ni en comprendre la spécificité. D’antisémitisme, je ne vous soupçonne ni l’un, ni l’autre. Mais là n’est pas la question. La vraie question est celle-ci : êtes-vous bien certains, camarades, de lutter de toutes vos forces contre ce racisme qui n’est pas comme les autres ? Question que l’on pourrait poser autrement. Un islamophobe ne serait guère tenté de rejoindre la France insoumise et c’est heureux. Mais un antisémite, de ceux qui, par exemple, pensent que la puissance d’Israël s’explique par celle de la finance juive et des médias juifs ; qui considèrent tous les Juifs comme co-responsables des crimes d’Israël puisque, c’est bien connu, il se serrent les coudes ; un tel individu aurait-il bien conscience que la France Insoumise n’est pas faite pour lui, que ces croyances n’y sont absolument pas tolérées ? Un individu comme Médine, par exemple, qui écrit dans la chanson Gaza Soccer Beach : « Non au sionisme, non à l’oligarchie ». Si j’ai été à la France insoumise, c’est pour combattre l’oligarchie. Quant au sionisme, il est parfaitement légitime de s’y opposer. Mais ne me dites pas que vous n’entendez pas ce que signifie la juxtaposition des termes ou je n’aurai plus d’autre choix que de vous traiter d’imbéciles ou d’hypocrites.
Vous savez ce qu’on appelle en anglais le « dogwhistle » : c’est une pratique consistant à communiquer par des signes intelligibles uniquement de ceux auxquels ils s’adressent, comme ces sifflets dont les ultrasons ne sont audibles que des chiens. L’antisémite aujourd’hui sait qu’on ne peut pas dire ouvertement que le Hamas a bien fait de massacrer des Juifs. Mais il pourrait bien considérer que l’affirmation selon laquelle ce massacre n’est que l’effet mécanique de violences antérieures est la meilleure manière de signifier publiquement qu’ils l’ont mérité. L’antisémite aujourd’hui pense que les Juifs tiennent tous les lieux du pouvoir, qu’il n’y en a que pour eux et non pour les autres minorités opprimées. Quand on se réclame de la lutte « contre tous les racismes » pour justifier de ne pas marcher contre l’antisémitisme, il entendra, comme chacun de nous, ce qu’il veut entendre : qu’on en fait un peu trop sur les Juifs.
Une corde pincée produit une note et des harmoniques. Peut-être n’avez-vous pas conscience des harmoniques résonnant dans vos derniers propos, vos circonlocutions, vos réticences. Il n’est que temps, alors, de réaccorder vos violons. Je suis de ceux qui pensent que la place des Juifs est à gauche, comme le veut l’histoire longue de leur implication dans les luttes révolutionnaires et sociales. Assurez-vous de leur faire cette place.