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Billet de blog 10 mai 2014

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Quinzième lettre d'un engagé à ses amis qu'il dérange: sur la reprise au Royaume-Uni

   

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

           Chers amis,

          C’est officiel depuis hier, annonce triomphalement le Times[1] : « La Grande Récession est terminée ». Fidèles lecteurs du Monde, vous n’en serez pas surpris car vous aurez sans doute lu l’un des nombreux articles[2] claironnant que le Royaume-Uni connaît une forte poussée de croissance. Le Monde n’est pas seul à s’en féliciter : L’Expansion, Les Echos, Les Affaires et bien sûr Atlantico chantent le même air  - convergence qui pourrait faire réfléchir ceux qui persistent à ne pas classer Le Monde résolument à droite.

            L’indicateur retenu par ces analystes pour décréter la fin de la crise est bien sûr le PIB qui a retrouvé son niveau record de Mars 2008. Puisque le chômage avoisine par ailleurs les 7%, tout semble venir confirmer la corrélation d’usage entre austérité, croissance et emploi et donc à justifier la « politique de l’offre ». Pourtant rien de tout cela ne résiste à l’analyse et puisque le Royaume-Uni tend à devenir, comme l’Allemagne, une référence obligée, il n’est peut-être pas inutile d’y regarder de plus près.

            Commençons donc par les bons chiffres du chômage qui cachent en réalité une généralisation de la précarité, sous deux formes. D’une part, il y a la multiplication des « auto-entrepreneurs » : il étaient 650 000 en 2009 et sont 4 500 000 en 2014, soit 15% de la population active. Un quart de ces auto-entrepreneurs, 4% de la population, sont des travailleurs pauvres : leurs revenus ont chuté de 20% en cinq ans et s’élèvent à 40% du salaire moyen d’un employé.[3] Ne parlons pas de leurs cotisations-retraites qui sont à peu près nulles et n’ouvrent guère d’autre perspective qu’une vieillesse misérable.[4]

            D’autre part, il y a la généralisation des zero-hour contracts, ces contrats où l’employé s’engage à être disponible mais l’employeur ne s’engage pas à lui procurer du travail : ainsi l’employé attend-il patiemment, son portable à la main, qu’une heure de travail lui soit proposée. 1 400 000 personnes sont ainsi exploités, un chiffre qui a été multiplié par trois en deux ans ! Qu’on ne s’y trompe pas : cette précarité est bien le nouveau modèle de société promu par les Tories. La preuve : le gouvernement annonce que les chômeurs seront bientôt obligés d’accepter des zero hour contracts, sous peine de perdre leurs indemnités.[5]

            Voilà donc pour la baisse du chômage. Venons-en à la « reprise ».

            Les éditorialistes français soulignent que ce n’est pas le seul mélange d’austérité salarial et de flexibilité qui a permis la reprise britannique : c’est aussi et peut-être surtout la politique monétaire de la Banque d’Angleterre. Comme la Fed et contrairement à la BCE, elle a injecté des quantités astronomiques d’argent dans l’économie (quantitative easing). Nos éditorialistes de droite se révèlent donc étonnement keynésiens : il faut soutenir la croissance !

            Mais on oublie souvent ce que signifie « injecter de l’argent dans l’économie ». Il s’agit dans ce cas purement et simplement de donner de l’argent aux banques privées : la banque centrale leur rachète leurs titres pourris en échange d’argent tout frais, que celles-ci sont chargées de prêter aux entreprises, ce qui relance l’activité.[6] Evidemment, on pourrait se demander pourquoi l’Etat ne prête pas directement aux entreprises plutôt que de passer par des institutions qui ne se gênent évidemment pas pour prélever leur part de la galette. Mais passons, car là n’est pas le cœur du problème.

            A quelles entreprises les banques prêtent-elles ? Sur ce point, les analystes sont unanimes : le secteur le plus dynamique est le bâtiment dont Le Monde fait le « symbole » de la reprise.[7] Cambridge où j’habite est en effet devenu, en l’espace de quatre ans, une ville champignon où le moindre espace vide (et quelques espaces verts) voit s’élever un immeuble. Mais que les promoteurs immobiliers puissent accéder au crédit bancaire est une chose. L’autre est de savoir qui sont leurs clients dans un pays où le pouvoir d’achat recule depuis six ans. C’est là que le bât blesse, car ce sont les mêmes qu’avant la crise : les ménages surendettés.

            Je m’étonne en passant que Le Monde affirme que « rares sont ceux qui jugent encore que la croissance britannique serait une ‘mauvaise croissance’ attribuable aux élans dépensiers des Britanniques, friands de crédits bon marché. » Passons sur le mépris, là encore tout-à-fait droitier, du grand quotidien du soir pour les pauvres incapables de résister à la tentation d’un écran plat ni de gérer leurs sous. Le fait est que la dette des ménages a atteint un niveau record cette année, pour deux raisons : la baisse continue du pouvoir d’achat et l’explosion des prix de l’immobilier qui absorbent aujourd’hui 40% du budget des ménages.[8] Rien n’a donc changé dans l’économie anglaise qui est tirée d’une part par la City et d’autre part par une bulle immobilière alimentée par l'endettement.

            Mais comment le gouvernement a-t-il pu recréer cette bulle immobilière ? Les banquiers échaudés par leurs pertes colossales de 2008 ne craindraient-ils pas l’eau froide ? Que si ! Nous en venons au meilleur dans toute cette affaire : les plans d’aide à l’achat immobilier mis en place par le gouvernement. Ils sont simples : un particulier peut s’endetter à auteur de 95%  de la valeur de sa maison auprès d’une banque, et le gouvernement garantit 30%  de son emprunt. Si donc le particulier ne peut pas rembourser la banque, c’est l’Etat qui s’en charge, c’est-à-dire la collectivité ! Vous me direz peut-être que la banque ne récupère que 30% de sa mise – détrompez-vous : elle récupèrera également la maison dont le particulier en faillite aura été dûment expulsé. Si tout cela vous semble trop gros pour être vrai, consultez le site du gouvernement, c’est écrit en toutes lettres.[9] 

            Ainsi la reprise britannique n’est-elle en réalité que l’aggravation des facteurs qui ont provoqué la précédente – avec, tout de même, cette différence importante que lorsque la  bulle immobilière éclatera (car toutes les bulles éclatent tôt ou tard), le bailout des banques n’aura plus des allures de sauve-qui-peut général au cri de « les banques et les rentiers d’abord ! » : il se fera paisiblement, dans la légalité la plus totale, ce qui n’empêchera pas le déficit public de se creuser d’autant – or on sait bien sûr qui finit par devoir faire des sacrifices pour le réduire. Mais quels sacrifices pourra-t-on exiger? Comment aller encore plus loin dans la réduction drastique de toutes les dépenses de solidarité (allocations aux handicapés, allocations familiales, aides à la scolarité) qui eut lieu ces cinq dernières années?

            Ceux d’entre vous qui inclinent vers la gauche diront que l’Etat n’aura qu’à se décider à augmenter ses recettes plutôt que tailler dans les dépenses, c’est-à-dire à taxer les plus riches. Remarque pleine de bonne sens dans un pays où les inégalités sont immenses et où les riches n’ont cessé de s’enrichir tout au long de la crise, au point qu’1% de la population possède 24% des richesses.[10] Mais le bon sens vous fait négliger un facteur : le Royaume-Uni ayant adopté une politique d’ « attractivité » tournée vers les investisseurs étrangers (notamment les braves gens comme Lakshmi Mittal que feraient fuir les « sans-culotte » au pouvoir à Paris – authentique ![11]), il se trouve évidemment lancé dans une course sans fin au moins-disant fiscal qui interdit à l’Etat toute velléité de redistribution.

             Politique à courte vue d’un pays qui n’a plus confiance en ses propres capacités économiques ? Ou plutôt clientélisme effréné d’un gouvernement corrompu dont les amis se sont gorgé d’argent via la privatisation de la poste (la légendaire Royal Mail)[12] et du service de santé ?[13] Je ne vous cache pas que je penche pour la seconde hypothèse. Mais quelque explication que vous reteniez, l’important n’est pas là.

            L’important, c’est que lorsque la nouvelle crise, inéluctable, aura lieu, il ne restera plus rien de l’Etat social qui a permis d’amortir quelque peu les conséquences de la première. On ne verra plus une classe moyenne inférieure réduite à vivoter des aides de l’Etat mais un précariat réduit à survivre sans elles, c’est-à-dire dans la misère. Que feront alors les Anglais ? Se rebelleront-ils contre leurs gouvernants ou s’entretueront-ils pour les dernières miettes qui tomberont de la table ? La réponse à cette question dépendra de l’efficacité de la propagande redoutable qui désigne, jour après jour, les pauvres, les chômeurs et les immigrés à la vindicte populaire. En voici un bel exemple dans la presse,[14] mais il faut souligner que les tabloïds et le gouvernement travaillent main dans la main, le second ayant même mis en place un numéro vert pour dénoncer les fraudeurs ![15]

            Mais le gouvernement semble avoir perdu le contrôle de sa créature : pour la première fois depuis les années Thatcher, un parti raciste et xénophobe, UKIP, occupe le devant de la scène. Ajoutons à cela le référendum à venir sur l’indépendance de l’Ecosse et nous aurons fini de brosser le tableau de la sortie de crise au Royaume-Uni : appauvrissement général, creusement des inégalités, explosion de la précarité, intensification des tensions sociales et raciales et peut-être même désunion du royaume !

            Voilà, chers amis, quelques corrections aux célébrations par Le Monde et consort des réussites anglaises. J’espère qu’elles nourriront vos réflexions quant aux vertus de la « politique de l’offre », puisque c’est apparemment ainsi qu’on désigne aujourd’hui les politiques visant à écraser les salaires, précariser les travailleurs, favoriser l’endettement et gorger les banques. Comme disait l’autre : vive la crise !

            Amitiés,

            Olivier


[1] http://www.thetimes.co.uk/tto/business/economics/article4084948.ece

[2] http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/10/26/pourquoi-la-reprise-est-plus-dynamique-au-royaume-uni-qu-en-zone-euro_3503440_3234.html

http://www.atlantico.fr/decryptage/reprise-pourquoi-grande-bretagne-en-sort-mieux-que-nicolas-goetzmann-pierre-francois-gouiffes-892995.html

http://www.lesaffaires.com/monde/europe/la-reprise-economique-s-accelere-en-angleterre/559948

http://www.lesechos.fr/economie-politique/monde/actu/0203469143787-l-economie-britannique-bien-partie-pour-atteindre-3-de-croissance-en-2014-667677.php

http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/le-royaume-uni-champion-d-europe-de-la-croissance-en-2013_1337823.html

[3] http://www.independent.co.uk/news/uk/collapse-in-pay-lies-behind--britains-return-to-work-9324388.html

[4] http://www.telegraph.co.uk/finance/personalfinance/pensions/10809257/Pension-fears-for-rising-number-of-self-employed.html

[5] http://www.theguardian.com/uk-news/2014/may/05/jobseekers-zero-hours-contracts

[6] http://www.bbc.co.uk/news/business-15198789

[7] http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/09/10/royaume-uni-apres-la-recession-la-reprise_3473953_3234.html

[8]  http://www.neweconomics.org/blog/entry/rising-gdp-dont-believe-the-hype

[9] http://www.helptobuy.org.uk/mortgage-guarantee/how-does-it-work

[10] http://blueandgreentomorrow.com/features/how-wide-is-the-wealth-gap/

[11] http://www.telegraph.co.uk/finance/newsbysector/industry/9704933/Boris-Johnson-tells-Lakshmi-Mittal-if-France-doesnt-want-you-Britain-does.html

[12] http://www.independent.co.uk/news/business/news/royal-mail-float-scandal-how-hedge-funds-cleaned-up-9303674.html

[13] http://socialinvestigations.blogspot.co.uk/2012/02/nhs-privatisation-compilation-of.html

[14] http://www.dailymail.co.uk/femail/article-1164232/They-weigh-80-stone-claim-thousands-benefits--work-Who-blame-Anyone-themselves.html

[15] http://campaigns.dwp.gov.uk/campaigns/benefit-thieves/benefit-theft.asp

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