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Billet de blog 11 mai 2022

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Messiaen : ambivalence du christianisme

Il y eut en France, des années 30 à l'après-guerre, un étonnant renouveau catholique: Jacques Maritain, Charles Péguy, Simone Weil, Paul Claudel, Olivier Messiaen... Les engagements de ces penseurs durant la guerre révèlent l'ambivalence politique fondamentale du christianisme, qui peut mener à la réaction comme à la révolution.

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Il y eut en France, des années 30 à l'après-guerre, un étonnant renouveau catholique: Jacques Maritain, Charles Péguy, Simone Weil, Paul Claudel, Olivier Messiaen... Les engagements de ces penseurs durant la guerre révèlent l'ambivalence politique fondamentale du christianisme, qui peut mener à la réaction comme à la révolution. C'est que le christianisme propose une perception globale du monde, où le désordre de l'univers se retrouve dans celui du cœur des hommes; désordre dont la clé se trouve dans la figure du Christ.

Figure unique en l'Histoire, à ce que je sais, que celle de ce Dieu crucifié - religion de perdants, inventée par des Juifs qui, colonisés par Rome, cruellement confrontés à leur décadence politique, repensèrent leur statut de peuple élu en faisant de la défaite même le chemin du salut. Ainsi le christianisme devenait la religion des damnés de la terre. Mais c'était aussi une religion qui faisait miroiter l'unité retrouvée de l'humanité: unité conservatrice de l'amour partagé du maître et de l'esclave, ou révolutionnaire quand elle était conçue comme supposant l'abolition des relations de pouvoir. Claudel d'un côté, Simone Weil de l'autre.

Depuis la découverte, adolescent, de Pascal, j'ai toujours été profondément touché par le christianisme et beaucoup lu tous les penseurs cités plus haut, et ce n'est que tardivement que je me suis situé à la gauche du Christ (pour reprendre le titre d'un livre important sur le catholicisme de gauche). J'ai pourtant toujours été athée et j'oscille aujourd'hui entre l'exaspération face aux visions spirituelles qui me semblent induire une inacceptable cécité vis-à-vis des réalités matérielles, et le sentiment qu'il est plus précieux aujourd'hui que jamais de savoir inscrire les analyses matérielles dans une perspective spirituelle.

Aujourd'hui que la démocratie est devenue une valeur incontestable, on peine à comprendre la déception profonde qu'elle inspirait dans les années 30 - qu'avait réussi la démocratie bourgeoise, sinon à favoriser les bas calculs politiciens, à instaurer le règne de la démagogie, du diviser-pour-régner et du corporatisme? La nécessité d'une profonde et puissante régénération spirituelle s'imposait à beaucoup d'esprits, soit comme la condition d'une démocratie véritable, soit comme le fondement d'une véritable communauté qui, n'étant pas individualiste, ne serait pas démocratique.

L'aspiration à l'harmonie de la communauté a toujours été un ferment du fascisme parce que, face aux divisions irréductibles, elle mène à la recherche du bouc émissaire. Certains, parmi les catholiques des années 30, ont suivi cette pente, mais parmi eux, certains s'en sont vite détournés. C'est le cas d'Olivier Messiaen.

D'abord érigé en compositeur exemplaire parce qu'il avait été prisonnier de guerre - et composé le Quatuor pour la fin du temps durant sa captivité - il est depuis quelques années vilipendé comme un collaborateur, notamment pour avoir composé, en 1940, une partie de la musique d'une cérémonie vichyste en l'honneur de Jeanne d'Arc. Ce fut cependant son unique oeuvre officiellement collaborationniste et Messiaen est resté, durant le reste de la guerre, à l'écart du régime - alors qu'il ne manquait pas de musiciens de renom, encore aujourd'hui portés aux nues, pour collaborer avec ferveur. Ses professions d'amour pour De Gaulle à la libération sont certainement sincères.

Messiaen n'était ni un résistant, ni un héros. Il était aussi, sans doute, de ces antisémites métaphysiques (il considérait les Juifs coupables de "déicide") aveuglés, insensibilisés par leurs chimères téléologiques. L'antisémite métaphysique ne croit pas que les Juifs soient des voleurs, des avares ou des bolcheviks: il croit que leur destinée est inscrite dans la Bible. Jacques Maritain eut également fort à faire pour se justifier de déclarations sur le génocide en lequel il voyait le tragique accomplissement de la destinée d'Israël.

Messiaen était de ces hommes que leurs visions ont égaré. S'il fut après-guerre un compositeur célébré, récipiendaire de commandes étatiques - son opéra Saint François d'Assise - et de tous les honneurs, il se décrivait lui-même, étonnement, comme "isolé". Il connut apparemment une traversée du désert dont il ne sortit que grâce à sa passion pour les chants d'oiseau, qui lui permirent de refonder son langage musical, échappant aussi bien au conservatisme du néoclassicisme qu'au formalisme des avant-gardes. C'est encore la foi chrétienne qui lui imposait une voie créatrice ramenant à l'idée d'harmonie, harmonie de l'homme avec la nature médiée par le Christ, exprimée par l'art.

La musique de Messiaen porte la trace des ambivalences de la foi. Dans son aspect massif, brut, La Transfiguration de notre seigneur Jésus-Christ exprime la fascination pour l'archaïque, le rituel comme abolition du moi et absorption de l'individu dans le Tout; mais la richesse des couleurs, la puissance de la concentration, la capacité unique à suspendre le temps des Vingt Regards sur l'Enfant Jésus révèle l'aspiration du cœur, profonde, bouleversante. Rapport de l'homme à Dieu qui tantôt illumine le monde et tantôt le plonge dans les ténèbres.  

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