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Billet de blog 12 février 2022

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L'Idée Schoenberg

Soixante-dix après sa mort, Schoenberg reste l'un des compositeurs les plus énigmatiques de l'histoire de la musique, et aussi les plus mal compris, notamment du fait des analyses d'Adorno. Ce texte vise à articuler les multiples aspects de sa pensée: métaphysique, esthétique, théologie, politique et sionisme.

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Schoenberg est encore souvent compris par le prisme d’Adorno : un destructeur de la tradition musicale, inventeur d’une musique négative dont la vertu serait de rejeter l’intégralité de l’héritage d’une culture germanique dont le nazisme aurait révélé la vraie nature. Le dodécaphonisme, méthode de composition qui s’émancipe de toute référence à la tonalité, serait né de cette volonté de rupture. L’analyse d’Adorno s’est d’autant mieux imposée qu’elle fut transcrite en littérature par Thomas Mann dans Docteur Faustus, où l’invention de la musique dodécaphonique est attribuée au compositeur fictif Leverkühn qui aurait passé un « pacte avec le diable ».

Théorie paradoxale, car elle ne rend en réalité guère compte de l’œuvre. Aussi ceux qui l’adoptent ne peuvent-ils qu’être déçus par le recours aux formes traditionnelles dans les œuvres dodécaphoniques de Schoenberg : gigue, menuet, fugue… Schoenberg, qui méprisait Adorno, fut d'ailleurs scandalisé par Docteur Faustus. C’est qu’il avait lutté toute sa vie contre la caractérisation de son art comme destructeur, d’ailleurs souvent liée à la conception antisémite du Juif apatride et dénué d’enracinement culturel. Sa visée était tout autre : il suffit de lire ses écrits pour savoir que loin de se considérer comme le liquidateur d’une tradition, il s’inscrivait dans cette tradition à laquelle il pensait avoir ouvert de nouvelles voies. A ceux qui, à l’inverse d’Adorno, regrettaient qu’il ait renoncé au style romantique de ses premières œuvres, Schoenberg répondait :

« Je n’ai jamais censé de composer dans le style et la manière de mes débuts. La seule différence est que j’y parviens mieux aujourd’hui qu’auparavant ; c’est plus concentré, plus mature. »[1]

Il pensait d’ailleurs avoir confondu ses critiques dans son traité d’harmonie, Harmonielehre, où il avait montré que « loin d’ignorer les œuvres des maîtres classiques, je leur vouais un profond respect et connaissais et comprenais leurs chefs-d’œuvre au moins aussi bien que mes ennemis ».[2] Cette réfutation aurait dû valoir aussi bien contre ceux qui condamnaient la musique « destructive » de Schoenberg que contre ceux qui la louaient.

Les musicologues ont depuis longtemps étudié le rapport de Schoenberg à la tradition. L’objet du présent texte est d’explorer les fondements philosophiques de ce rapport. Schoenberg a beaucoup écrit sur de très nombreux sujets. Ses textes nous livrent les éléments d’une métaphysique et d’une éthique indépendamment desquelles on ne peut comprendre son esthétique, et qui fondent également son rapport à Dieu, au judaïsme et, conséquemment, son engagement politique en faveur du sionisme.

Schoenberg est d’abord un moniste au sens de Spinoza. Il est convaincu qu’il existe des lois du cosmos qui sont également les lois de l’esprit et, partant, des créations de l’esprit – notamment musicales.

« Nous sommes évidemment tels qu’est la nature autour de nous, et tels qu’est le cosmos. Mais notre musique également doit être telle que nous sommes (si deux grandeurs sont toutes deux égales à une troisième…). Mais alors de notre seule nature, je peux déduire comment est la musique (des hommes plus audacieux diraient ‘comment est le cosmos !’). »[3]

L’ordre du monde n’est pas directement intelligible au sujet pensant mais celui-ci peut, puisque toutes ses pensées en résultent, l’élucider par l’analyse. C’est de cet effort d’analyse, explique Schoenberg, qu’il est parvenu à sa méthode de « composition avec douze tons ». Il se trouvait à un point d’épuisement de la théorie musicale : la tonalité avait perdu ses vertus structurantes en étant saturée par les chromatismes wagnériens (le chromatisme consiste à user d'intervalles n'appartenant pas à l'échelle du mode initialement choisi. Le chromatisme provoque une émancipation progressive de l'harmonie qui va s'insinuer peu à peu dans le système tonal, jusqu'à le faire éclater : les harmonies de Wagner en sont à tel point saturées qu’il n’est guère aisé de savoir quelles en sont les tonalités.) A cet épuisement théorique correspond une accoutumance de l’oreille, que Schoenberg qualifie d’ « émancipation de la dissonance » : peu à peu, ce qui nous semblait dissonant, c’est-à-dire contre-nature, nous semble naturel. Le compositeur n’a plus besoin de la tonalité pour composer et l’auditeur n’en a plus besoin pour écouter. Mais l’épuisement de la tonalité pose un problème : quelles seront désormais les caractéristiques structurantes d’une œuvre ?

Contrairement à ce qu’on dit souvent, et que pensaient également des contemporains de Schoenberg (par exemple Hindemith), ce dernier ne s’est pas posé cette question sur le plan purement théorique pour parvenir à l’élaboration d’un système dogmatique contraignant les compositeurs à composer avec douze tons. Il explique avoir d’abord laissé libre cours à son inspiration (c’est la période de son œuvre que l’on qualifie d’ « expressionniste »), cherchant les principes ordonnateurs de ses œuvres dans des facteurs extrinsèques (par exemple un poème), mais s’être parallèlement interrogé sur les compositions qui naissaient ainsi librement pour comprendre l’ordre sous-jacent qu’elles lui révélaient à lui-même. Processus d’autoanalyse qui éclaire le principe posé dans une lettre à Kandinsky, « l’art appartient à l’inconscient ». Cela ne signifie pas que l’art serait le produit d’une activité créatrice non filtrée, court-circuitant volontairement le contrôle de la conscience (comme dans l’écriture automatique par exemple), mais que l’activité spontanée offre à la conscience le matériau sur lequel elle va travailler. Ainsi Schoenberg attribue-t-il les innovations de sa Kammersymphonie op. 9, où la résolution des dissonnances est repoussée si loin qu’elle finit par se révéler superflue, aux « contributions miraculeuses du subconscient ». Le compositeur est analyste autant qu’analysant, et c’est par l’autoanalyse que Schoenberg va parvenir à sa méthode de composition avec douze tons, qu’il découvre avoir pratiquée avant que de l’avoir théorisée.

La méthode des douze tons n’est cependant pas comparable à une théorie scientifique, qui éluciderait une loi de la physique. Schoenberg ne prétend pas avoir trouvé le secret de la « musique des sphères ». Une méthode n’est pas un système. Le dodécaphonisme est une structure qui est suffisamment ouverte pour permettre au compositeur d’élaborer ses idées intuitives. Schoenberg écrit qu’ « un esprit profondément exercé à la logique musicale fonctionnera de façon logique en toute circonstance »,[4] et c’est justement ce qui lui permet, « quand [il] compose, d’oublier toute théorie et de ne continuer à composer qu’après en avoir libéré son esprit ».[5] C’est ainsi que la logique permet la structuration de l’idée sans en entraver l’émergence, et c’est parce qu’il procède ainsi que Schoenberg a toujours été « davantage un compositeur qu’un théoricien ».[6]

La structuration logique de l’idée a pour finalité de la rendre intelligible à l’auditeur. Schoenberg, en effet, montre dans tous ses écrits un souci constant de la compréhensibilité de sa musique. Recevoir l’intuition, garantir la compréhensibilité ; deux impératifs qui sont au cœur de toute la pensée de Schoenberg et qui trouvent leur déclinaison théologique et politique dans des œuvres comme L’Echelle de Jacob, Moïse et Aron ou le Psaume Moderne. Dans les domaines théologique et politique, ces deux impératifs sont en tension, irréconciliables, ce qui pose de graves problèmes, comme on le verra plus tard. La musique, en revanche, ne pose pas les mêmes enjeux. Nul n’est moins orgueilleux que Schoenberg : qu’il y ait une déperdition inévitable entre l’idée musicale, sa transcription formelle et sa compréhension par l’auditeur ne l’empêche pas de dormir, c’est une fatalité à laquelle on peut se résoudre tranquillement. En revanche, ce qu’il n’a jamais supporté – et qui explique son aversion pour Adorno – c’est qu’on perde de vue la distinction entre l’idée et la forme, ce qui mène à fétichiser la seconde.

Une constante des écrits de Schoenberg est son mépris pour les compositeurs ou les critiques soucieux de « style », comme si le style était en soi significatif de quoi que ce soit et pouvait être autre chose que l’expression d’une idée qui le commande. Pour Schoenberg, seule compte l’idée. C’est pourquoi il n’a jamais fétichisé sa propre méthode de composition, affirmant qu’ « il y a encore bien de belles musiques à composer en do mineur » - ses toutes dernières années voient d’ailleurs naître aussi bien des œuvres d’une liberté inouïe (le Trio à cordes) que d’autres d’un classicisme parfait (les Variations pour orchestre op. 41). C’est aussi pourquoi il s’est toujours obstinément opposé à ceux qui voyaient en sa méthode un système. Cette méthode, affirma-t-il inlassablement, n’était qu’une approximation née de l’analyse de sa pratique, qu’il n’était pas certain d’avoir entièrement élucidée et qu’il ne pouvait pas, pour cette raison, transmettre adéquatement à ses élèves. C’est dans la confusion entre méthode et système que s’enracine l’erreur d’Adorno qui se retrouve dans le Docteur Faustus de Thomas Mann :

« Pendant de nombreuses années, j’ai tenté en vain d’enseigner à mes élèves certaines découvertes que j’avais faites dans l’art du contrepoint. (…) Cette expérience m’a enseigné qu’une science secrète n’est pas une science qu’un alchimiste refuserait de vous enseigner ; c’est une science qui ne peut pas s’enseigner du tout. Elle est innée ou elle n’y est pas.

C’est pourquoi le Adrian Leverkühn de Thomas Mann ne sait rien de la composition avec douze tons. Tout ce qu’il en sait lui fut enseigné par Mr. Adorno, qui n’en sait que le peu que j’ai pu enseigner à mes élèves. Les faits réels resteront une science secrète jusqu’à ce que quelqu’un la reçoive par un don gratuit. »[7]

Le jugement porté sur Adorno semble bien sévère quand on pense aux pages magnifiques consacrées par celui-ci à Schoenberg dans Quasi Una Fantasia - ouvrage publié dix ans après la mort de Schoenberg. Il faudrait, pour rendre justice à Adorno, étudier l'évolution de sa propre conception de la musique de l'après-guerre aux années soixante, mais ce n'est pas notre sujet. Revenons à celui-ci: C’est le monisme de Schoenberg qui fonde la très haute idée qu’il se fait de la fonction de la musique. Celle-ci, dit-il, contient des formes de vie plus hautes auxquelles les hommes doivent aspirer. Ces formes de vie consistent en une élévation spirituelle, une capacité à vivre au diapason du monde ; la musique donnant forme sensible à l’idée du compositeur, laquelle n’est en définitive que le précipité des lois cosmiques, composer et écouter sont un exercice spirituel – exercice perverti dès lors que l’on fétichise la forme. Fétichisme, c’est-à-dire idolâtrie ; on voit que le lien s’établit de lui-même entre la métaphysique de Schoenberg et sa théologie.

Schoenberg, Juif né d’une mère pieuse et d’un père libre-penseur, a toujours été profondément religieux. Sa foi n’était pas initialement enracinée dans une tradition familiale mais bien dans un questionnement métaphysique : c’est du moins ce que suggère sa conversion au protestantisme en 1898, sous l’influence de son ami Walter Pieau. Rien ne permet de penser qu’il s’agisse d’une conversion de convenance visant à faciliter sa vie dans la Vienne antisémite du début du siècle. D’une part, la vie entière de Schoenberg atteste qu’il n’était pas homme à faire quoi que ce soit par convenance ; d’autre part, il continuera après sa reconversion au judaïsme à exprimer son tendre amour pour le Christ, « sans aucun doute l’être le plus pur, le plus innocent, le plus désintéressé, le plus idéaliste qui ait jamais vécu sur cette terre ».[8] Qu’un homme comme Schoenberg, dont la question fondamentale était celle de la tension entre l’Idée et l’esprit, ait pu être séduit par la figure médiatrice du Christ n’a rien d’étonnant.

Mais alors, pourquoi la reconversion au Judaïsme ? La chronologie nous met sur la voie : en 1921, Schoenberg est chassé de la ville de Matsee parce que Juif. Son élève Anton von Webern intercède, arguant qu’il s’agit d’un grand compositeur, à quoi le maire répond : « fût-il Mozart lui-même, il devrait partir ». Ainsi sonne le glas de l’aspiration à l’intégration par le mérite : un Juif peut bien sortir du ghetto pour contribuer à l’excellence de la culture, il n’en restera pas moins un paria. La réaction de Schoenberg se lit dans ses lettres à Kandinsky, dont il avait peu après découvert les propos antisémites :

« Ce que j’ai été forcé d’apprendre l’an dernier, je l’ai maintenant enfin compris et je ne l’oublierai plus jamais. À savoir que je ne suis pas un Allemand, pas un Européen, et peut-être même à peine un être humain (du moins les Européens me préfèrent-ils les pires individus de leur race), mais que je suis juif. Cela me convient ! »[9]

La réaction de défi de Schoenberg, viscéralement attaché au persécuté contre le persécuteur, est superbe. Mais il ne s’agit pas seulement d’un mouvement de défi. Pour Schoenberg, la montée de l’antisémitisme était le signe que l’Occident rejetait ce que symbolisaient les Juifs : précisément le monothéisme le plus strict et le plus sévère. Rejet qui attestait peut-être, corrélativement, la faillite du christianisme puisque celui-ci, qui devait médier le rapport au divin par la figure du Christ, n’y était pas parvenu. Dans une lettre à Berg, Schoenberg affirme avoir « rompu tous ses liens avec l’Occident » et se déclare « Asiatique ». Sous la plume d’un homme qui définit d’abord une civilisation par sa culture, l’assertion vaut apostasie : Schoenberg n’a plus rien de chrétien.

Pour Schoenberg, la montée du nazisme s’inscrit dans une crise générale de civilisation. Dans ce contexte, son rapport au peuple juif est double. D’une part, il s’agit de sauver des individus en danger de mort ; d’autre part, il s’agit de sauver le monothéisme, c’est-à-dire la forme la plus haute de spiritualité, dont le peuple Juif est, qu’il le veuille ou non, dépositaire. Ainsi s’explique la double dimension du sionisme de Schoenberg, politique et messianique. Mais à l’épreuve de la réalité historique, la tension entre ces deux dimensions atteint un paroxysme. Sur le plan politique, Schoenberg a eu très tôt une conscience aigüe de la menace : « NOUS SOMMES EN GUERRE »,[10] écrit-il, le 12 Mai 1934, au rabbin Wise, figure du sionisme. Que les Juifs soient menacés d’extermination justifie tous les moyens de les sauver et Schoenberg, qui ne croit pas un instant que la lutte contre l’antisémitisme ou la révolution communiste aient la moindre chance d’y parvenir, est prêt à considérer tous les moyens concrets de les sortir d’Europe.

Dès 1924, sollicité par la revue Pro Zion, Schoenberg doutait de la volonté et de la capacité des puissances européennes à protéger les Juifs en Palestine « face aux nombreux ennemis qui les entourent ». L’histoire, écrit-il, montre que les juifs ne peuvent, comme tous les autres peuples, maintenir leur indépendance que par des guerres victorieuses et que « la refondation d’un Etat juif ne peut advenir que de la manière qui a caractérisé tous les événements semblables dans l’Histoire : non par des discours moralisants mais par le succès des armes et une conjonction d’intérêts favorables ».[11] Sur la base de telles déclarations, Alexander Ringer n’hésite pas à aligner la position de Schoenberg sur celle de Ze’ev Jabotinsky et il est certain que le premier ne pouvait que souscrire au réalisme glacial et lucide du célèbre texte du second, « la muraille de fer » : la création d’un Etat d’Israël est un projet colonial qui, comme tout projet de cet ordre, suscitera inévitablement une résistance acharnée des colonisés. Aucun accord de paix ne sera possible avant que ceux-ci n’aient perdu jusqu’au plus petit espoir de les chasser. Dans La Moralité de la muraille de fer, Jabotinsky défend ce projet colonial contre ceux qui lui opposent le droit à l’autodétermination des peuples : ce droit ne peut pas être utilisé, écrit-il, pour entériner de toute éternité la répartition des terres parmi les peuples, ce qui condamnerait pour toujours la nation Juive à l’exil. La fondation d’Israël s’apparente à une réforme agraire que justifie la densité de population dans le monde Arabe : on peut donner une terre aux juifs tout en garantissant un espace suffisant aux populations autochtones. Si la fondation d’Israël n’est possible que par la guerre, sa pérennité sera par contre assurée par la justice des accords passés après la victoire, à laquelle les colonisés devront finir par se résoudre.

Les idées de Schoenberg étaient-elles celles de Jabotinsky ? On pourrait en douter en lisant son Programme en quatre points pour le peuple Juif, qu’il rédige entre 1933 et 1935 mais ne publiera qu’en 1938, dans lequel il semble s’opposer au projet d’un Etat juif en Palestine. Face à l’urgence de l’émigration, il condamne vertement les tergiversations du Conseil Sioniste et notamment la focalisation sur la Palestine. Le rejet par le Conseil du projet Ougandais soumis par Theodor Herzl en 1903 fut à ses yeux criminel, car toute terre valait mieux que rien, et le projet palestinien lui semble grevé par des difficultés structurelles insurmontables : d’une part, jamais les peuples « mahométans » n’accepteront l’Etat juif, et d’autre part la région est d’une telle importance stratégique que les grandes puissances n’y toléreront jamais l’émergence d’une nation capable d’affirmer son indépendance par la force. Il faut donc, dit-il, chercher une terre vide où que ce soit sur la surface de la terre, car la technique moderne permet de vivre dans la jungle aussi bien qu’au pôle.

Il n’est cependant pas certain que le Programme en quatre points dise le tout de la pensée de Schoenberg. Avant d’exposer ses vues sur la fondation d’un Etat juif, il prévient qu’ « il est difficile de discuter publiquement cette question » et que « bien des choses ne peuvent être dites que par allusion ». Que sont donc ces choses indicibles ? La réponse se trouve peut-être dans la pièce de théâtre (unique œuvre non musicale de Schoenberg) Der Biblische Weg (La Voie Biblique), écrite à des fins de propagande en 1926.[12]

Le personnage principal de la pièce, Aruns, parvient à fonder un Etat juif dans un pays Africain imaginaire, l’Ammonguéa, qui fait manifestement référence à l’Ouganda. Il y parvient en puisant aux deux sources du sionisme de Schoenberg : il rallie le peuple par son dévouement totale à l’Idée, mais fait face aux puissances en ne rechignant à aucun artifice. Son plan repose d’ailleurs en dernière analyse sur la force : un savant Juif a inventé une bombe surpuissante qui assurera la force de dissuasion du jeune Etat contre ses ennemis. Dans son entreprise, Aruns fait face à l’opposition de certains de ses coreligionnaires : les financiers qu’il doit convaincre d’investir dans l’entreprise, mais aussi les orthodoxes qui refusent son projet nationaliste et ne voient aucun sens à l’idée d’une patrie juive ailleurs qu’en Palestine. Le représentant de l’orthodoxie est un rabbin brésilien, David Asseino. Pour obtenir son soutien, Aruns promet que la création de l’Etat juif en Ammonguéa n’est qu’une étape transitoire vers la Palestine. On sait que c’est également ainsi que Theodor Herzl concevait le projet Ougandais. Etait-ce aussi l’opinion de Schoenberg, celle qu’il jugeait imprudent de publier explicitement dans son Projet en quatre points ?

S’il en était ainsi, cela expliquerait que l’on trouve chez Schoenberg comme chez Jabotinsky l’insistance sur la dimension éthique de l’Etat d’Israël, dont le comportement exemplaire sera censé peu à peu réparer les traumatismes qui accompagneront nécessairement sa naissance. Schoenberg a vu naître l’Etat d’Israël avec une immense joie et aurait souhaité, si sa santé l’avait permis, participer à sa croissance spirituelle. Il accepta fièrement la Présidence Honorifique de l’Académie Israélienne de Musique tout en s’excusant de ne pouvoir, trop faible, l’occuper concrètement. Dans sa lettre d’acceptation, il définit la façon dont il aurait accompli sa tâche en ces termes :

« J’aurais tenté de donner à cette Académie une signification universelle quant à la façon dont elle aurait servi d’alternative à une humanité qui, de tant de façons, s’asservit à un matérialisme immoral et inspiré par le business. Un matérialisme derrière lequel s’évanouissent rapidement toutes les présuppositions éthiques de notre art. Un modèle universel ne peut pas s’accommoder des demi-savants. Il ne peut pas former des instrumentistes dont la plus grande habileté consisterait à se conformer à la perfection à l’exigence universelle du divertissement.

D’une telle institution doivent sortir de véritables prêtres de l’art qui feront face à l’art avec le même sentiment de consécration qu’un prêtre ressent face à l’autel. Car, de même que Dieu a choisi Israël dont la tâche est de préserver, malgré toutes les souffrances, le monothéisme mosaïque dans sa pureté et sa vérité, de même il incombe aux musiciens Israéliens d’offrir au monde un modèle doté de la capacité unique de faire à nouveau fonctionner nos âmes de façon propre à assurer le développement de l’humanité vers des buts toujours plus élevés. »[13]

Ces idées utopiques paraissent sans doute bien naïves au regard de l’Histoire, et d’autant moins séduisantes que nous les avons inscrites dans le voisinage de celles de Jabotinsky, maître à penser de l’extrême-droite israélienne. Il est possible que le réalisme et l’idéalisme de Schoenberg n’aient été que les deux faces d’un même sentiment d’effroi face au destin du peuple Juif, qu’ils n’aient constitué qu’une tentative de concilier les inconciliables. Mais ce qui sépare Schoenberg de Jabotinsky, c’est que le premier n’était pas seulement un idéologue mais aussi un artiste. Or la conciliation des contraires qu’envisageait Schoenberg sur le plan politique, il a eu la force d’en explorer l'impossibilité dans ses œuvres artistiques, et particulièrement dans son opéra Moses Und Aron. Moïse a reçu de Dieu la mission suivante :

« Tu as vu les atrocités, reconnu la vérité : tu n’as donc plus d’autre choix : sauve ton peuple ! » (Acte I, scène 1)

Mais Moïse supplie Dieu de lui épargner cette mission car il « peut penser, mais non parler » (I, 1). Dieu lui adjoint alors son frère Aaron qui sera sa bouche.

« Par lui, ta voix parlera, comme par toi parle la mienne ! Et vous serez bénis. Car je te le promets : ce peuple est élu entre tous les peuples, pour être le peuple du Dieu unique afin qu’il le reconnaisse et se consacre tout entier à lui seul ; Qu’il surmonte toutes les épreuves que – dans les millénaires – devra affronter l’idée. Et je t’en fais la promesse : je vous conduirai là où vous serez unis à l’Eternel et serez un exemple pour tous les peuples. »

Mais dès la scène seconde, où Moïse et Aaron se rencontrent, l’incompatibilité de leurs visions se manifeste. Quand Aaron dit qu’il est interdit de représenter Dieu, Moïse le corrige : ce n’est pas interdit, c’est impossible. Correction fondamentale car Aaron, en ne concevant l’irreprésentabilité que comme un interdit révèle qu’il ne comprend pas pleinement la transcendance divine. Aaron continue en louant un Dieu qui « punis les péchés des pères sur leurs enfants et les enfants de leurs enfants », et Moïse objecte à nouveau : « Tu punis ? Nos actes sont-ils capables de provoquer les tiens ? » Pour Aaron, Dieu « récompense ceux qui obéissent à [ses] commandements », mais Moïse déclare :

« Dieu juste ! Tu as tout disposé, la manière dont tout se passera : doit-il être récompensé, celui qui souhaiterait autre chose ? Ou celui qui ne peut autre chose ? »

Enfin, Aaron loue Dieu qui « exauce les requêtes des pauvres et accepte les offrandes des bons » et Moïse proteste à nouveau : « Dieu tout-puissant, Ont-elles pu t’acheter, les offrandes des pauvres que tu as créés pauvres ! » Il exhorte Aaron : « Purifie ta pensée, détache-la de la futilité, consacre-la au vrai : nul autre profit ne récompensera tes offrandes ». Mais quand il partira dans le désert pour quarante jours et quarante nuits, Aaron cèdera aux exigences du peuple. Il faut au peuple un Dieu accessible au sens, un Dieu à son image : ce sera le veau d’or, qui représente ici toute forme de religiosité dégradée. L’adoration du veau d’or déclenche un processus étonnant : de la fraternité à la sauvagerie, de la liberté à la licence, le peuple sans surmoi semble s’épanouir brièvement avant de se perdre. Moïse revient sur ces entrefaites et reproche amèrement à Aaron d’avoir trahi leur mission, à quoi celui-ci répond qu’il a agit par amour pour le peuple qui « ne sait que sentir ».

On voit la différence entre le Dieu de Moïse, purement transcendant et de ce fait au-dessus des affaires humaines, et celui de Aaron, qui intervient dans la société comme juge et bienfaiteur. Seul le second peut avoir une fonction politique pour le peuple, motiver la lutte contre Pharaon, pour la conquête de la terre promise et pour la liberté politique. Le dieu de Moïse n’offre qu’une liberté toute spirituelle, fondée sur l’acceptation de l’inscrutable volonté divine. C’est celle qui permet de se soumettre à l’exhortation de l’ange Gabriel qui ouvre l’oratorio Die Jakobsleiter :

« A droite, à gauche, en avant, en arrière, en haut, en bas – peu importe, il faut poursuivre, sans se demander ce qu’il y a devant vous ou derrière vous. Cela vous restera dissimulé : vous pouvez, vous devez l’oublier pour remplir votre tâche. »[14]

Que le peuple Juif doive renoncer à savoir ce qui l’attend pour rester fidèle à l’essence du monothéisme, c’est aussi ce que semble dire Moïse à la fin du troisième acte de Moses und Aron (pour lequel Schoenberg n’a jamais composé de musique) :

« Lorsque vous userez de vos dons pour des buts faux et vains afin de prendre part, rivaux des autres peuples, à leurs viles joies, toujours, lorsque vous quitterez le renoncement du désert, et lorsque vos dons vous auront conduits jusqu’aux hauteurs suprêmes, toujours vous serez, depuis le triomphe des abus, de nouveau précipités dans le désert ». (III, 1).

Le peuple Juif semble ne pas pouvoir prendre sa place dans le concert des nations sans déchoir de sa prééminence spirituelle. C’est sans doute ce qui a inspiré des interprétations de l’œuvre que l’on peut qualifier d’antisionistes. Dans la mise en scène de Willy Decker, on voit Aaron tracer sur une toile une grande étoile de David que Moïse déchire. Mais c’est une lecture simpliste. Réduire Aaron à la corruption du sacré par le politique, ériger Moïse en figure d’une judaïté par essence diasporique, c’est d’une part occulter la menace existentielle qui pesait sur le peuple Juif et dont Schoenberg, on l’a vu, avait déjà conscience en 1926 lorsqu’il composa l’œuvre. C’est peut-être aussi, plus largement, réduire la portée de l’œuvre, car les tensions entre le politique et le sacré, l’éthique et la morale, ne sont pas propres à la condition Juive mais bien à la condition humaine.

Que devient, face à cette contradiction, le monisme de Schoenberg ? Peut-être la musique devait-elle permettre de la surmonter : Moses und Aron a en effet la particularité formelle d’être entièrement composé selon la méthode dodécaphonique, c’est-à-dire par variations d’une unique série de douze tons. Unité profonde, non discernable immédiatement par l’auditeur, mais néanmoins subconsciemment sensible. Pourtant la musique même ne semble pas avoir pu triompher de la contradiction interne à l’œuvre, comme en atteste son inachèvement malgré les tentatives constantes du compositeur de la mener à bien. C’est d’ailleurs une caractéristique troublante des œuvres religieuses de Schoenberg : Die Jakobsleiter est également inachevé, ainsi que le Psaume moderne Op. 50c qui est la dernière œuvre de Schoenberg. Pour toutes ces œuvres, nous avons cependant les textes. Or si l’on compare les parties non mises en musique de Moses und Aron et du Psaume moderne, on constate qu’elles contiennent, dans les deux cas, l’exhortation à une spiritualité absolument transcendantale. On a lu plus haut les dernières lignes de Moses und Aron, découvrons maintenant les derniers mots du compositeur, ou plus exactement sa dernière prière :

« Ô, toi mon Dieu, tous les peuples te vénèrent et t’assurent de leur dévotion.

Mais quel sens cela peut-il avoir pour toi que moi aussi je le fasse ?

Qui suis-je pour croire que ma prière serait nécessaire ?

Lorsque je dis « Dieu », est-ce que je sais si je parle alors de l’unique, de l’éternel, du tout-puissant, de l’omniscient, de l’irreprésentable, dont je ne puis ni ne dois me faire une image ?

A qui je ne puis ni ne dois adresser d’exigence, qui comblera ma prière ou la négligera.

Et pourtant, je prie, comme prient tous les vivants, malgré tout je demande grâce et miracle, satisfaction.

Pourtant je prie, car je refuse d’être privé du sentiment de félicité que procure l’unité, l’union avec toi.

Ô toi, mon Dieu, ta grâce nous a accordé la prière, ce lien avec toi. Telle une félicité qui nous donne plus que toute satisfaction. »[15]

Une félicité qui donne plus que toute satisfaction : magnifique caractérisation de la béatitude en Dieu, béatitude qui fait la consolation et le bonheur du martyr. Mais comment la mettre en musique ? Le faire, ne serait-ce pas déjà trivialiser cette béatitude, comme s’il était au fond aisé d’accepter l’exil, la misère et la mort ? Ne serait-ce pas insulter au droit du peuple Juif à lutter pour sa survie, fusse au prix de son élection ? Quoiqu’il en soit, Schoenberg a préféré s’abstenir. Les dernières phrases musicales qu’il nous ait léguées s’achèvent sur ces seuls mots : « Pourtant je prie ».

NOTES:

[1] “How one becomes lonely”, in Style and Idea, 60th Anniversary edition, UC Press, p. 30. Toutes les citations d’ouvrages en anglais sont traduites par moi.

[2] “How one becomes lonely”, in Style and Idea, p. 30.

[3] “Hauer’s Theories”, in Style and idea, 60th anniversary edition, p. 209-210.

[4] ‘My Evolution’, in Style and Idea, p. 85-86.

[5] ‘My Evolution’, in Style and Idea, p. 91-92.

[6] ‘My Evolution’, in Style and Idea, p. 91.

[7] ‘The Blessing of the dressing’, in Style and Idea, p. 385-386.

[8] Cité dans Harry Halbreich, ‘Arnold Schoenberg et le judaïsme’, in Schoenberg, Moïse et Aaron, L’Avant-Scène Opéra n° 167, Sept-Oct. 1995.

[9] Schönberg, Kandinsky et l’antisémitisme en 1923 - INRER

[10] Cité dans Alexander Ringer, Arnold Schoenberg. The Composer as Jew, Clarendon Press, p. 155.

[11] Alexandre Ringer, op. cit, p. 124.

[12] La Voix Biblique, traduction française disponible dans Danièle Cohen-Levinas, Le Siècle de Schoenberg, Hermann 2010.

[13] Cité dans Alexander Ringer, op. cit, p. 245-246.

[14] Schoenberg, L’Echelle de Jacob, traduction française in Le Siècle de Schöenberg, p. 545.

[15] Traduction française in Le Siècle de Schoenberg, p. 563-564.

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