Introduction autocritique
Commençons par dire ce qui n’allait pas dans ma lettre. J’y ai défendu la thèse que l’antisémitisme était un « racisme pas comme les autres », sa spécificité résidant dans la puissance occulte attribuée aux Juifs. Argument inutile : il n’est nullement nécessaire, pour fonder la lutte contre l’antisémitisme, de donner à celui-ci une prééminence sur les autres racismes. Argument faux de surcroît car, comme on me l’a fait remarquer, l’islamophobie fait également complot : en atteste la prolifération d’ouvrages traquant, dans les propos d’universitaires ou de militants, des signes d’allégeance à quelque secte vouée à la destruction de l’Occident. J’ai encore accusé la France Insoumise de laisser entendre à son électorat qu’elle tolérait l’antisémitisme. Propos qui me fait honte car il valide la thèse aujourd’hui dominante du « nouvel antisémitisme » d’origine musulmane, qui aurait supplanté l’antisémitisme d’extrême-droite. Je ne crois pas à cette thèse parfaitement réfutée par Jonas Pardo. Mais alors comment ai-je pu la reprendre à mon compte ?
La réponse m'apparaît aujourd'hui évidente. Si je ne soupçonne pas les musulmans d'antisémitisme, je connais l'opposition à Israël des militants décoloniaux et plus largement des populations d'origine postcoloniale. Or c'est dans mon attachement à Israël que je suis blessé depuis le 7 Octobre: la lettre que je croyais écrire sur l’antisémitisme visait en réalité l’antisionisme. Je ne confonds pas ces notions et je sais combien il est important, surtout en ce moment, de ne pas le faire. Alors qu’Israël commet des crimes atroces, je n’assume pas pleinement mon hostilité à l’antisionisme. Celle-ci est cependant trop puissante pour ne pas s’exprimer et a fini par faire retour sous couvert de dénonciation de l’antisémitisme. Pour le dire autrement : l’antisionisme me fait une blessure pour laquelle je n’ai pas trouvé d’autre nom qu’ « antisémitisme ». Ce diagnostic étant posé, la question qui se pose est celle de la véritable nature de cette blessure. Je crois que c’est aujourd’hui une question importante pour deux raisons.
La première est que cette blessure ne m’est manifestement pas propre : il suffit de lire les articles consacrés à l’antisémitisme par Médiapart pour constater que lorsque de nombreux Juifs expriment aujourd’hui leur malaise ou leur peur, ils souffrent dans leur lien à Israël. Peut-être certains d’entre eux sont-ils aussi perplexes que moi quant à la nature de ce lien et se retrouveront-ils dans mon analyse. La seconde raison est que cette analyse intéresse également les antisionistes qui, convaincus de la clarté de la distinction entre antisionisme et antisémitisme, considèrent que toute confusion quant à cette distinction ne peut relever que d’une intention diffamatoire. Or s’il est évident qu’une vaste campagne de diffamation est en cours depuis des années pour criminaliser toute opposition à la politique israélienne, la confusion recèle aussi quelque chose de réel qui échappe souvent aux antisionisme – comme cela m’a longtemps échappé à moi-même – et que j'aimerais qu'ils comprennent.
1. Le point de vue palestinien
Pour de nombreux militants d’origine post-coloniale, l’attachement à la Palestine est aussi viscéral et vital que celui de certains Juifs à Israël. Youssef Boussoumah en dit toute la profondeur dans Ma Dette palestinienne. En 2009, dans ce texte surtitré « L’obsession nécessaire », il écrit : « Depuis 35 ans, cette cause n’a jamais cessé de me porter plus que je ne l’ai portée. » Il est frappant de constater la similarité des attachements à Israël et à la Palestine. De même qu’Israël symbolisa, pour de nombreux Juifs de la diaspora, la dignité retrouvée après le génocide, de même Youssef Boussoumah transcende par l’engagement pour la Palestine la condition du sujet postcolonial français et se vit peu ou prou comme un Palestinien en diaspora :
« La lutte palestinienne prenait valeur de thermomètre politique. Ainsi, pour juger d’un groupe politique ou d’un individu, on commençait par lui demander sa position sur le conflit, on disait « faire la preuve par la Palestine ». En un mot pour nous, la Palestine a été une boussole, un révélateur. C’est elle qui nous a offert l’asile politique. »
C’est la façon dont un individu se détermine face à la Palestine qui détermine, abstraction faite de tous ses autres engagements, s’il en est ou n’en est pas. Il est évident, selon ce critère, que je n'en suis pas. Je respecte pourtant l'attachement à la cause palestinienne. S'il n'a pas les mêmes résonnances affectives pour moi que pour Boussoumah, je crois que nous nous retrouvons sur l'énoncé des faits. Il faut d’ailleurs avouer que du point de vue palestinien, la situation en Israël-Palestine est d’une aveuglante clarté.
Après la première guerre mondiale, les Palestiniens, qui espéraient échapper au joug des Ottomans pour parvenir à l’autodétermination dans le cadre d’une grande fédération Arabe, eurent la terrible surprise de se trouver sous le joug britannique. Ces britanniques eurent, de surcroît, le front de promettre leur pays aux sionistes : les colons juifs commencèrent d’arriver, achetant les terres à de lointains propriétaires avant d’en expulser les paysans pour les réserver au « travail Juif ». Face à cette colonisation de peuplement, les Palestiniens ont protesté de toutes les façons possibles auprès de la puissance mandataire, des institutions internationales et des multiples commissions venues étudier la situation – rien n’y fit : en 1947, des pays tiers s’arrogèrent le droit de les déchoir de leurs droits sur une partie de leur terre. Pour comble, les occupants entreprirent une série d’offensives visant à les en chasser (c’est la première guerre de 1948), ce qui provoqua l’offensive des armées arabes unies qui furent balayées : à la faveur de cette guerre, les colons chassèrent quelque 700 000 palestiniens de leurs territoires. La victoire suivante d’Israël, en 1967, déboucha sur l’occupation de la Cisjordanie. Depuis lors un régime d’apartheid se construit dans les territoires occupés, qui ne consiste pas seulement dans l’inégalité de droits mais dans l’inégalité concrète d’accès aux ressources élémentaires telles que l’eau, aux infrastructures telles que les routes, ou encore dans l’entrave systématique à l’exercice de droits fondamentaux – liberté d’expression, liberté de mouvement.[1]
Les Palestiniens ont bien-sûr résisté à l’oppression. Leur première intention fut de chasser les envahisseurs (c’est-à-dire les sionistes mais non les Juifs originaires de Palestine). Mais une longue suite d’échecs les a conduits à en rabattre de cet objectif premier. Il n’a d’abord plus été question de chasser les sionistes mais seulement de vivre avec eux à égalité de droits dans un Etat démocratique. Ceci s’avérant impossible, les Palestiniens se sont résolus à ne plus exiger la restitution de leur terre mais uniquement l’évacuation des territoires conquis en 1967, sur lesquels ils accepteraient d’établir un Etat exigu. Mais cet Etat lui-même n’a jamais vu le jour et les Palestiniens vivent aujourd’hui en diaspora (beaucoup dans des camps de réfugiés), sous l’oppression dans les territoires occupés, ou dans l’enfer de Gaza.[2]
Je crois que Boussoumah ne trouverait pas beaucoup à redire à mon exposé des faits. Peut-être sera-t-il également d’accord quant aux conséquences politiques que j’en déduis. Il va de soi que les Palestiniens doivent jouir de leurs droits fondamentaux en tant qu’individus et en tant que peuple. Il faut donc abolir l’Etat d’apartheid israélien. Cela s’envisage de deux façons : par la création d’un Etat palestinien (solution à deux Etats) ou par l’attribution des mêmes droits à tous les citoyens d’Israël et des territoires occupés (solution à un Etat). La création d’un Etat palestinien serait évidemment préférable au statu quo. Elle ne constituerait cependant qu’une réparation partielle du tort infligé aux Palestiniens puisqu’ils seraient toujours exclus d’une large part de leur terre. Je suis donc partisan de la solution à un Etat. Mais dès lors que l’on accorde l’égalité des droits à tous les citoyens et qu’on met fin aux politiques visant à préserver une majorité juive, Israël cesse d’être l’Etat des Juifs pour devenir celui de tous ses citoyens. Si j’y suis prêt, et si le sionisme vise depuis Theodor Herzl à fonder L’Etat des Juifs, ne faut-il pas conclure que je suis antisioniste ? Mais alors pourquoi l’antisionisme me blesse-t-il ?
2. Israël et le génocide des Juifs d’Europe
L’antisionisme ne se limite pas à la défense de la cause palestinienne : il contient également, le mot l’indique, un discours sur Israël. Les antisionistes écrivant du point de vue palestinien, il n’est pas surprenant qu'ils n'envisagent Israël que comme le produit d'une doctrine raciste, impérialiste et colonialiste qui serait le sionisme. Cette analyse est selon moi erronée pour deux raisons. La première est que le sionisme ne se réduit pas au racisme, à l’impérialisme et au colonialisme. Il fut un mouvement divers, traversé de conflits, et n’a jamais eu la solidité qui lui aurait permis de déterminer le cours de l’histoire d’une nation. La seconde est que la focalisation sur le sionisme comme cause de la politique israélienne élude l'importance du génocide des Juifs dans son histoire. C'est évidemment par là que je suis attaché à Israël, Etat criminel envers les Palestiniens mais Etat refuge pour les Juifs.
L'exploitation systématique et éhontée du génocide à des fins de propagande par les gouvernements israéliens a suscité une « fatigue de l'holocauste » que je comprends et d'ailleurs partage souvent. Le génocide ne justifie ni n'excuse la violence infligée aux Palestiniens. Il faut cependant le prendre en compte pour comprendre cette violence car le génocide ayant profondément matricé la psyché israélienne, il pèse également sur la façon dont les Israéliens perçoivent – ou ignorent – les Palestiniens.
L’aspiration nationale sioniste précède largement la shoah : Theodor Herzl publie L’Etat des Juifs en 1896, sous le choc de l’affaire Dreyfus. S’il n’en est pas moins vrai qu’Israël est né de la Shoah, c’est parce que le projet sioniste ne serait probablement pas parvenu à ses fins sans elle. Non, comme on le dit de manière trop simpliste, parce que les puissances occidentales auraient donné la Palestine aux sionistes par compassion mais pour la raison inverse: les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont fermé leurs portes aux rescapés qu'ils n'avaient aucune envie d'accueillir par peur de l'antisémitisme de leurs populations. On a vu ces derniers jours la persistance du soutien paradoxal accordé à Israël par des antisémites qui préfèrent voir les Juifs loin de chez eux. Avant la montée du nazisme et l'abandon des rescapés, l’immigration en Palestine était loin d’avoir l’ampleur espérée par les sionistes et la majorité juive n’était pas près de se concrétiser. Si l'Europe avait ouvert ses portes aux victimes du nazisme, quelques centaines de milliers de sionistes auraient continué d’émigrer en Palestine où ils seraient devenus une forte minorité mais il n’y aurait jamais eu d’Etat Juif.
On peut évidemment penser que les Palestiniens, le monde et les Juifs eux-mêmes ne s’en porteraient que mieux, ce qui revient à dire que le monde serait meilleur si l’antisémitisme n’existait pas. On peut également dire qu’il était injuste de faire payer aux Palestiniens le prix de la shoah et qu’il aurait fallu leur donner la Ruhr ou la Californie – argument frappé au coin du bon sens qui ne porte cependant que contre les Etats européens et non contre les Juifs ; ce n’est pas leur faute si on ne voulait pas d’eux. Mais s’il est important de rappeler qu’Israël est né de la shoah et non du sionisme, ce n’est pas pour faire pleurer de grosses larmes sur le sort des rescapés mais pour rappeler qu’Israël n’est pas seulement peuplé d’idéologues déterminés à mettre en œuvre un programme intrinsèquement raciste, mais surtout de personnes qui sont venues en dernier recours, souvent sans aucune conviction préalable, parce qu’il n’y avait nulle part où aller.
Pour le vérifier, on peut lire deux ouvrages. Dans Solal (1930), Albert Cohen met en scène l’aspiration sioniste à la Palestine, aspiration qui ne naît pas de l’expérience de l’extermination mais de la conviction qu’un Juif sera plus heureux sur sa terre qu’il ne l’est dans la « galout ». La description qu’il fait de la petite colonie de miséreux qui se défendent contre les autochtones est faite d’idéalisme et de désillusion. Elle correspond parfaitement à l’expérience des immigrants Juifs de l’entre-deux-guerres, dont beaucoup, comme Mangeclous, repartaient rapidement. L’aspiration née du génocide s’exprime, en revanche, dans une lettre du père de Saul Friedländer citée par ce dernier dans Quand vient le souvenir. Son père a fui Prague à l’arrivée des nazis et végète à Paris sans trouver ni travail, ni visa pour les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne. Il écrit à une amie à Londres :
« Bien que les nouvelles que l’on reçoit de Palestine soient peu favorables concernant les possibilités de travail et la situation économique et sociale du pays, tout le monde s’accorde à dire qu’on a le sentiment d’y être chez soi, en citoyen libre. Aujourd’hui on sait apprécier ce que cela signifie. Je ne veux plus recommencer la même comédie dans un autre Etat ou dans un autre pays et j’aime mieux rester un « schnorrer » toute ma vie ou faire la guerre aux Arabes. »[3]
C’est à ce moment-là, pense Saul Friedländer, que son père est devenu sioniste. « Mais pouvait-il prévoir », se demande Friedlander en 1977, « que la génération de ses petits-enfants serait encore en guerre – et leurs enfants après eux ? »[4] Question vouée à rester sans réponse car les parents de Saul Friedlander n’ont jamais vu la Palestine : ils sont morts à Auschwitz. Saul Friedlander, en revanche, y arrive à 17 ans, recueilli par un oncle, en 1949.
« Comment décrire mon enthousiasme lorsque j’arrivai en Israël pendant la guerre d’indépendance ? Tout me paraissait miraculeux : le chocolat local tout autant que l’Etat juif même. »[5]
Le nom palestinien de la « guerre d’indépendance » est Nakba, la catastrophe qui a vu 700 000 personnes chassées de leur terre. Le mot n’apparaît pas dans les souvenirs de Friedländer et l’événement lui-même n’apparaît que sur le mode allusif, les Arabes réduits à une présence fantomatique :
« Il m’arrivait, assez souvent, de passer des soirées à déambuler avec quelques camarades dans les rues de Jaffa. Autour de nous, des rues aux noms arabes, des maisons arabes, mais les Arabes, eux, étaient partis : la guerre. »[6]
On peut se scandaliser de cette formule elliptique invisibilisant la violence faite aux Palestiniens. Ce serait cependant une erreur grossière que de se représenter Friedländer sous les traits du général Custer. Ce n’est pas parce qu’ils étaient des monstres que les Israéliens ont traité les Palestiniens comme ils l’ont fait ; c’est parce que la nécessité existentielle qui les muait ne laissait aucune place à la souffrance de l’autre – à la perception de l’autre. Friedländer décrit bien l’atmosphère d’euphorie panique des premières années d’Israël où chacun semble jouer pour les autres et pour soi le rôle de l’heureux pionnier. Mais cela ne pouvait évidemment pas durer. Friedländer devint l’une des figures israéliennes militant pour la reconnaissance du tort infligé aux Palestiniens et un partisan de la solution à deux Etats. Il s’est aussi beaucoup interrogé sur la construction du psychisme Israélien et raconte une expérience qui en dit long sur les ravages du génocide. Une psychologue de ses amis travaille à une thèse sur « la perception de la mort chez des enfants suisses et des enfants israéliens » :
« Elle montre des séries d’images à des centaines d’enfants des deux pays et leur demandant de les identifier, de les commenter. Ainsi, les deux images suivantes : des animaux aux yeux terrifiés fuient d’immenses flammes ; un cimetière, où les tombes sont vierges de tout signe religieux. L’enfant suisse identifie un danger mortel sur la première image et un cimetière sur l’autre. L’enfant israélien prétend plus souvent que les animaux jouent et que l’autre image représente un parc… »[7]
Cette expérience ne fait qu’effleurer la question de la névrose israélienne née du génocide. Or ma thèse est que cette névrose pèse bien plus lourd dans la détermination du comportement des Israéliens envers les Palestiniens que l’idéologie sioniste. Cela ne signifie pas que l’idéologie ne joue aucune part : mais l’idéologie elle-même fonctionne selon les impératifs de la névrose. Elle n’est pas cause première mais cause seconde. Aussi pourrait-on écrire une histoire du conflit israélo-palestinien qui se lirait comme le développement de la névrose, les Palestiniens n’y tenant en qu’un rôle fantasmatique.
Après 1948, l’existence des Palestiniens est purement et simplement niée : la nécessité impérieuse de se croire chez soi, d’avoir échappé au monde et de n’avoir plus de comptes à lui rendre ne leur laisse aucune place dans la conscience collective. Mais les traumatismes ne se résorbent pas si facilement et la société israélienne devient rapidement agitée par la terreur de l’extermination aux mains des Arabes – terreur dont l’intensité est si souvent hors de toute proportion avec la réalité du danger qu’il est difficile de ne pas y voir un surgissement de l’effroi du génocide. Ce n’est pas que propagande si les Israéliens ont toujours cru revoir Hitler à leurs frontières sous les traits de Choukeiri, Arafat ou Nasser. Cette terreur va culminer à l’aube de la guerre des Six-Jours. Mais cette guerre va constituer un tournant.
D’une part, la guerre des Six-Jours va contraindre les jeunes israéliens à prendre conscience de l’existence des Arabes. Ce fut pour eux une expérience traumatique : ces Arabes fuyant avec leurs enfants dans les bras semblaient être les vivantes images de leurs propres grands-parents fuyant le nazisme. Les sabras prennent conscience de la violence de leur nation mais aussi de la spirale dans laquelle elle s’enferme. Entre ces jeunes soldats et leurs aînés, une fracture s’ouvre. Elle s’exprime de façon poignante dans The Seventh Day, livre de témoignages recueillis au lendemain de la guerre, partiellement censurés par le gouvernement, dont l’intégralité fut restaurée dans le beau documentaire Censored voices (2015). Le jeune Muki Tzur y posait un diagnostic d’une grande lucidité :
« Nous portons dans nos cœurs le serment de ne jamais retourner dans l'Europe de l'holocauste, mais en même temps, nous ne voulons pas perdre ce sentiment d'identité juive avec les victimes. (...) Nous sommes peut-être dans une position exactement opposée à celle du juif du ghetto qui a vu les meurtres et a senti son impuissance totale, qui a entendu les cris et n'a rien pu faire d'autre que de se rebeller dans son cœur et de rêver d'un temps où il aurait la force de réagir, de riposter, de se battre. Nous, il est vrai, nous nous battons et nous ripostons, car nous n'avons pas le choix, mais nous rêvons d'un temps où nous pourrons arrêter, où nous pourrons vivre en paix.
Ce changement de position explique peut-être la grande différence entre la réaction des sabras de souche et celle de ceux dont la diaspora a été l'expérience formatrice. Pour ces derniers, une victoire juive est un miracle, un rêve - pour le sabra, c'est un fait, et parfois un fait pénible. L'image d'un peuple totalement impuissant vivant dans un monde indifférent à ses souffrances, d'un peuple qui n'a pas eu la possibilité de se révolter et de réagir, est encore devant les yeux de ceux qui sont venus de la Diaspora ; tandis que ceux qui sont nés en Israël lèvent parfois les yeux vers une justice abstraite qui leur permettra d'échapper au destin de la guerre, aux sacrifices qu'elle exige, et aux réfugiés qu'elle laisse derrière elle. »[8]
Ces lignes écrites au lendemain de la guerre soulignent avec une acuité profonde les deux exigences contradictoires qui agissent à ce moment-là sur la psyché israélienne, toutes deux issues du génocide : exigence de la fierté retrouvée qui suscite une jouissance dans l’exercice de la force, exigence de solidarité avec l’opprimé qui en interdit l’exercice. Après la guerre des Six-Jours, le trouble des soldats sera censuré au profit de la fierté nationale. Ce n’est pas seulement vrai en Israël mais également dans la diaspora : l’identification des Juifs de la diaspora à Israël connaît alors un essor impressionnant. C’est que la guerre des Six-Jours, vécue comme une victoire sur le Hitler du Nil (Nasser), offre une compensation au traumatisme de l'extermination par Hitler sur le Rhin, compensation qui va permettre de dire le traumatisme :
« Par une sorte de consensus tacite mais largement respecté, ce dernier était rarement mentionné ; lorsqu'il l’était, ce n'était que dans des occasions spécifiques. Désormais, avec l'identification à Israël, la reconnaissance de la Shoah et la recherche de sa signification devint un pilier de ce que signifie être juif. Le théologien Marc Ellis a proposé la naissance de la « théologie de l'Holocauste » à ce moment-là, dans laquelle un judaïsme émerge qui fusionne son héritage religieux et culturel avec la loyauté à l'égard de l'État d'Israël. »[9]
C’est à ce moment que naît la tension, si sensible aujourd’hui, entre une partie des Juifs et la gauche qui amorce son virage tiers-mondiste. Tension qui entraîne la rupture de l’alliance historique, aux Etats-Unis, entre les Juifs et les Noirs. Les deux communautés avaient marché main dans la main : les Juifs avaient été en pointe de la lutte pour les droits civiques ; Martin Luther King avait toujours soutenu Israël ; Paul Robeson, chanteur Afro-Américain, marxiste et figure du mouvement pour les droits civiques, avait même chanté à des fundraisers de l’Irgun. Mais après 1967, Israël n’apparaît plus, aux yeux de la nouvelle gauche tiers-mondiste et anticolonialiste, que comme un vassal de l’empire Américain. Quand Leonard Bernstein organise des levées de fonds pour les Black Panthers, des membres du mouvement lui reprochent vertement son soutien à Israël.
Mais l’opinion tourne en Israël au moment de la guerre du Liban puis de la première intifada. Cette fois, le choc de la guerre n’est pas réservé aux soldats : les bombardements de Beyrouth et la répression terrible d’Arabes armés de bâtons et de pierres est télévisée, toute la population la voit – naît alors le mouvement pour la paix. Ce mouvement initie une réflexion sur le rapport d’Israël au génocide et l’historien Yehuda Elkana publie en Mars 1988 un texte qui fera date : « Le besoin d’oublier. »
« Ces derniers temps, écrit Elkana, je suis de plus en plus convaincu que le facteur politique et social le plus profond qui motive une grande partie de la société israélienne dans ses relations avec les Palestiniens n'est pas une frustration personnelle, mais plutôt une profonde "angoisse" existentielle alimentée par une interprétation particulière des leçons de l'Holocauste et par la volonté de croire que le monde entier est contre nous et que nous sommes l'éternelle victime. Dans cette ancienne croyance, partagée par tant de gens aujourd'hui, je vois la victoire tragique et paradoxale d'Hitler. Deux nations, métaphoriquement parlant, ont émergé des cendres d'Auschwitz : une minorité qui affirme que "cela ne doit plus jamais arriver" et une majorité effrayée et hantée qui affirme que "cela ne doit plus jamais nous arriver". Il va de soi que, si ce sont les seules leçons possibles, j'ai toujours adhéré à la première et considéré la seconde comme catastrophique. »[10]
Elkana affirme « que toute philosophie de vie nourrie uniquement ou principalement par l'Holocauste conduit à des conséquences désastreuses. (…) L'histoire et la mémoire collective sont indissociables de toute culture, mais le passé n'est pas et ne doit pas devenir l'élément dominant qui détermine l'avenir de la société et le destin du peuple ». En effet, « l'existence même de la démocratie est menacée lorsque la mémoire des morts participe activement au processus démocratique. Les régimes fascistes l’avaient très bien compris et agissaient en conséquence. » Ce qui est vrai des régimes fascistes du passé l’est également du régime fascisant de Netanyahou qui attise plus qu’aucun autre avant lui la religion de l’holocauste, le devoir de mémoire se réduisant à un cérémonial morbide visant à maintenir la nation collée au trauma.
Israël semble plus que jamais pris dans un cercle vicieux consistant à identifier ses ennemis à Hitler pour justifier une violence qui décuple le nombre de ses ennemis. Plusieurs ministres israéliens ont tenu des propos appelant ouvertement à l’épuration ethnique. Cependant l’extrémisme du gouvernement israélien et de larges secteurs de la population ne doit pas occulter d’autres dynamiques à l’œuvre. Elles sont particulièrement sensibles en diaspora : le soutien à la politique israélienne s’est ainsi effondré dans la jeunesse états-unienne qui n’hésite pas à parler d’apartheid. Les manifestations de Juifs vêtus de tee-shirts « not in my name » se sont multipliées depuis le début du siège de Gaza, la plus spectaculaire ayant été l’occupation du Congrès. En Israël, des conférences de solidarité juive-arabe promouvant l’égalité et la paix font salle comble. Les antisionistes ont, comme moi, amplement relayé ces manifestations. Nous voilà donc tout prêts d'une convergence dont je serais heureux. Concevable au niveau politique, elle bute cependant sur un écart existentiel ouvert par la façon dont on admet ou non la relation entre Israël et le génocide.
3. Shoah et Nakba: compétition ou continuité?
Le génocide des Juifs n’est évidemment pas l’unique facteur déterminant le comportement des Israéliens envers les Palestiniens. Israël n’est pas qu’une nation traumatisée, c’est une nation qui a, comme toutes les autres, ses capitalistes, ses exploiteurs et ses racistes ordinaires profitant avec le plus grand cynisme de l’occupation. La part du génocide dans l’attitude israélienne ne change rien, d’ailleurs, à l’oppression subie par les Palestiniens ni à la nécessité de mettre fin au régime d’apartheid. S’il faut cependant faire la part du génocide, c’est pour éclaircir deux points. La première porte sur la nature de l’attachement à Israël et de la blessure qu’inflige l’antisionisme. La seconde porte sur les modalités de la lutte contre l’apartheid et intéressera peut-être davantage les antisionistes.
L’identification à la Palestine déterminant leur regard sur Israël, les antisionistes ne l'appréhendent que sous l’angle raciste et colonial. Il est donc normal que le génocide ne soit pas le point focal de leur analyse et je n'ai aucune difficulté à l'admettre. Je ne peux supporter, en revanche, une tendance lourde qui va plus loin que la mise entre parenthèse du génocide et tend à la nazification d’Israël. Cette opération se fait de mille manières. Je vois beaucoup circuler une image entremêlant étoile de David et croix gammée qui a pour légende : « L’ironie de devenir ce que l’on hait ». J’ai moi-même évoqué, dans La Question d’Israël, ces actes terribles d’Israéliens reproduisant sur les Palestiniens des actes nazis : tatouages sur le bras, course nue, parcs entourés de barbelés et surmontés de miradors, etc. Il y a indubitablement, comme le souligne Michel Warschawski, quelque chose qui relève de la perversion dans de tels comportements. Mais on ne saurait déduire de ces phénomènes pervers que les Israéliens soient devenus des nazis, comme le suggère la dénonciation aujourd’hui banale d’un « génocide Palestinien ». Cette qualification s'entend juridiquement s'il s'agit de juger un État qui s’en prend intentionnellement à une population civile pour tenter de l’éradiquer par des crimes de masse indifférents à l’âge, au sexe ou à l’attitude politique personnes. Elle ne saurait cependant établir une équivalence entre les crimes d'Israël et génocide des Juifs d’Europe. Il y a indubitablement des Israéliens qui aspirent à une Palestine sans Arabes, de même que les nazis voulaient une Allemagne judenfrei. Mais les nazis ne se sont pas contentés d’expulser les Juifs de leur territoire, ni même de tuer ceux qui auraient refusé de partir : ils ont été les chercher dans toute l’Europe pour les exterminer méthodiquement jusqu’au dernier. Qui imagine Israël envahissant la Syrie ou le Liban pour exterminer méthodiquement les réfugiés palestiniens qui s’y trouvent ?
Plus grave encore est l’accusation selon laquelle les sionistes auraient toujours été des nazis. C’est une thèse qui prend en ce moment une popularité stupéfiante, notamment au Royaume-Uni où j’habite. En 2018, l’ancien maire de Londres Ken Livingstone avait affirmé qu’Hitler était sioniste, ce qui lui avait valu, malgré la résistance acharnée de son ami Corbyn, l’exclusion du Parti travailliste. Livingstone a toujours traité par le mépris l’indignation suscitée par ses propos : ses critiques, disait-il, ne connaissaient pas l’histoire. Cette année est sorti un ouvrage qui prétend démontrer que Corbyn aurait été abattu par le « lobby israélien ».[11] Un long chapitre de cet ouvrage est consacré à la défense de Ken Livingstone. L’auteur, Asa Winstanley, va encore plus loin que Livingstone : non seulement Hitler était sioniste, les sionistes eux-mêmes étaient également nazis. Il prétend le démontrer en étudiant le fameux accord passé entre les sionistes Allemands et les nazis pour favoriser l’émigration des Juifs en Palestine et va jusqu’à suggérer que les sionistes auraient sauvé le Reich et financé la solution finale. Ces thèses n’ont, en réalité, rien de nouveau et reposent sur d’incroyables simplifications historiques, depuis longtemps réfutées : un accord de circonstance passé dans une situation désespérée est présenté comme une véritable convergence idéologique. L’ouvrage de Winstanley a pourtant été encensé par toute la gauche antisioniste (notamment par des célébrités telles que Ken Loach ou Roger Waters) et l’auteur loué pour son « méticuleux travail d’historien » sur le site electronicintifada.net.
Les propos récents de David Guiraud relèvent également, sans peut-être qu'il en ait conscience, de la nazification d'Israël. Dans une conférence qui a fait scandale, Guiraud s’est livré à un exercice consistant à imputer à l’armée Israélienne des actes barbares dont on avait accusé le Hamas. Non, dit-il, le Hamas n’a pas mis des bébés dans des fours ; en revanche, l’armée israélienne l’avait fait à Deir Yasin en 1949. David Guiraud a beau se piquer de s’en tenir aux faits, son propos est d’une extrême fragilité. Certes, un seul homme a dit avoir vu, le 7 octobre, un bébé dans un four ; mais c’est également un seul homme qui affirma, des décennies après les événements, avoir vu un bébé dans un four à Deir Yasin. Son témoignage est sujet à caution, non parce qu’il serait un menteur mais pour des raisons de méthode élémentaires : on sait que plus on s’éloigne des faits, moins les témoignages sont fiables, surtout lorsque les souvenirs sont mobilisés par de puissants affects. Il faudrait être incroyablement naïf pour ne pas comprendre la séduction de l’idée qu’Israël aurait commis précisément le crime qu’il invoque toujours pour sa défense en mettant des bébés arabes dans des fours ; de même, il n’est pas étonnant qu’un homme ait pu, le 7 octobre, « voir » un bébé dans un four tant les massacres ont réveillé le souvenir de la Shoah.
L’important n’est pas la désinvolture avec laquelle, quoi qu’il en dise, David Guiraud traite les faits. Ce qui est réellement stupéfiant, c’est son insistance à retourner contre Israël la nazification dont le Hamas fut l’objet : le Hamas n’est pas nazi puisqu’il ne met pas des bébés dans des fours mais Israël, en revanche, l’a toujours été puisqu’il l’a fait dès 1949. Plaquer les massacres du 7 octobre sur le massacre de Deir Yasin ne « contextualise » rien mais ne tend qu'à reproduire, côté palestinien, la névrose mémorielle israélienne.
La nazification d’Israël est évidemment une manœuvre d’une extrême puissance puisqu’elle annule le principal motif de la mansuétude envers Israël : il est bien plus aisé de combattre des nazis que de combattre leurs victimes. Les nazis étant le symbole du Mal absolu, on peut laisser libre cours à la haine la plus pure. Haine qui se pense pure de tout antisémitisme puisqu’elle ne vise qu’Israël et non les Juifs. C’est si clair pour les antisionises que les accusations d’antisémitisme à leur endroit ne peuvent, selon eux, que relever d’une manœuvre de propagande visant à protéger Israël de toute critique. Mais l’accusation d’antisémitisme formulée contre les antisionistes n’est pas toujours malhonnête. Ce qu’elle dit confusément, c’est qu’en faisant du sionisme l’essence du Mal, donc en déshistoricisant Israël, les antisionistes nient le fait qu’Israël, dans sa violence et sa laideur, est un symptôme de la shoah - mieux: Israël appartient pour moi à l'histoire longue de la Shoah. C'est pourquoi je ressens l’antisionisme, quand il va jusqu'à la nazification d'Israël, comme une forme de négationnisme. Certes, ni Ken Livingstone, ni David Guiraud ne nient la réalité du génocide des Juifs. Mais en transformant l’Etat-refuge des Juifs en Etat nazi, ils oblitèrent le fait qu’Israël est d’abord l’état de leurs victimes, déterminé par le traumatisme du génocide et non par une adhésion à l’idéologie génocidaire. Ce faisant, ils nient un aspect du génocide, ce qui revient pour moi à en nier une partie. Penser Israël comme appartenant à l'histoire de la shoah ouvre pourtant, il me semble, d'autres perspectives car cela signifie que la shoah et la nakba appartiennent à la même séquence historique. C'est pourquoi des historiens tels que Nawal Muselh-Motut, Bashir Bashir et Amos Goldberg travaillent aujourd'hui à nouer la mémoire de la nakba à celle de la shoah, approche qui me semble ouvrir le chemin d'une véritable entente entre les antisionistes et moi.[12]
4. Actualité du sionisme
Si le discours antisionistes me blesse souvent, je pense pourtant, comme Youssef Boussoumah, qu’il faut faire « la preuve par la Palestine ». Pour Boussoumah, il est évident qu'on ne peut faire cette preuve qu'en rejetant résolument le sionisme, ce que de nombreux Juifs sont d'ailleurs prêts à faire. Je devrais pouvoir le faire également car bien que l'antisionisme me blesse, je ne suis pas sioniste. Cependant je comprends l'aspiration sioniste fondamentale de restitution au peuple Juif de sa dignité, de sa liberté, de sa maîtrise de soi. Une fois posée cette aspiration fondamentale, faire la preuve par la Palestine ne peut plus simplement signifier rejeter le sionisme mais prouver que cette aspiration peut se réaliser sur une modalité autre que l’occupation et l’apartheid. Or il est possible de faire cette preuve en puisant dans les ressources souvent ignorées du sionisme.
Le mouvement sioniste, qui émerge à la fin du dix-neuvième siècle, est constitué de courants divers et même antagonistes. Les uns (« territorialistes ») aspiraient à trouver quelque part dans le monde une « terre sans peuple pour un peuple sans terre » tandis que les autres (« Palestinistes ») refusaient de considérer tout autre lieu que la « terre ancestrale du peuple Juifs ». Les Palestinistes ont prévalu, mais les désaccords subsistaient : les uns (emmenés par Ben Gourion) voulaient un Etat juif appuyé par les puissances occidentales, tandis que d’autres (Brit Shalom) voulaient établir en Palestine un foyer spirituel dans le cadre d’un Etat binational tourné vers le monde arabe. La diversité du sionisme permet aujourd’hui à des militants pour « la solution à un Etat » de puiser dans ces penseurs des origines pour montrer à leurs concitoyens qu’il y a d’autres façons de concevoir l’aspiration légitime du peuple Juif à l’autodétermination que par l’exercice d’une souveraineté exclusive et discriminatoire.[13] C’est une approche d’autant plus importante qu’elle tient compte d’un aspect incontournable du conflit israélo-palestinien : Israël est aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, une nation.
Pierre Vidal-Naquet constatait dès 1970 la profondeur du sentiment national des « colons sans métropole » et rapportait un propos d’un militant du Matzpen, seul parti politique israélien ouvertement antisioniste : « Le fait que nous soyons un peuple d’oppresseur n’empêche pas que nous soyons un peuple ».[14] C’est pourquoi les propos de comptoir appelant à envoyer les Israéliens en Californie ou à Berlin sont ridicules autant qu’odieux. Ce peuple n’est déjà plus si jeune : soixante-quinze ans après le massacre de Deir Yasin, il est absurde de traiter les Israéliens comme s’ils en étaient individuellement responsables alors que la moyenne d’âge de la population est de trente ans.
Un peuple peut se transformer mais ne veut jamais disparaître. Nul ne le sait mieux que les Palestiniens. Le peuple Israélien, de même, doit changer mais ne peut pas s’annuler dans sa visée fondamentale. Dire cela ne contraint à aucune compromission politique et n’empêche pas de se donner pour but la seule solution juste : un seul Etat dont tous les citoyens jouiraient de droits égaux. La solution à un Etat ouvre un étroit chemin vers une issue au conflit Israélo-Palestinien qui serait doublement libératrice : elle émanciperait les Palestiniens de l’occupation et de l’apartheid et les Israéliens de la névrose d’extermination enracinée dans la mémoire du génocide. Dans La Question d’Israël, je citais Albert Memmi : « Israël a été un pari douteux : il nous reste à le gagner ». Si la peur de l’extermination domine, gagner le pari ne peut signifier que défendre pied à pied l’Etat-refuge. Mais si la peur s’estompe, l’instauration de l’égalité peut apparaître comme l’accomplissement naturel du mouvement sioniste.
Conclusion. Houria Bouteldja et moi
Je m’adresserai pour finir et singulièrement à Houria Bouteldja. Bouteldja est aujourd’hui perçue en France comme l’antisémite publique numéro un, accusation à laquelle je n’ai jamais cru. Elle ne fait cependant pas mystère de son antisionisme : on connaît la photo d’elle tenant une pancarte où l’on pouvait lire « Les sionistes au goulag ». Pour lui faire comprendre, peut-être, pourquoi je ne pourrai jamais porter une telle pancarte, je vais paraphraser l’un de ses textes les plus fréquemment produits à des fins calomniatrices : « Mohamed Merah et moi ». On n’en cite généralement qu’une seule phrase, « Mohamed Merah c’est moi », censée démontrer la collusion de l’autrice avec le terrorisme. Il suffit de lire l’ensemble du texte pour comprendre que son propos est tout autre. Bouteldja écrit sous le coup de l’effroi provoqué par les meurtres de Merah : « Il y aura un avant et un après la tragédie de Toulouse-Montauban », dit-elle. Or cette tragédie la touche d’autant plus qu’elle ne peut se défaire de son lien avec l’assassin :
« Mohamed Merah c’est moi. Le pire c’est que c’est vrai. Comme moi, il est d’origine algérienne, comme moi il a grandi dans un quartier, comme moi il est musulman. (…) Nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la république. »
Mais Bouteldja poursuit :
« Mohamed Merah c’est moi et ça n’est pas moi. (…) Par son acte, il s’empare d’une des dimensions principales de nos ennemis : celle de considérer les Juifs comme une essence sioniste ou une essence tout court. Aucun juif ne naît avec le sionisme dans le sang, aucun blanc ne naît avec le racisme dans le sang, aucun Arabe, aucun musulman, aucun Noir ne naît avec le revanchardisme dans le sang. Et c’est précisément ici que nos routes se séparent. Et c’est précisément à ce carrefour que nous nous affirmons ou pas nègres ou musulmans fondamentaux. Nous ne pouvons pas combattre le racisme et devenir nous-mêmes racistes ou en tous cas en revêtir la forme. Ce qui nous caractérise c’est notre détermination à rester sur le terrain politique et sur celui de la dignité humaine. »
Je me retrouve totalement aujourd’hui dans ces mots et je pourrais dire : Israël, c’est moi. Comme moi, il est d’origine juive, comme moi il a perdu des parents dans l’holocauste. Il se débat depuis avec ce traumatisme et tout ce qu’il induit de peur panique, d’agressivité en miroir, de violence compensatoire, dans un désir confus et contradictoire d’affirmation de soi, de sa dignité et de sa liberté. Mais Israël ce n’est pas moi car, par ses actes, il s’empare d’une des dimensions principales des bourreaux d’hier : celle de considérer les Palestiniens comme des animaux que l’on peut parquer ou tuer à son gré. Nous ne pouvons pas combattre l’antisémitisme en adoptant nous-mêmes d’autres formes de racisme. Ce qui nous caractérise c’est notre détermination à rester sur le terrain politique et sur celui de la dignité humaine.
Où je me sépare de Bouteldja, c’est évidemment dans sa distinction entre le Juif et le sioniste. S’il ne faut pas tuer des Juifs, dit-elle, c’est qu’ils ne sont pas tous sionistes. En bonne logique, cette phrase suggère qu’il est juste de tuer des sionistes. Ce n'est pas ce que Bouteldja avait en tête mais ce qui est certain, c’est que les sionistes sont posés en ennemis irréconciliables. Or je suis dans la position symétrique de celle de Bouteldja : non plus qu’elle ne nie le lien qui l’attache à Merah, je ne nierai le lien qui m’attache aux sionistes. Je pourrai condamner tous leurs actes : jamais je ne les exclurai de l’humanité à laquelle j’appartiens. Aussi, de même que Bouteldja exprime à la fin de son texte une pensée pour la mère de Mohamed Merah « jetée à la vindicte populaire pour avoir enfanté un monstre », de même je ne peux dénoncer les crimes des gouvernements israéliens sans avoir une pensée pour Israël conspuée par la gauche – le soutien de la droite ne m’en console évidemment pas. Et de même que Bouteldja, assumant son appartenance à la même histoire que Merah, écrit que « nous n’avons pas su protéger Mohamed Merah de lui-même pour mieux nous protéger et protéger la société », de même je ressens comme un devoir de sauver Israël de lui-même pour mieux protéger les Juifs et protéger la société.
Houria Bouteldja et moi occupons donc des positions symétriques de part et d’autre d’une frontière mémorielle. Je ne veux cependant pas ignorer les limites de la comparaison. Quoique je ne sois pas lié charnellement à la cause palestinienne, je n’ai pas de difficulté à sympathiser avec les victimes d’Israël. Je comprends fort bien qu’il soit plus difficile aux victimes d’accepter le lien qui me lie à leurs oppresseurs. Je soupçonne d’ailleurs que nombre d’antisionistes considéreront qu’ils n’ont aucune raison de le faire et que mes attaches identitaires ne concernent que moi – d’autant plus qu’il y a, je ne l’ignore pas, de nombreux juifs parfaitement libres de ces attaches. Libre à Bouteldja de n’admettre parmi les siens que ceux des Juifs qui sont prêts à se déclarer résolument antisionistes. Quant à moi, de même que les militants antiracistes refusent de marcher contre l’antisémitisme quand les mots d’ordre leur semblent implicitement calomnier ceux qu’ils défendent, je peine à rejoindre des cortèges où les Israéliens sont traités de nazis. Comme il est hors de question que j’aille chercher refuge sous la bannière des ennemis historiques des Juifs, je me trouve un peu seul – sentiment que je ne suis pas, je crois, seul à ressentir. Mais qui n’est pas irrémédiable. Si la politique est l’art de viser à des objectifs communs à partir de positions subjectives singulières, et si nous partageons l’objectif d’abolir l’apartheid en Israël et d’y instaurer l’égalité pour tous, nous trouverons peut-être de nouvelles façons de lutter de concert.
Post-scriptum autobiographique
Les lecteurs de mes derniers billets pensent probablement que je suis Juif. J’aime autant dissiper ce malentendu. Quoique mes origines n’aient aucune incidence sur la valeur de mes écrits, elles constituent peut-être, d’ailleurs, un cas intéressant de névrose identitaire.
Mes arrière-grands-parents maternels étaient des Juifs d’Ukraine. Au début du vingtième siècle, ils ont fui les pogroms et se sont réfugiés en Suisse où mon grand-père est né. Après la Révolution de 1917, ils sont revenus chez eux plein d’espoir : il ne pouvait pas y avoir d’antisémitisme en pays communiste ! Ils ont rapidement déchanté et sont, cette fois, partis pour la France. Mon grand-père se convertit au catholicisme en 1936 et épouse une femme de la même religion. Il doit cependant porter l'étoile jaune sous l'occupation. Mes grands-parent s’engagent dans la résistance avec la famille de ma grand-mère. Tous sont déportés à Ravensbrück et Mauthausen. Mes grands-parents en reviendront mais non le frère et le père de ma grand-mère. Les camps de concentration font donc partie de mon histoire familiale mais non le génocide des Juifs puisque mes grands-parents ont été déportés en tant que résistants et que les membres de ma famille qui y sont morts étaient catholiques.
Le fait d’avoir un grand-père juif converti ne fait de moi un Juif ni aux yeux d’Hitler, ni à ceux de l’Etat d’Israël, ni même à ceux de mes amis Juifs. De surcroît, l’ascendance juive de mon grand-père fut quasi totalement occultée après la guerre et ne joua aucun rôle dans ma construction personnelle. Israël encore moins. Je n’ai qu’un seul souvenir qui s’y rapporte, fugace mais facile à dater : c’était en 1983, l’année de la victoire d’Aaron Krickstein à l’open de tennis de Tel Aviv. Je regardais la finale à la télévision et je m’étonnais de la modernité du stade (j'avais huit ans et Tel Aviv sonnait à mes oreilles à peu près comme Kinshasa ou Tombouctou). Mon grand-père répondit, piqué : « Israël est un Etat extrêmement moderne et développé ». Souvenir particulièrement net parce que j’adorais mon grand-père, n’ouvrais la bouche que pour lui plaire et avais été mortifié par une réaction négative qui m’était incompréhensible. Je notais dans mes tablettes que mon grand-père n’aimait pas qu’on manque de respect à Israël. C’est peut-être de ce seul fait minuscule que sont nés, en dernière analyse, les textes fleuves que j’ai écrits dans la douleur puis dans la colère depuis le 7 octobre. Peut-être ai-je défendu Israël pour complaire à mon grand-père. Peut-être sa conversion m'inspire-t-elle une obscure culpabilité qui me pousse vers ceux qu'il a quittés.
NOTES:
[1] Parmi les nombreux ouvrages écrits du point de vue palestinien : Elias Sanbar, La Palestine expliquée à tout le monde, Editions du Seuil 2013 ; Rashid Khalidi, The Hundred Year’s War On Palestine, Profile Books 2020 ; Edward Said, Israël, Palestine : la liberté ou rien, La Fabrique 1989 ; Edward Said, The Politics of Dispossession, Vintage 1995. Enfin, le poignant documentaire d’Eron Davidson et Ana Nogueira, Roadmap to Apartheid (2012).
[2] Sur l’insuccès de la résistance palestinienne, l’ouvrage de Nadia Benjelloun-Olivier, La Palestine. Un Enjeu, des stratégie, un destin (Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1984) est, malgré son âge, extrêmement précieux.
[3] Saul Friedlander, Quand vient le souvenir…, Editions du Seuil 1978, p. 47.
[4] Idem.
[5] Idem, p. 19.
[6] Idem, p. 67
[7] Idem, p. 78.
[8] The Seventh Day. Soldiers Talk About the Six-Day War. Recorded and edited by a group of young Kibbutz members. Eidition anglaise: Ande Deutsch, 1970, p. 20 (je traduis).
[9] Eric Alterman, We Are Not One. A History of America’s Fight Over Israel, Basic Books 2022, p. 131 (je traduis).
[10] In Memoriam - "The Need to Forget", by Yehuda Elkana, former CEU President and Rector | the CEU Weekly
[11] Asa Winstanley, Weaponizing Anti-Semitism: How the Israeli Lobby Brought Down Jeremy Corbyn, OR Books 2023.
[12] Bashir Bashir, Amos Goldberg, The Holocaust and the Nakba – A New Grammar of Trauma and History, Columbia University Press, 2018. Nawal Muselh-Motut, Connecting the Holocaust and the Nakba Through Photograph-based Story-telling: Willing the Impossible, Palgrave MacMillan, 2023.
[13] Voir notamment Jonathan Graubart, Jewish Self-Determination beyond Zionism: Lessons from Hannah Arendt and Other Pariahs, Temple University Press 2023, et Omri Boehm, Haifa Republic. A Democratic Future For Israel, New York Review of Books 2021.
[14] Pierre Vidal-Naquet, « Israël : les chances d’une contestation » (1970), in Les Juifs, la mémoire et le présent, Les Belles Lettres 2023, p. 158.