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Billet de blog 16 mars 2022

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L'anti-impérialisme à l'épreuve de la guerre en Ukraine

Un refrain me revient sans cesse aux oreilles: Poutine n'aurait pas dû mais c'est la faute de l'OTAN. Il me semble qu'il y a là une crispation sur des certitudes passées qui n'aident pas à penser l'anti-impérialisme aujourd'hui.

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Commençons par une citation de MacBeth : « Je me suis avancé si loin dans le sang qu’il me serait aussi difficile, pour en sortir, de rebrousser chemin que d’avancer encore ».

Puis une fable. Un enfant marche sur un étroit muret. Son père lui dit : attention, tu risques de tomber ! A ce moment, une tuile tombe sur la tête de l’enfant qui chute. Son père le sermonne : « Je t’avais bien dit que tu risquais de tomber ! » L’enfant ne marchera plus sur les murets mais la toiture qui menace de s’effondrer ne sera pas réparée.

La citation me semble illustrer la situation tragique en Ukraine. La fable illustre une attitude que je rencontre souvent chez des « amis » de gauche sur les réseaux sociaux. L’application est la suivante :

Depuis trente ans, de nombreux observateurs avertissent que l’extension de l’OTAN vers l’Est de l’Europe est vécue comme une provocation par la Russsie, que l’installation de missiles en Pologne constitue une menace pour sa sécurité, qui pourrait finir par conduire à la guerre. La guerre se déchaîne et les observateurs sermonnent : on vous l’avait bien dit !

Ce faisant, ne risquent-ils pas de ne pas voir la tuile ?

Il me semble indubitable qu’il eût été plus prudent de ne pas étendre l’OTAN à l’Est. Evident que les missiles en Pologne menaçaient la Russie. Mais sont-ce là les causes directes de la guerre ?

La guerre n’aurait eu de sens comme attaque préventive que si la Russie avait été convaincue que l’OTAN était sur le point de l’attaquer – c’est d’ailleurs ainsi que Lavrov la justifie aujourd’hui, arguant que l’OTAN veut « démembrer » la Russie, ce qu’il n’avait jamais dit. Mais personne ne peut raisonnablement penser que l’OTAN était sur le point d’envahir la Russie en janvier de cette année. La guerre aurait été une réponse disproportionnée à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Mais rien ne laissait penser que cette entrée était imminente : Zelensky lui-même, au mois de décembre, se lamentait qu’elle soit repoussée, comme l’entrée dans l’Union Européenne, aux calendes grecques. 

Il n’y avait donc pas de menace immédiate.

Poutine savait forcément que l’OTAN traînait les pieds pour admettre l’Ukraine : la menace de son admission n’est donc qu’un écran de fumée. Il a d’ailleurs d’emblée posé à l’invasion des objectifs de guerre qui allaient bien au-delà de la neutralité de l’Ukraine : sa dénazification et sa démilitarisation. La dénazification est un argument fallacieux pour déposer le gouvernement et le remplacer par un gouvernement à sa botte. La démilitarisation n’est pas la simple neutralité : c’est la sujétion de l’Ukraine à la puissance de son voisin. La réalisation de ces deux objectifs reviendrait donc, sinon à l’annexion de l’Ukraine, du moins à sa réduction à l’état de satellite.

Poutine sait probablement déjà que ces objectifs de guerre maximaux ne se réaliseront pas. Sans doute comptait-il sur le soutien, sinon de la population, du moins de l’armée. Qu’espère-t-il aujourd’hui ? Que vise-t-il ? Le sait-il seulement ou la situation imprévue dans laquelle il se trouve le contraint-elle à réviser ses objectifs au fil des événements ? Nul ne le sait.

Ce que nous savons, en revanche, suffit déjà à réviser la grille de lecture de gauche, qui a toujours été que seule l’OTAN était agressive et que si l’extension de l’OTAN cessait, la paix serait assurée.

D’abord, je crois qu’il faut réviser à la baisse l’évaluation de la dangerosité de l’OTAN, du moins en Europe. D’abord parce qu’il n’est pas clair que les Etats-Unis aient encore l’intention de l’étendre ; ensuite parce qu’ils n’ont manifestement aucune envie de s’embourber dans un conflit en Europe. On le dit depuis des années, on le constate aujourd’hui : les Etats-Unis sont en train de se détourner de l’Europe où ne sont plus leurs intérêts stratégiques.

Cela ne fait pas de l’OTAN ni des Etats-Unis une force pour le bien ou la paix : ils semblent enchantés de laisser pourrir un conflit qui pourrait les débarrasser de Poutine et qui leur permet, en attendant, de juteuses opérations sur le marché des énergies fossiles. Et ils feront des guerres autour du monde quand cela leur siéra. Mais la guerre en Ukraine n’est pas de celles-là, même s’ils sont ravis de tirer les marrons du feu.

Deuxième chose : nous savons que Poutine n’a pas besoin de l’OTAN pour entrer en guerre. Il a ses propres objectifs de puissance, qui ne sont pas clairs et se définiront peut-être à mesure que se clarifie le rapport de force. Mais quiconque croit encore, après l’invasion, qu’il suffirait de garantir à la Russie la neutralité de l’Ukraine pour ramener la paix se berce d’illusion.

La redécouverte de l’agressivité intrinsèque à la Russie de Poutine contraint donc à repenser la sécurité en Europe, et notamment celle des voisins de la Russie. Si l’on ne veut pas que l’OTAN s’en mêle, il faut trouver autre chose.

A l’intérieur de ces considérations générales, j’ajouterai que toutes les considérations sur la société ukrainienne, présence de nazis, guerre du Donbass, devraient être suspendues par décence le temps de la guerre, car le seul fait de les mentionner ne peut que faire l’effet d’une diversion de mauvaise foi. Il me semble qu’il y a une forme de décence, quand un pays subit l’invasion, à ne pas faire chorus aux critiques de l’envahisseur. A quoi bon rappeler la guerre du Donbass, sinon pour dire que Poutine a bien fait de l’envahir ? A quoi bon faire circuler les photos de nazis à Kiev sinon pour justifier la « dénazification » de Poutine ?

Nulle victime n’est sans tache. Sans connaître l’Ukraine, on peut du moins se souvenir que c’est un pays doublement traumatisé par les crimes de Staline et Hitler, conduite deux fois dans son histoire à s’allier au diable contre le diable, pays indépendant depuis trente ans à peine ; qui s’étonnera qu’il soit torturé, remué par des forces obscures, idéologiquement fracturé ? Il n’empêche ; ce pays cherche sa voie, il a droit de la trouver sans subir la guerre.

L’état de la société ukrainienne pourrait bien s’aggraver. C’est à la faveur des événements violents de Maidan que les nazis ont accru leur influence ; c’est pendant la guerre du Donbass, soutenue en sous-main par Poutine, qu’ils ont conforté leur place dans l’appareil militaire ; quelle opportunité en or pour eux que la guerre ! Quelle parfaite occasion de rejouer Bandera contre les Soviétiques ! Les gens de gauche, qui ont toujours souligné que la guerre en Irak avait fait le lit des mouvements islamistes, sont bien placés pour comprendre que la guerre de Poutine, loin de dénazifier l’Ukraine, est une aubaine pour des groupuscules qui ne pèsent rien dans la vie électorale en temps de paix mais prolifèrent en temps de guerre.

Espérons que les forces démocratiques garderont toujours la main dans la guerre, qui a toujours été la pire ennemie de la démocratie. Espérons en nous souvenant que l’épreuve que traverse l’Ukraine lui est imposée par l’envahisseur. Oser dire que Poutine est un danger et repenser nos conceptions géopolitiques en tenant compte de ce facteur n'est pas trahir l'anti-impérialisme, ni pactiser avec les Etats-Unis, c'est prendre acte qu'il n'y a pas qu'un impérialisme et tâcher de réfléchir en conséquence. 

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