On commencera par distinguer le fait multiculturel et le multiculturalisme, que l’on scindera lui-même en deux : multiculturalisme philosophique et multiculturalisme politique.
Le fait multiculturel (osons le néologisme « multiculturalité ») est un fait de l’histoire, aussi vieux que l’humanité : c’est la coexistence sur un même territoire de peuples initialement de cultures distinctes. Il est perçu comme une menace par ceux qui considèrent que l’unité culturelle d’un peuple est fondamentale à sa survie. Première thèse qui vaut qu’on s’y arrête.
Evidemment, si l’on définit un peuple par sa culture, il va de soi que les bouleversements culturels le menacent en le modifiant. C’est ce que fait Eric Zemmour. Dans cette perspective, la culture étant synonyme de l’identité du peuple, elle est érigée en bien suprême qu’il faudrait préserver en repoussant l’étranger ou en l’assimilant. Quoiqu’on pense de cette thèse, l'impossibilité de l'appliquer suffit pour établir sa vacuité.
Mais on peut formuler les choses différemment. On pourrait définir un peuple de façon plus souple : par exemple comme une population capable de vivre paisiblement, ce qui suppose qu’elle se reconnaisse, a minima, un bien commun qui vaille qu’on y subordonne les rivalités particulières. L’argument contre la multiculturalité serait alors qu’elle empêche la reconnaissance de ce bien commun. Mais il y eut trop d’exemples contraires dans l’Histoire pour qu’on se rende à un tel argument. Tout ce qu’on peut dire est que la multiculturalité contraint à la sécularisation puisque les croyances propres à chaque groupe doivent être soustraites à la sphère publique (ce qui ne signifie pas qu’elles soient exclues de l’espace public. On fait souvent une confusion coûteuse entre sphère publique et espace public, la première étant le domaine où tous ont droit de regard sur les questions communes, le second les lieux que chacun peut occuper comme il est, tel qu’il est).
Admettons donc qu’une société multiculturelle soit possible, pour peu que ses membres soient également capables de discerner la frontière entre croyances privées et enjeux publics. Ce dont on accuse le multiculturalisme, c’est précisément de transformer chaque croyance privée une sphère publique distincte, chacun ne vivant plus que selon les règles de sa communauté et méprisant les lois générales. C'est ici qu'il importe de distinguer multiculturalisme et multiculturalité.
On cite souvent, pour étayer l’affirmation que la France serait déjà gangrenée par le multiculturalisme, un sondage selon lequel une large proportion des musulmans met la sharia au-dessus des lois de la République. Mais la question posée par ce sondage (ou la façon dont il est compris) crée une confusion. Chacun peut très bien vivre selon sa propre morale tout en respectant les lois communes. Par exemple, j’accorde beaucoup d’importance à des principes moraux qui ne sont nullement inscrits dans la loi et je place les Minima Moralia d’Adorno au-dessus des lois de la République : cela ne signifie pas que j’enfreins les lois ni que je contrains autrui à vivre comme moi. Qu’un musulman préfère ne pas manger de porc, porter le voile ou épouser un coreligionnaire ne le met nullement en infraction aux lois de la République: cela relève du fait multiculturel mais non du multiculturalisme.
Que, dans une société multiculturelle, il existe une pluralité de valeurs et donc de modes de vie, n’est donc pas contradictoire avec la cohésion sociale. Ce qui menace la cohésion sociale, c’est le multiculturalisme politique, qui inscrit dans les faits la division communautaire et orchestre la rivalité entre groupes ethniques ou religieux. C’est la stratégie qui a, par exemple, été mise en œuvre au Royaume-Uni par Margaret Thatcher. Au tournant des années 80, les mesures de casse sociale avaient provoqué de très nombreuses révoltes urbaines menées par des populations immigrées mais non homogènes ethniquement. Après ces révoltes, le gouvernement Thatcher décida sciemment de s'appuyer sur des organisations communautaires pour rétablir l'ordre. Pour ce faire, des représentants communautaires (tous conservateurs) furent sélectionnés et reçurent la tâche de répartir les subventions publiques. Ainsi des gens de culture musulmane mais sans pratique confessionnelle se trouvaient obligés d'aller voir l'imam pour recevoir des aides. Embrigadement concret, matériel, qui allait avoir, sur le long terme, des conséquences culturelles : les subventions étant fort maigres, les communautés finirent par se battre entre elles pour les avoir et, trente ans plus tard, de nouvelles émeutes mettaient cette fois aux prises les ethnies entre elles.
Aux Etats-Unis, où la société est divisée depuis toujours selon des critères raciaux et religieux, le communautarisme se perpétue du simple fait de l’absence d’Etat social : la solidarité ne se fait que par la charité, distribuée sur des bases confessionnelles et raciales. Ainsi ce sont des mécanismes concrets, matériels, qui constituent le communautarisme.
Il est indéniable que le communautarisme politique croît en France. D’abord pour la même raison qu’aux Etats-Unis : le démantèlement de l’Etat social contraint les individus à chercher assistance dans les organisations privées qui se forment, le plus souvent, sur un socle de valeurs communes. Ensuite, sur le modèle britannique, via l’explosion du clientélisme électoral. Clientélisme qui n’est d’ailleurs pas l’apanage de la France Insoumise (si tant est qu'elle s'y soit déjà livrée. Je n'en connais pas d'exemple). C'est d'abord une pratique extrêmement répandue à droite. Cela n’est pas surprenant puisque le communautarisme politique, qui vise à recouvrir les clivages sociaux par des regroupements identitaires, est de droite. C'est Sarkozy, et non Mélenchon, qui avait déclaré après les émeutes de 2005 que « jamais l'instituteur ne pourra remplacer le prêtre » ; la macronie, de même, ne manque jamais l’occasion d’embrasser un dignitaire religieux, ce que Jean-Luc Mélenchon n'a strictement jamais fait.
S’il y eut un « moment multiculturaliste », au sens politique, en France, c’est bien le Sarkozysme. Sarkozy s’était initialement opposé à la loi interdisant les signes religieux à l’école; la création du CNCM s’inscrivait dans la vision d’une société économique totalement libéralisée, dont la cohésion serait assurée par les religions, avant que le vent électoraliste ne lui fasse prendre conscience de son erreur et qu’il ne fasse campagne en 2012 sur le thème du « peuple de France » et des églises qui en font le paysage. Entre 2017 et 2022, Emmanuel Macron a fait le même chemin. Houria Bouteldja elle-même soulignait en 2017 qu’il n’avait pas mobilisé de thèmes islamophobes durant sa campagne ; son mandat s’achève, en revanche, par la loi sur les « séparatismes » et la chasse aux islamogauchistes. Or le renoncement au multiculturalisme de droite ne mène pas à un sécularisme respectueux des différences mais au monoculturalisme : puisque, dans une société économiquement libérale, c’est la culture qui doit assurer la cohésion du peuple, alors tous doivent avoir la même. C’est la thèse qu’a imposée Zemmour dans la campagne électorale et qui était déjà latente dans les discours macronistes des dernières années du quinquennat.
Ceux qui accusent la France Insoumise de multiculturalisme s’inscrivent dans cette logique. Occultant complètement les mécanismes matériels du communautarisme politique, il n’en font qu'un phénomène culturel: ainsi le problème serait que des gens tiennent à leur religion et vivent principalement avec ceux qui partagent leurs croyances (qui fait autrement?). Au lieu de créer une société où les gens sont libres de choisir leur voie, on en crée une où, toutes perspectives bouchées aussi bien par les contraintes économiques que par le racisme ambiant, ils sont censés dire « vive la France » et « nos ancêtres les Gaulois ». Projet ridicule et odieux dont on a vu toute l’efficacité dans les colonies.
Loin d’être multiculturaliste au sens politique, la France Insoumise prend acte de la multiculturalité de la France et elle se donne les moyens d’un sécularisme réel en assurant à chacun les moyens concrets de son autonomie : nul ne doit être astreint à sa communauté d’une façon qui l’empêcherait de vivre à sa guise. Moyens matériels mais aussi spirituels, ce qui nous conduit au multiculturalisme dans son dernier sens – philosophique.
Le terme « multiculturalisme » a été forgé par le philosophe canadien Charles Taylor. Au principe de sa thèse, il affirme que les humains ne sont pas de purs êtres de raison ; ce sont des êtres de culture par la langue, l’art, les rituels et l’histoire. Ils ont donc un droit à leur culture. On ne peut pas comprendre cette thèse sans la resituer dans son contexte : au Canada, les populations autochtones étaient soumises à une « intégration » forcée d’une violence inouïe. Les enfants étaient arrachés de force à leurs parents, placés dans des familles, tout était fait pour qu’ils oublient toute trace de leur culture d’origine, à commencer par la langue. Les tragédies humaines atroces, les ravages psychiques provoquées par ces politiques suffisent à vérifier la thèse de Charles Taylor : on ne peut déraciner un homme comme on transplante un arbre.
Au droit des hommes à leur culture, Charles Taylor ajoutait une valorisation de tout fait culturel, conçu comme un trésor de l’humanité devant d’être préservé. En ce sens-là, il y a longtemps que la France est multiculturelle. On ne gifle plus les petits bretons qui parleraient patois ; on subventionne au contraire les projets visant à préserver les langues régionales, les arts ancestraux, etc. Le souci du « patrimoine », dans un pays comme la France qui n’a pas attendu les immigrés d’Afrique du Nord pour être divers, est fondamentalement multiculturaliste.
On peut cependant trouver le rapport de Charles Taylor à la culture bien naïf. Je pense à Walter Benjamin qui écrivait que l’historien matérialiste était un « spectateur réservé » car « tout ce qu’il aperçoit des biens culturels révèle une origine à laquelle il ne peut remonter sans effroi. De tels biens doivent leur existence non seulement à l’effort des grands génies qui les ont créés, mais également aussi au servage anonyme de leurs contemporains. Car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. » La politique du patrimoine vise en général à occulter, ou plutôt à justifier la barbarie en tant que condition nécessaire à l’émergence de la culture. Le multiculturalisme philosophique peut également tomber, par inadvertance, dans cette ornière conservatrice quand, pour légitimer la défense des cultures, il en maquille les cicatrices pour effacer ce qu’elles portent en elles de domination violente.
Mais si la culture ne peut justifier la violence, la violence de la culture ne saurait justifier non plus sa destruction, qui serait destruction de l’humain. La seule voie est donc celle d’une culture critique qui est, si ce mot garde un sens, l’essence de l’universalisme.
Toute société ne peut progresser vers l’émancipation que par la critique de la culture, critique qui fait le dynamisme inhérent à la culture même. C’est pourtant cette critique qui fait aujourd’hui pousser les hauts cris à ceux qui se posent en défenseurs de la République. Ce faisant ils révèlent qu’ils ne défendent plus une République réelle mais une république de la croyance : la survie de la République exigerait que nous nous croyions tous égaux, tous identiques, et que nul ne soupçonne la police. Tous les mouvements critiques deviennent alors menaçants par cela même qu’ils sont critiques.
Ceux qui poussent les hauts cris contre le multiculturalisme défendent, en réalité, une société qu’on ne peut même pas qualifier de monoculturelle puisqu’elle ne repose plus sur une culture mais sur une propagande mystificatrice. Plus que jamais, il faut leur opposer la reconnaissance de la multiculturalité, l’affirmation d’un multiculturalisme philosophique intégrant la démarche critique, et la construction des conditions matérielles de l’émancipation, seules formes concrètes que puisse revêtir ce vieux cheval de retour qu’est l’universalisme.