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Ainsi donc, le gouvernement peut utiliser la police pour « envoyer un message » à des gens, prenant occasion d’une enquête à laquelle ils ne sont pas mêlés.
Il faut retenir sa respiration quelques secondes pour prendre la mesure de l’énormité de la déclaration du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin. Il vient d’avouer, en toute candeur, sans aucune gêne, que le pouvoir faisait un usage totalement arbitraire des forces de l’ordre.
“Et ça vous étonne?” me dira-t-on.
Qu’il le fasse, non. Qu’il le dise, un peu quand même. Ce n’est pas rien de tomber le masque. Certes, l'emploi de méthodes autoritaires s'est à tel point banalisé que Darmanin pense sans doute qu’il n’est plus nécessaire d’y mettre les formes. Mais on ne peut pas ne pas remarquer en quelle occasion l’Etat tombe le masque : quand il s’agit de partir en chasse aux Islamistes. Sa déclaration officialise en quelque sorte l’islamophobie, définie comme la conviction que les musulmans constituent une menace du fait de dispositions violentes inhérentes à leur religion, menace qui justifie qu’on les surveille et les contrôle en permanence. L’islamophobe pose un continuum entre le musulman secularisé, le dévôt, l’intégriste et le fanatique, ce qui lui permet, pour lutter contre ce dernier, de s’en prendre aux autres, quoi qu‘ils aient fait.
Ce qui me choque n’est pas qu’on agisse. Que l’on neutralise les associations qui prêchent le suicide et le meurtre tombe sous le sens. Mais si des actes répréhensibles avaient été constatés, alors la police aurait été envoyée pour arrêter les coupables et non pour « envoyer un message de fermeté » - que dit ce message exactement, sinon « je sais que tu n’as rien fait encore mais souviens-toi que je t’ai à l’œil » ? Mais ce message, bien sûr, s’adresse en réalité au public, auquel Darmanin dit : « Nous les surveillons, nous nous en méfions, même s’ils n’ont rien fait ». C’est qu’ils sont nécessairement suspects.
Gérald Darmanin est certainement convaincu que loin de choquer l’opinion, sa déclaration sera reçue très favorablement par ceux qui pensent qu’il est temps d’ « en finir » par tous les moyens. Il a probablement raison et l’enthousiasme, ou même la simple indifférence, que provoquera sa déclaration sera la confirmation que l’islamophobie d’Etat rencontre celle de larges secteurs de la population.
Peut-être ce billet surprendra-t-il les lecteurs du précédent billet – du moins ceux de mes lecteurs qui y avaient trouvé une dénonciation sans complaisance de l’intégrisme ou, inversement, une détestable récupération laïcarde. Je crois pourtant qu’il n’y a nulle contradiction entre affirmer le droit au blasphème et constater l’islamophobie.
D’un point de vue philosophique, je suis certain qu’on peut tenir les deux bouts de la chaîne. D’un point de vue politique, j’en suis moins sûr. Je crains qu’il ne soit de plus en plus dur de trouver, dans les jours, les semaines et les années qui viennent, la ligne de crête. Je pense à ce qu’écrivait Diderot après la dissolution des Parlements par Maupeou en 1771, perçue par beaucoup comme l’officialisation du « despotisme ministériel » :
« Il y avait entre la tête du despote et nos yeux une grande toile d’araignée sur laquelle la multitude adorait une grande image de la liberté. Les clairvoyants avaient regardé depuis longtemps à travers les petits trous de la toile, et savaient bien ce qu’il y avait derrière ; on a déchiré la toile, et la tyrannie s’est montrée à face découverte. Quand un peuple n’est pas libre, c’est encore une chose précieuse que l’opinion qu’il a de sa liberté ; il avait cette opinion, il fallait la lui laisser ; à présent, il est esclave, et il le sent et il le voit ; aussi n’en attendez plus rien de grand ni à la guerre, ni dans les sciences, ni dans les lettres, ni dans les arts. »
En son temps, Diderot s’est trompé : la dissolution des Parlements a été un moment-clé dans le discrédit de la monarchie qui a conduit à la Révolution française. Pour le nôtre, il pourrait bien avoir raison.