Olivier Tonneau (avatar)

Olivier Tonneau

Enseignant-chercheur à l'Université de Cambridge

Abonné·e de Mediapart

156 Billets

0 Édition

Billet de blog 20 mai 2025

Olivier Tonneau (avatar)

Olivier Tonneau

Enseignant-chercheur à l'Université de Cambridge

Abonné·e de Mediapart

Auschwitz et Gaza

Pourquoi comparer Auschwitz et Gaza? Les objections fusent: rien n'est comparable à la Shoah, cette comparaison assimile les Israéliens aux nazis et alimente l'antisémitisme, et révèle d'ailleurs un antisémitisme inconscient car Ardisson aurait pu dire Alep, Mossoul ou Dresde. J'aurais fait, il y a 18 mois, ces objections. Aujourd'hui je dis pourquoi Auschwitz.

Olivier Tonneau (avatar)

Olivier Tonneau

Enseignant-chercheur à l'Université de Cambridge

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pourquoi comparer Auschwitz et Gaza, comme l'a fait Thierry Ardisson avant de s'excuser? Les objections fusent. Rien n'est comparable à la Shoah; assimiler les Israéliens aux nazis alimente l'antisémitisme; la comparaison est d'ailleurs inutile car Ardisson aurait aussi bien pu dire Alep, Mossoul ou Dresde. Il y a 18 mois, j'aurais fait ces objections. Je les rejette aujourd'hui parce que:

- Auschwitz étant, dans la pensée européenne, le nom paradigmatique de la violence exterminatrice, il est normal que ce nom serve à qualifier Gaza.

- Israël ne cessant jamais d'invoquer la mémoire de la shoah pour sa justification, il est inévitable que la shoah soit la première référence qui vienne à l'esprit.

- L'Europe ayant accepté la création d'Israël sous le choc de la shoah, il est normal que l'on s'inquiète particulièrement de la résurgence dans cet Etat de l'indicible horreur dont il est né.

- Non, Gaza n'est ni Alep, ni Mossoul, ni Dresde. Le siège de Gaza dure déjà depuis beaucoup plus longtemps que les bombardements d'Alep, Dresde ou Mossoul. Ces villes n'étaient pas des lieux fermés dans lesquels on massacrait des personnes qui sont à tous égards des prisonniers. L'arme de la faim n'a été utilisée ni à Dresde, ni à Mossoul, ni à Alep. Il n'y avait pas autour d'Alep, de Dresde ni de Mossoul des remparts hérissés de miradors et de barbelés d'où des soldats contemplaient, placides, le carnage. Quand un amas de pauvres gens, de femmes et d'enfants émaciés meurent entre quatre murs dans la lumière crue des miradors, il faut une discipline de fer, un refoulement d'airain pour empêcher le nom de venir à l'esprit.

Gaza est un camp de concentration à ciel ouvert. Pourtant Gaza n’est pas Auschwitz. On ne peut pas non plus assimiler l’attitude des Israéliens à l’égard des Palestiniens à celle des nazis à l’égard des Juifs. Le racisme israélien, largement documenté, n’est pas au fondement du sionisme : les premiers sionistes n’étaient habités que par ce racisme ordinaire aux Européens du dix-neuvième siècle, qui les portait à voir en les Arabes une masse indistincte, que l’on pouvait gouverner ou déplacer sans que cela n’ait d’importance. Ce racisme-là n’est pas de même nature que l’antisémitisme qui motiva l’extermination des juifs. Pour les sionistes, les Palestiniens étaient importuns ; pour les nazis, les Juifs étaient démoniaques. Les sionistes auraient voulu qu’il n’y eut pas de Palestinien en Palestine ; les nazis voulaient éradiquer les Juifs de la surface de la terre. Si les Palestiniens émigraient en Egypte, les Israéliens les oublieraient bien vite : les nazis affrétaient des trains pour aller chercher les Juifs en Hongrie. Le racisme israélien s’est approfondi avec le temps, par ce processus terriblement banal qui pousse à haïr sa victime, à la déshumaniser pour justifier le crime. Mais il reste différent de la haine antisémite : jusqu’à preuve du contraire, Israël ne fait pas d’abat-jours en peau de Palestiniens.

Deux génocides, donc, qui ne surgissent pas de haines comparables. C’est pourquoi je peux comprendre, aujourd’hui encore, que ceux qui sont intimement liés, par leur histoire, à la shoah souffrent d’entendre comparer Auschwitz et Gaza. Mais cette souffrance n’est pas toujours la cause des indignations suscitées par cette comparaison. Quel sens, d'ailleurs, accorder aux fines comparaisons, aux gradations dans l'horreur, quand réellement des enfants meurent - et des adultes aussi, qui ont droit à la vie - dans d'indescriptibles souffrances? Quand bien même on pourrait faire de subtiles distinctions entre les bouchers, notre propre sensibilité peut-elle accepter ces nuances, et la mesure de l'effroi ne doit-elle pas être comblée dès maintenant? Un israélien n'est pas un nazi, mais un génocide est un génocide, et nous avons droit de subsumer l'indicible sous son nom: « Auschwitz ».

Etrange paradoxe : à la mémoire de la shoah, qu’il fallait conserver pour qu’un tel phénomène ne se reproduise jamais, on a substitué l’incommensurabilité de la shoah, qui interdit de voir qu’il se reproduit en effet. Or quand bien même le génocide à Gaza ne serait pas du même ordre que le génocide des juifs, l’indignation n’a-t-elle pas ses écarts de langage, et l’hyperbole ne fait-elle pas partie de ses tropes ? Rabrouer ceux qui comparent Auschwitz à Gaza, c’est rappeler ce que fut Auschwitz ; mais l'important est de nommer ce qu’est Gaza. La délicatesse langagière m'est suspecte, indice d’une sensibilité déplacée, d’un rapport au passé qui censure le présent.

Qui lit régulièrement ce blog ne me soupçonnera pas de ressentir, en écrivant ces lignes, la plus petite jouissance de transgresser un interdit de la pensée occidentale. Le nom « Auschwitz » énoncé au présent provoque un tremblement de l'être. Mais on ne peut censurer par souci de mémoire le nom de ce que nous devons pleinement voir.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.