Après les attentats, et alors que se multiplient les analyses, je voudrais ne faire part que d’une émotion, et tenter d’y faire droit : la stupeur. Stupeur que tend à censurer l’affirmation sans cesse réitérée selon laquelle Daesh serait la création monstrueuse d’un Occident néocolonial, ce qui n’est pas le moindre de ses travers.
Dans L’Islam face à la laïcité, Olivier Roy mettait en évidence la représentation géographique qui structure la peur de l’Islam : les hordes de fanatiques venus d’Orient envahiraient la France en passant par un tunnel souterrain dont les issues se trouveraient en nos Banlieues. De Baghdad à Sevran pour finir au Bataclan, en quelque sorte. L’explication néocoloniale recule d’un cran la cause première, qui n’est plus le fanatisme mais les politiques occidentales. Ce faisant, elle modifie le partage des responsabilités : ceux qui s’inquiètent que nous les rendions responsables nous renvoient à nous-mêmes. Rappeler notre part de responsabilité est ainsi le leitmotiv des prises de paroles ‘éclairées’. Malgré leur évidente part de vérité, ces rappels me troublent pour plusieurs raisons.
L’explication néocoloniale suppose une causalité linéaire : puisque rien ne se perd ni ne se crée, tout ce qui advient doit avoir dans le passé une cause d’une puissance égale à l’effet. Les actions humaines ne seraient donc rien d’autre que les conséquences d’autres actions humaines, dans un enchaînement nécessaire dont le seul acte libre se trouverait à l’origine. On rencontre là des questions philosophiques aussi vieilles que le monde. Or s’il est vrai que la liberté reste la notion la plus mystérieuse qui soit, il n’en est pas moins vrai que la meilleure raison de ne pas la nier est que le déterminisme n’est jamais parvenu à rendre compte de façon satisfaisante des faits humains, et qu’il est souvent, au contraire, cause d’erreurs coûteuses.
Comme tous les raisonnements circulaires, le cercle infernal qui va de l’impérialisme au jihadisme en passant par les banlieues paralyse la pensée et induit des retournements pervers. Si les causes étaient si simples, elles vaudraient de façon universelle et il faudrait conclure que tous les enfants de la décolonisation portent en eux une haine de la France qui en fait des terroristes en puissance. Une telle supposition, outre qu’elle ne diffère guère des thèses de l’extrême droite et qu’elle incite aux amalgames que ceux qui la font s’empressent pourtant de prévenir, n’offre que l’illusion d’une réponse à la question : qu’est-ce qui fait qu’un(e) jeune Français(e) décide de mourir en emportant autant de ses semblables que possible avec lui ? Je regrette, mais je ne crois pas qu’aucun déterminisme socio-économico-politique en donne la clé.
Je vois bien comment le pourrissement économique et la relégation sociale peuvent faire fleurir traffics et délinquance, comment ils mènent à faire des rodéos dans des voitures volées, à s’affronter à la police, à taguer sur les murs « Vive Ben Laden ! » et autres choses du genre. Je vois encore comment l’indignation face à la politique internationale peut mener à voter, manifester, militer, écrire, et rêver à la révolution. Mais je ne vois pas la solution de continuité entre délinquance, provocation, activisme, et l’acte de se passer une ceinture de bombes autour de la taille et de se faire sauter. Rêver de meurtre ne m’étonne pas, tuer me stupéfie. La question qui m’échappe est, autrement dit, celle du passage à l’acte.
Il me semble que cette question du passage à l’acte est le point aveugle de l’explication néocoloniale, et je m’étonne qu’on oublie si souvent de la poser. Comment peut-il nous sembler si compréhensible que des jeunes deviennent terroristes ? Cette question en cache une autre : d’où vient cette conviction que nous savons, de toute évidence, ce que ressent l’opprimé ?
Je crois que le racisme et la haine ne sont pas les seuls affects au profit desquels les minorités sont mobilisées, et qu’elles font également l’objet d’une sorte d’amour pervers. L’analyse néocoloniale s’appuie sur une représentation du terroriste comme un individu qui aurait ressenti précisément ce que nous ressentons – la détestation du capitalisme, l’indignation face au colonialisme et aux discriminations – mais à un degré supérieur parce qu’il est plus pauvre, ou plus discriminé, de sorte que, n’y tenant plus, il aurait décidé d’aller au-delà des modes d’action pacifiques. Quiconque s’intéresse à la politique a dû rêver, comme c’est mon cas, à l’assassinat des puissants. Le scandale du monde est tel que nous sommes tentés de dire, comme l’empereur Ferdinand Ier, fiat justitia et pereat mundus : que justice soit faite, et que le monde périsse. Il appartient alors au militant d’avoir conscience de ce qui s’insinue, dans son désir de justice, de pulsion de mort.
C’est peut-être faute de faire ce partage qu’on finit par voir en les terroristes les agents de ce que Walter Benjamin appelait la ‘justice divine’ – expression qui devrait nous interpeler d’autant plus lorsque nous sommes face à des fous de Dieu. En un sens inavoué parce qu’inavouable, on ressent une empathie avec ces tueurs que l’on fantasme comme une exacerbation de soi-même. Cette inavouable empathie se légitime en se déplaçant sur le semblable du terroriste : le pauvre immigré qui n’a rien demandé, mais dont le tueur est censé avoir dévoilé une vérité qui n’est en réalité que notre fantasme. Le passage à l’acte des terroristes ressemblant à l’accomplissement du désir de justice qui nous habite, nous oublions que la différence entre le fantasme et le passage à l’acte n’est pas une différence de degré mais de nature. Nous oublions que la cruauté, la perversion, le sadisme ont leur efficience propre, qu’ils sont des pulsions en quête d’un objet, et non pas créés par des objets.
Le nombre des Jihadistes Français (entre sept-cent et deux mille) n’est pas si grand que leurs motivations puissent être épuisées par une analyse politico-économique ; pour les cerner, il faudrait non pas considérer les facteurs politico-économiques comme des raisons au sens Kantien, mais comme des rationalisations au sens Lacanien – ces discours par lesquels on justifie une pulsion de haine dont le ressort intime est ailleurs. Or les explications socio-économiques tendent à empêcher de penser les événements comme procédant d’agents, non de choses. Certes, les êtres humains ne vivent pas suspendus dans le ciel, ils sont traversés par l’Histoire, par le social, le familial. Mais chacun de ces facteurs vient rencontrer des désirs, des pulsions qui relèvent de l’intime et qui nous échappent. Je ne suis pas psychanalyste et je ne connais pas de terroriste, je n’ai donc aucunement l’ambition de faire leur analyse, qui de toute façon ne saurait faire système. Mais je rejette résolument les discours globalisants, qui ne proposent que la forme d’une explication, l’ombre d’une solution.
Dans ces discours, je ne lis pas tant une tentative d’explication qu’une occasion d’exprimer une haine d’un Occident fantasmé qui n’est pas sans porter elle-même sa part de jouissance. C’est une vieille tentation chrétienne que de se complaire dans le repentir d’un péché originel dont nous serions collectivement porteurs tout en aimant son ennemi comme soi-même. Malheureusement, cette flagellation pour le compte d’autrui est souvent une manière insidieuse de s’exempter soi-même de ce que l’on dénonce, ce qui se manifeste par une tendance à pontifier en temps de deuil qui m’a gêné. Ainsi du texte de Sarah Roubato dont les bonnes intentions sont gâchées à mes yeux par l’étalage de sa sainteté conjugué à son mépris pour une foule caricaturée comme esclave de la surconsommation – foule qui compte les victimes, leurs proches, leurs amis, qui n’avaient pas besoin d’être ainsi pris de haut en des temps si douloureux. Le succès de l’article de Sarah Roubato me trouble : dans la mesure où son billet est plein de bonnes intentions, je voudrais y lire le bon cœur de son lectorat, mais dans la mesure où il structure toute la société dans l’opposition d’une minorité qui sait et d’une foule de veaux, je crains qu’il n’en trahisse également l’orgueil.
Après la seconde guerre mondiale, un militaire Anglais demandait à un professeur de Cambridge : « Où étiez-vous lorsque nos jeunes montaient au front pour défendre notre civilisation ? » A quoi le professeur répondit : « La civilisation que vous défendiez, c’est moi ». De la même façon, si je suis militant politique, ce n’est pas pour que tous soient militants politiques, mais pour que chacun puisse être ébéniste, boulanger, psychanalyste, peintre ou simple père ou mère, contribuant ainsi, dans la diversité des métiers et des activités, à la richesse d’une société. Je crois qu’un militant ne doit jamais oublier qu’il est normal que tous ne le soient pas, et que chacun n’en a pas moins le droit de vivre, de pleurer ses morts et d’être reconnu innocent de la tragédie qui le frappe. Le temps du deuil ne doit pas être celui du mépris, et l’heure du crime n’est pas la meilleure pour faire l’analyse des errements d’une société qu’on pouvait aussi bien faire la veille ou la semaine suivante.
C’est une étrange conséquence des actes barbares qui ont endeuillé Paris que d’avoir initié ce jeu troublant où la haine semble affleurer dans les discours qui tendent à escamoter l’effroi du crime par des rationalisations dont j’ai ressenti la froideur comme une violence. Contre cette violence, je voudrais réaffirmer le droit, peut-être le devoir, de ressentir la stupeur face aux meutriers qui est le corrolaire du respect pour les morts.