C’est un fait : Emmanuel Macron a voulu associer Pétain aux commémorations de 14-18. Si le tollé subséquent l’a finalement contraint à s’abstenir, il n’en a cependant tiré aucune leçon puisqu’il réitérait deux ans plus tard son éloge du « grand soldat » de la première guerre, qui se serait « perdu » dans la seconde. Un autre fait, qui est apparu au fil des réactions au tweet de Mathilde Panot, c’est la banalisation expresse de la thèse des « deux Pétains », reprise comme d’évidence par les éditorialistes qui en viennent même à s’étonner que Mathilde Panot l’ignore, ce qui serait une preuve de son « inculture ».
Or la réhabilitation du « grand soldat » est, dans la bouche d’un homme politique, un acte d’une extrême gravité. On ne peut la mesurer que si l’on rappelle une évidence : Macron n’est pas un historien et n’a pas à se prononcer sur l’Histoire. Il est le président de la République et le garant des institutions. Or garantir les institutions, ce n’est pas seulement veiller à la bonne marche du Parlement ou à l’indépendance de la justice (dont Macron n’a manifestement que faire), mais aussi perpétuer le sens de ces institutions, qui s’inscrit dans des symboles. Sinon, pourquoi y aurait-il des commémorations ? Parmi les moments symboliques fondamentaux d’une nation, il y a les jugements qu’elle a portés sur elle-même. Que penserait-on d’un président qui, le 21 janvier, voudrait rendre un hommage public à Louis XVI ? Patience : au train où ça va, cela viendra sûrement.
Le président de la République n’est pas censé avoir une opinion d’historien sur Pétain mais se conformer au jugement porté sur Pétain : à savoir l’indignité nationale. Frappé d’indignité nationale, Pétain fut déchu de tous les titres militaires. Il n’y a donc plus, aux yeux de la République, de Maréchal Pétain. Or s’il n’y a pas de Maréchal, il n’y a pas de grand soldat. De la même manière que la loi de 1905 affirme que la République ne connaît aucun culte, bien qu’évidemment les religions soient légales en France, elle ne connaît pas de soldat Pétain bien que les historiens puissent étudier sa vie et ses actes. Macron, lui, tenait à célébrer le « grand soldat ». Ce faisant, il revenait sur l’un de ces jugements fondamentaux que la République a prononcé, par lesquels elle exprimait son essence : la République ne tolérant pas l’antisémitisme et la collaboration, exclut d’elle-même tout ce qui s’y rapporte. Pourquoi cette décision hallucinante ?
Les jugements historiques peuvent être révisés. C’est arrivé dans un passé récent ; précisément quand le président Chirac a reconnu la responsabilité de la France dans la rafle du Vel d’Hiv, rompant ainsi avec la thèse selon laquelle « la France était à Londres ». Pour mesurer la gravité de l’hommage de Macron à Pétain, il suffit de constater que depuis la guerre, il est le seul président à avoir révisé l’histoire, non dans le sens d’une plus grande lucidité sur les responsabilités criminelles de l’Etat français mais dans le sens inverse, celui d’une réhabilitation partielle d’un criminel d’Etat.
Ce moment pétainiste s’inscrit dans une dynamique plus large parce qu’il rouvre toute un récit. Comment ce « grand soldat » s’est-il « perdu » ? Se perdre, c’est bien innocent. On ne peut qu’avoir une certaine empathie pour le grand homme égaré. N’aurait-il pas voulu bien faire ? A cette question, la réponse fut apportée pendant la campagne présidentielle par Eric Zemmour ressuscitant la thèse charlatanesque du « glaive et du bouclier » : pendant que De Gaulle luttait contre l’Allemagne, Pétain protégeait la France tant bien que mal, et même les Juifs français. Cette thèse est bien plus consistante avec l’image du « grand soldat » Pétain que celle d’un militaire antisémite dont le comportement sous l’occupation correspond aux idées qu’il a toujours eues.
L’invraisemblable réponse d’Arno Klarsfeld au tweet de Mathilde Panot a prolongé la relecture de l’histoire initiée par la réhabilitation du grand soldat, désormais élevé au rang de « plus glorieux » des Français : c’est sa gloire qui les a égarés, c’est pour ça qu’ils ont collaboré. Les collaborateurs se sont perdus avec leur Maréchal. Thèse qui suscite à nouveau l’empathie et qui a, bien sûr, l’avantage de laver les collaborateurs de tout antisémitisme. Une dimension fondamentale du crime est ainsi effacée. Certes, des enfants Juifs ont été déportés parce que Juifs, mais non parce que les Français étaient antisémites. Atténuation du crime poussée jusqu’à l’indécence par le ministre Darmanin qui tweet que ces enfants ont été « interpelés ».
La collaboration, et avec elle la rafle du Vel d’Hiv, apparaît au fil de ces relectures de l’histoire comme une mésaventure tragique. On devine la jubilation des lepénistes, héritiers spirituels et politiques des pétainistes, devant une telle atténuation des responsabilités historiques. Jubilation qui devient triomphe quand des députés du Rassemblement national se trouvent invités à participer aux commémorations de la rafle.
On ne peut pas réhabiliter le « premier Pétain » sans que sa « gloire » ne déteigne sur le second Pétain, pour la bonne raison qu’il n’y en a qu’un. On ne peut pas réhabiliter Pétain sans ouvrir la porte au révisionnisme feutré qui nie la réalité de l’antisémitisme en France, antisémitisme dont la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv doit nous rappeler la persistence et la gravité. On ne peut pas ignorer que ce révisionnisme feutré continue le travail de respectabilisation du Rassemblement national, qui est le bras actif de l’antisémitisme. Il faut donc mesurer l’abjection de la scène de la commémoration elle-même : c’est un président qui a contribué à réhabiliter Pétain, flanqué de parlementaires qui en sont les héritiers, qui officie à la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv. Le berger mène les loups dans la bergerie. Et il faudrait se taire ?
On a reproché à Mathilde Panot le moment de son tweet, car la commémoration devait être un moment de recueillement – dirons-nous un moment d’ « unité nationale » ? Son tweet a été reçu comme une puérile recherche de buzz dans le contexte surchauffé de la vie politique ordinaire. C’est ainsi que je l’ai moi-même initialement ressenti. Ce sont les réponses à ce tweet qui m’ont convaincu qu’elle avait au contraire tweeté au moment opportun, au seul moment où il valait la peine de le faire : au moment où avait lieu une cérémonie obscène, digne de la Ferme des Animaux d’Orwell, les cochons rendant hommage à la mémoire des agneaux.
On objectera que le président a bien dénoncé l'antisémitisme lors de la cérémonie de commémoration. Ça ne prend pas. Emmanuel Macron est un apprenti-sorcier qui se croit investi de la mission de "réconcilier les memoire". Un mot pour les colons, un mot pour les colonisés ; un mot pour Petain, un mot pour les enfants Juifs; comme l'a dit excellemment Olivier Faure, il cite De Gaulle le vendredi, Jaures le samedi et Maurras le dimanche. Les mots se vide de sens dans ce jeu confusionniste. Ses discours se contaminent réciproquement et les mots abjectes vident de leur sens les mots qui autrement seraient justes. Il y a une logique globale perverse du discours macronien.
Qu’on ait réussi l’extraordinaire tour de passe-passe d’accuser d’antisémitisme la seule députée qui se soit indignée de cette mascarade est proprement hallucinant. Cela s'inscrit dans la stratégie de fond visant à instrumentaliser l'antisémitisme pour diaboliser les oppositions politiques, stratégie qui a pour conséquence d'invisibiliser l'antisémitisme réel et persistent. Patience: on finira par voir un jour le centre plébisciter le RN au prétexte de l'antisémitisme de LFI.
Si la dénonciation par Mathilde Panot de faits inacceptables a suscité tant de haine, est-ce parce que les faits semblent à tous parfaitement acceptables ? C’est peut-être plutôt qu’il existe une classe médiatique, politique et sociale qui a si totalement renoncé à la lutte politique, qui s’est si profondément résignée au charlatanisme macroniste et à la gangrène lepéniste, qu’elle ne trouve plus de consolation que dans les moments rituels où s’entretient l’illusion de la République sur elle-même. Ainsi se gargarise-t-on du respect de symboles pour vouer Mathilde Panot aux gémonies. Mais un trompe-l’œil, une mascarade, un travesti ne sont pas des symboles. Ils ne préservent pas le sens mais le ruinent en pervertissant les formes mêmes de son expression. Je remercie Mathilde Panot d’avoir eu le courage de rompre le consensus des charlatans.