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Billet de blog 25 mars 2022

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Ukraine : la prière d'Abraham

À ceux qui ne voient en Ukraine que les nazis, les larbins des États-Unis et les meurtriers du Donbass, je voudrais par ce texte relayer les paroles d’Ukrainiens qui ne sont ni nazis, ni yankees, ni assassins : ils sont anarchistes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Abraham s’avança et dit : « Vas-tu vraiment faire périr le juste avec le méchant ? Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la ville. Vas-tu vraiment les faire périr ? Ne pardonneras-tu pas à ce lieu, en raison des cinquante justes qui s’y trouvent ? Loin de toi d’agir de cette manière : faire mourir le juste avec le méchant, de sorte qu’il en soit du juste comme du méchant ! Loin de toi ! »

Je voudrais adresser la prière d’Abraham à tous ceux qui ne voient en Ukraine que les néonazis, les larbins des Etats-Unis et les assassins du Donbass, et relayer les paroles d’Ukrainiens qui ne sont ni nazis, ni yankee, ni assassins : ils sont anarchistes. Ils savent qu’ils sont soupçonnés par ceux dont ils auraient pu espérer le soutien, c’est-à-dire les gauches européennes et mondiales ; ils en sont meurtris et font tout ce qu’ils peuvent pour se faire entendre. La moindre des choses est de les écouter.

W. nous confie le souvenir d’une enfance soviétique, dominée par le « mythe de la Grande Guerre de la Patrie. Quand nous étions enfants, nous jouions à la guerre - et c'était toujours la même guerre. C'était une guerre entre nous et les méchants, les fascistes allemands. (…) Cette guerre - la guerre de tous les films et de toutes les chansons - était la guerre sacrée, pleine d'héroïsme et de pureté. » Dans l’historiographie soviétique, « la Seconde Guerre mondiale (…) s’inscrivait parfaitement dans la vieille histoire de la nation russe élue par Dieu, assumant humblement le fardeau des autres et sauvant l'Europe des désastres eschatologiques, encore et encore. » Dans cette perspective la notion de fascisme devient vide de sens et ne signifie plus que « l'incarnation du mal et de l'abjection. » C’est ainsi que « l'État a réussi à créer une équivalence entre le sujet soviétique et l'antifasciste. Par essence, un Russe est antifasciste, et donc être contre les Russes signifie être fasciste. Quiconque s'oppose à Moscou pour quelque raison que ce soit devient désormais fasciste par défaut. » L'antifascisme devient « l'idée clé qui relie l'ancien empire monarchiste, la superpuissance bolchevique et le nouvel État russe : une puissance mondiale qui ne cesse de se renforcer malgré les intrigues de ses ennemis. »

Le milieu antifa russe n’est pas épargné par le révisionnisme historique. « Ces milieux n'ont pu produire aucune vision alternative de l'histoire qui aurait pu constituer un défi à celle de l'État. » Ils se contentent de répéter des mantras sans queue ni tête et de se vanter d'avoir un grand-père qui a fait la guerre et se qualifient souvent de patriotes, comme le dit l'une des chansons les plus populaires du milieu : "Je suis le vrai Russe / Tu n'es qu'une pute nazie ".

Ce détournement de sens des symboles a joué un rôle important dans la perception des événements de 2014. Avant l’éruption de la crise en Ukraine, les anarchistes de différents pays sont solidaires : « Nous plaisantions tristement en disant que l'Ukraine serait bientôt comme la Russie, la Russie bientôt comme la Biélorussie, et la Biélorussie bientôt comme la Corée du Nord. » Pourtant, lorsque se produit le soulèvement de Maidan en réaction à la politique de Ianoukovitch qui « tentait de consolider le pouvoir et les ressources tout en imposant des réformes néolibérales », les gauchistes et anarchistes sont sceptiques. « Certains se souvenaient de la révolution orange de 2004 comme d'un piège à cons qui ne changerait que les visages que l'on voit à la télévision. » Les slogans sur l’euro-association ainsi que la présence de l'extrême-droite et des néo-nazis accentuent le malaise. Bien que la droite ne fixe pas l’ordre du jour du mouvement, elle est mieux organisée et tente d’exclure ses ennemis : « Tous les symboles de gauche étaient considérés comme une référence positive à l'Union soviétique, donc pro-russes et pro-Ianoukovitch. Quant aux anarchistes et autres radicaux, ils n'étaient pas assez organisés pour participer en tant que groupe distinct. »

Peu à peu, le mouvement s’enlise et semble se réduire à « un interminable campement de froid et d'ennui. » Mais à la mi-janvier, la répression s’intensifie : le gouvernement adopte des lois d’urgence et fait tirer sur les manifestants. Cela transforme radicalement la situation, l’enjeu du mouvement devenant « une lutte contre une véritable dictature. » C’est à ce moment que les milieux radicaux, rejoints par des camarades des pays voisins, rejoignent le mouvement. Loin de la « russophobie » alléguée par la propagande russe, c’est en russe que l’on promet de se retrouver « sur les barricades à Moscou pour chasser Poutine ». En février, l'insurrection s’étend à tout le pays et Ianoukovitch fuie en Russie :

« En apparence, Maidan avait gagné. (…) Les gens avaient l'impression que la donne avait changé, et qu'ils pouvaient désormais s'emparer d'un pouvoir commun. »

Mais l’euphorie retombe rapidement. Les médias libéraux comme les médias russes, pour des raisons opposées, font tout pour promouvoir la thèse selon laquelle la droite était l’avant-garde radicale de Maidan. Chez les anarchistes, la joie cède à la panique en voyant les personnalités d’extrême-droite obtenir des postes officiels dans les nouvelles structures du pouvoir.

Alors même que les luttes internes déchirent l’Ukraine, « quelque chose de bien plus terrible se produit. La Russie annexe la Crimée et déclenche une guerre ». La guerre est, pour le gouvernement, l’opportunité de canaliser l’énergie de Maidan vers les bataillons de volontaires et le soutien à l'armée ukrainienne en ruine. « Désormais, défendre la Révolution de la Dignité ne signifiait pas être sur les barricades de Kiev, mais sur la ligne de front. Le mouvement a ensuite disparu, bien sûr, car il est évidemment malvenu de protester quand son pays est en guerre. » Alors même que le mouvement populaire ukrainien est repolarisé par la guerre, la propagande russe remobilise les catégories soviétiques pour qualifier les acteurs de Maidan de fascistes et poser un contre-feu face à eux :

« Dans un déconcertant jeu de miroirs, les forces pro-russes ont commencé à copier les tactiques utilisées à Maidan. Dans les premiers jours de l'annexion, les "forces d'autodéfense" de Crimée ont été créées, copiant les forces d'autodéfense de Maidan. Officiellement, elles ont été créées par des habitants qui voulaient défendre leur ville contre les hordes nazies qui arrivaient prétendument de Kiev. Bien sûr, il a été rapidement démontré que ces milices d'autodéfense étaient contrôlées par des officiers russes. Elles étaient composées de cosaques, de petits criminels locaux, de droitiers pro-russes et d'activistes rouges et bruns de Russie. En réalité, les groupes d'autodéfense et l'armée russe opéraient ensemble. »

Dans l’Est de l’Ukraine se développe alors un « mouvement anti-Maidan » hétéroclite où l’on entend « des appels à rejoindre la Russie, à réinstaller Ianoukovitch au pouvoir, à célébrer le Berkut et à inviter les troupes russes à occuper le pays. » Certains « croyaient sincèrement qu'une coalition hétéroclite de nazis, d’homosexuels et de l' ‘État profond’ américain avait uni ses forces et pris le pouvoir à Kiev. » La Russie est à la manœuvre :

« À Donetsk et Lougansk, le mouvement anti-Maidan a agi avec le soutien des bureaucrates locaux, de la police et du crime organisé. (…) Des "Assemblées populaires", contrôlées par des militants armés, ont élu des "représentants populaires". Des "républiques populaires" ont été proclamées, faisant appel aux troupes russes et organisant des référendums sur l'adhésion à la Fédération de Russie. Comme en Crimée, tous les postes clés de ces prétendues républiques ont été rapidement occupés par des officiers spéciaux et des militants loyaux envoyés par Moscou. »

Dans le cadre de ses opérations symboliques visant à légitimer l’annexion de la Crimée et l’entrée au Donbass, la Russie forge deux termes importants : le « Printemps russe » et « Monde russe ». « Le Printemps russe est une référence directe au Printemps arabe, dont les idéologues russes avaient déclaré, avec le plus grand sérieux, qu'il n'était rien d'autre qu'une opération spéciale de la CIA contre le leadership légitime dans le monde arabe. » Par contraste, le « Printemps russe » se veut « le soulèvement authentique du peuple russe, désireux de se réunir sous son chef et son État en tant que partie du monde russe. »

La notion de « monde russe », englobant toute terre historiquement liée à la Russie ou ayant une population russophone significative, a toujours été floue mais, « comme toute idée populiste, le Monde russe a été présenté comme quelque chose de naturel et d'évident - il était tout à fait naturel pour les russophones de vouloir être annexés par la Patrie. Par cette opération discursive, il ne s'agissait pas pour l'Empire russe de (re)conquérir des territoires, mais pour le peuple russe de se libérer de la domination aliénante de l'Occident et de revenir à la patrie. » On rejouait, en définitive, la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle « l'Armée rouge n'a pas conquis de nouveaux territoires en Europe et en Asie, mais libéré ces peuples du joug du fascisme. »

C’est ainsi que l’annexion de la Crimée est présentée comme correspondant à « la volonté unanime du peuple de Crimée de retourner dans sa patrie. Ceux qui ne font pas partie de ce consensus - comme les Tatars de Crimée, par exemple, qui sont bien organisés et protestent contre l'annexion - sont simplement ignorés ou considérés comme des traîtres. Après l'annexion, tous les gauchistes, activistes et anarchistes ont dû s'enfuir. Ceux qui restent finissent en prison ou disparaissent après une descente de police. Toute activité politique publique est devenue impossible. »

La polarisation autour du signifiant « fasciste » crée dans la population des divisions artificielles. « Lorsque les gens s’affrontent sur les barricades, ils réalisent souvent qu'ils ont plus en commun qu'ils ne le pensent. À Kharkiv, par exemple, les camps Anti-Maidan et Maidan se faisaient face sur la place de la Liberté. Maidan a invité ses opposants à venir parler au micro pour leur permettre d'expliquer ce qu'ils représentaient, et dans de nombreux cas, les gens ont changé d'avis et ont changé de camp. (…) Tout cela était bien loin des réunions banales, des conversations interminables et des rencontres sociales qui avaient lieu sur la place. » Mais avec la guerre, les choses changent. Les milieux antifa et punk tendent vers un patriotisme de droite, dérive qui n’épargne pas les anarchistes parmi lesquels beaucoup sympathisent avec les « nationalistes autonomes », un groupe ex-nazi issu des barricades de Maidan qui diffuse un mélange d'anti-impérialisme et de concepts issus de la nouvelle droite. Pour eux, la nationalité est identique à la classe et les conflits ethniques, voire les nettoyages, peuvent être compris comme une forme de guerre de classe. « Ils considéraient la guerre avec la Russie comme une lutte anti-impérialiste. » En un énième renversement des signifiants, d’autres, qui avaient commencé par démasquer le caractère fasciste de l'État russe ont fini évoquer à leur tour l'histoire de la Seconde Guerre mondiale en accusant toute personne qui critique le gouvernement ukrainien d'être pro-russe, c’est-à-dire « fasciste ».

 Parmi les anarchistes, personne ne veut « servir de chair à canon aux capitalistes et à l’Etat » mais certains pensent qu’il faut, face au mal absolu, s’allier avec le diable. Ils adhèrent donc à l’armée ukrainienne ou aux bataillons de volontaires, soutenant dans un cas comme dans l’autre les institutions gouvernementales. « Les plus naïfs croient sincèrement en la nature révolutionnaire du peuple, et s’imaginent qu’ils pourront agiter les soldats, les convaincre de retourner leurs armes contre le gouvernement. » D’autres se félicitent d’obtenir une expérience de la guerre ; « une partie du mouvement a dérivé vers une fascination pour tout ce qui est militaire. Ils semblaient hypnotisés par un nouveau monde de kalachnikovs et de camouflage, en contraste avec lequel tout le reste semblait s'effacer. » Il devient de toute façon dangereux de s’opposer à la guerre : ceux qui le font sont aussitôt qualifiés d’agents de Poutine, et les déclarations publiques contre la mobilisation militaire sont interdites.

En Russie, les gauchistes avalent la propagande russe et critiquent de plus en plus vertement le « fascisme ukrainien ». Des personnalités bien connues comme Boris Kagarlitsky célèbrent le « soulèvement populaire prolétarien antifasciste dans le Donbass. » Ces personnalités de gauche prennent le thé avec des nationalistes russes et des fascistes impériaux lors d’une réunion pour le monde russe en Crimée.

"Les jeunes s’engagent, sinon pour bombarder des villages, du moins pour prendre quelques selfies en tenue de camouflage, kalachnikov à la main. D'autres deviennent journalistes de guerre et suivent des bataillons comme la brigade Prizrak dans le Donbass, dont le chef, après avoir rassemblé quelques néonazis bien connus, est devenu célèbre pour avoir défendu l'idée de violer les femmes qui n'étaient pas à la maison après le couvre-feu. Rien de tout cela ne semble déranger la gauche, enchantée par les bataillons brandissant des drapeaux rouges et chantant des chansons de la guerre sacrée agrémentées d’histoires sur les soldats de l'OTAN du côté ukrainien et d'images d’enfants morts."

Après le choc des premiers mois, la plupart des milieux radicaux russes se détournent d'une situation qui se révèle bien confuse, les uns concluant que la guerre ne les concerne pas, les autres qu’ils ne peuvent rien y faire. Dans le même temps, une nouvelle vague de répression s’abat sur la Russie dans un contexte de soutien sans précédent à Poutine. "L’activité politique décline et les camarades se tournaient vers des projets d'infrastructure comme les coopératives ou l'édition."

L’état des lieux dressé par W. se retrouve dans le texte de R., anarchiste russe. Il est immergé dans l’atmosphère guerrière de la Russie et sa famille répète la propagande de la télévision : « Zelensky cache des militaires dans des zones urbaines civiles, c’est pour ça qu’on doit les bombarder. » Il devine pourtant que « les gens ne sont pas vraiment pour la guerre, mais ils essaient souvent de se convaincre que cette guerre est justifiée. Ils ne veulent pas être complices de ce cauchemar. » C’est pourquoi la première chose à faire est de leur parler, quitte à les froisser. Ce n’est pas chose facile car « la répression quotidienne est intense. N’importe qui, même les enfants, peut être arrêté pour la moindre pancarte ou affiche. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas rester dans la rue en tenant un morceau de papier. Qu’il y soit inscrit « guerre » ou pas, vous serez arrêté. À Moscou et à Saint-Pétersbourg, la police tabasse les gens. » Pourtant la résistance continue : « Beaucoup sortent à nouveau, cherchent des moyens de lutter, s’organisent. » Après la promulgation de la loi du 4 mars 2022 qui criminalise la protestation contre la guerre et la diffusion d’informations ne provenant pas des sources officielles de l’État, certains journalistes « ont comparé leur travail à de la manipulation d’explosifs : on ne peut faire d’erreur qu’une seule fois. Le bureau du procureur général a même créé des unités spéciales pour cibler le mouvement anti-guerre dans toutes les régions du pays. »

La situation n'est pourtant pas la même en Russie et en Ukraine, car « nous ne faisons pas face à une agression militaire. Ici, nous devons choisir de nous battre ou non. Ailleurs, le choix de la résistance armée est peut-être plus simple en un sens : c’est le seul possible. Ici en Russie, pour résister à la guerre, il s’agit de faire un choix moral et d’estimer les risques. » Pas question pour R. de « rester les bras croisés » quand une agression est commise « en notre nom – ou du moins au nom de notre nationalité, de notre supposée identité. » S’engager est pourtant une décision difficile tant la situation en Russie s’est détériorée ; aujourd’hui, un anarchiste doit se préparer « à la prison et à la torture. » Cela transforme la nature même de l’engagement :

« Notre combat ne se fonde plus sur la défense de notre vision de la culture, de la société, des relations et des idées, mais sur le fait d’éviter la répression, de réagir à ce que l’État fait, de préserver notre liberté, d’éviter la prison. Et c’est la grande faiblesse de notre mouvement en Russie quand on le considère dans une perspective de long terme, car nous n’avons nulle part où nous replier, personne ne peut nous garantir quoique ce soit. Nous ne pouvons même pas nous garantir mutuellement que nous resterons debout ensemble, main dans la main, en nous regardant dans les yeux et en sachant que, quoi qu’il arrive, nous continuerons la lutte. Il y a un manque de camaraderie, un manque de ressources et d’infrastructures, un manque de clarté idéologique concernant la façon de lutter aujourd’hui et pour les prochaines décennies. La conviction nous manque que la meilleure chose à faire pour notre liberté, pour notre bonheur, pour notre vie, soit de lutter. Nous manque aussi la croyance que la lutte vaut toujours la peine et qu’elle est forcément le bon choix, quitte à mourir ou à être emprisonné. C’est pourtant cette idée – que la lutte est vie, et que la vie est lutte – cette vision philosophique, ce sentiment, qui permet de reprendre ses esprits et de garder le moral dans les moments les plus difficiles. »

R. cherche cependant une lueur d’espoir. Tout en craignant de prendre ses souhaits pour des réalités, il croit remarquer « que les gens considèrent que Poutine a franchi la ligne rouge. Ils constatent que leur gouvernement nie tout en bloc alors que des vidéos circulent montrant des villes ukrainiennes éventrées par les roquettes et des civils déchiquetés. On a l’impression d’avoir passé une sorte de point de non-retour et que les gens se réveillent. Tout est encore confus mais le bruit est trop fort et trop présent pour continuer de dormir. Les gens semblent se réveiller chaque jour un peu plus. » Mais la perspective d’une défaite de la Russie et de la chute de Poutine est également lourde d’inquiétudes. 

« D’un côté, les guerres civiles n’ouvrent généralement pas de possibilités de libération ou ne conduisent pas à une révolution sociale – au contraire, elles noient généralement tout le monde dans le sang des participants. Une victoire purement militaire ne sera jamais une victoire pour les anarchistes. Ce que nous considérerions comme une victoire nécessitera des générations d’efforts révolutionnaires et de développement de la société, sur de nombreux fronts de lutte. L’engagement militaire n’est qu’une pièce du puzzle de l’autodéfense ; il n’est pas envisageable sans des relations et un tissu social plus larges qui lui donnent un sens. D’un autre côté, la défaite politique et militaire de l’État russe et de son idéologie, quelle que soit la forme qu’elle prendra, pourrait créer des fissures, ouvrir des brèches et créer des passerelles vers des formes de changement social révolutionnaire qui restent impensables pour les habitants de la Russie, la « prison des peuples », depuis une centaine d’années. »

Le sentiment d’être à un point de bascule se retrouve dans le texte de D., un ukrainien de trente ans originaire de Lougansk. Il n’était « pas vraiment préparé à l’invasion, bien qu’elle nous menaçât depuis au moins un an. » Sans doute « la plupart des civils espéraient-ils simplement qu’elle n’aurait pas lieu, car il est très difficile de passer une année entière dans la terreur permanente et de se préparer à vivre ses derniers jours. » Il ne s’attendait pas non plus à la violence de la guerre et souligne « que l’invasion est massive, et que la dévastation est pratiquement incomparable à ce que nous avons pu connaître en Ukraine au cours de ce siècle. » Il décrit les bombardements mais aussi la loi martiale, le couvre-feu, l’interdiction de sortie des hommes âgés de 18 à 60 ans et la conscription générale.

Dans les rues, beaucoup de milices patrouillent et interrogent quiconque a l’air étrange ou suspect. Ces milices sont composées de gens de tous les milieux. Certains s’identifient comme antifascistes et anti-autoritaires, mais « évidemment de très nombreux patriotes et nationalistes s’engagent aussi, et des gens ordinaires qui ne se soucient pas du tout de politique, qui sont sous pression et qui veulent juste faire quelque chose pour accélérer la fin de la guerre. » D., fataliste, sait que les droits humains sont toujours moins respectés en temps de guerre et constate que de façon générale, la population accepte ces mesures exceptionnelles. Lui s’inquiète que les restrictions aux libertés perdurent bien après la fin des situations qui les ont légitimées, ce qui est d’ailleurs le cas dans les territoires de l’Est contrôlés par les Russes :

« Le couvre-feu décrété à Lougansk en 2014 n’a jamais été levé ; cela fait huit ans que personne ne peut sortir la nuit, huit ans que les militaires patrouillent dans les rues, huit ans que plusieurs mesures d’austérité ont été mises en place. »

Aussi craint-il « que l’Ukraine perde beaucoup au cours de cette guerre, et (…) encore plus que nous ne récupérions pas ce qui a été perdu une fois que nous en aurons fini. » Il trouve cependant des raisons d’espérer dans le surgissement d’innombrables initiatives d’organisation populaire. « Les gens s’entraident et coopèrent de différentes manières, gratuitement. C’est assez impressionnant. (…) Tout cela me fait dire que même dans un pays où les idées de l’anarchisme, de l’anti-autoritarisme et de la gauche en général ont été si malmenées, marginalisées, et presque éliminées, il existe encore une capacité énorme pour les gens de s’organiser et de combattre ce qui est prétendument l’une des armées les plus puissantes au monde. Tout ça me donne beaucoup d’espoir et de confiance dans les idées que je défendais et que je continue de défendre. » D’ailleurs les anarchistes « ont très rapidement trouvé leur place dans cette guerre », ils participant aux réseaux de soutien « et s’organisent contre l’invasion impérialiste. » De ce point de vue, dit-il, les choses ont changé depuis 2014.

« Il y avait bien moins de gens de gauche prêts à combattre à la guerre en 2014. Il me semble que beaucoup de gens pensaient alors que les territoires perdus par l’Ukraine étaient un sacrifice nécessaire pour maintenir la paix, et que cela ne valait pas la peine de verser le sang pour ça. Il y avait une certaine acceptation de ces pertes. Mais avec ce nouveau développement, avec cette guerre qui dure depuis huit jours maintenant, de nombreuses personnes ont réalisé qu’il était naïf de penser qu’on pourrait rassasier ce dragon. Tant qu’il sera en vie, il restera affamé, et il est donc temps de montrer un peu de résistance. »

La détestation pour le régime de Poutine est au cœur de tous les témoignages. Il fonde la position prise par le collectif russe Militant Anarchiste. Tout en n’étant « en aucun cas des soutiens de l’État ukrainien », ils affirment que « ce qui est en train de se passer en Ukraine dépasse largement... le principe selon lequel tout anarchiste devrait lutter pour la défaite de son pays. (…) Ce qui se passe actuellement en Ukraine est un acte d’agression impérialiste : une agression qui, si elle réussit, mènera au déclin de la liberté partout – que ce soit en Ukraine, en Russie et peut-être même dans d’autres pays. » En Russie même, la victoire donnerait carte blanche au régime « du fait de la poussée patriotique qu’elle ne manquera pas de déclencher chez une partie de la population. Et l’État russe pourra également faire reposer tous les problèmes économiques sur le compte des sanctions et de la guerre. » Militant Anarchist souligne cependant que les raisons géopolitiques ne sont pas les premières dans leur décision de soutenir l’Ukraine dans ce conflit.

« Les plus importantes sont des raisons morales internes : la simple vérité est que la Russie est l’agresseur et qu’elle mène une politique ouvertement fasciste. Elle appelle la guerre la paix. La Russie ment et tue.

C’est pourquoi nous demandons instamment à toutes celles et ceux qui lisent ces lignes et ne sont pas insensibles, à faire preuve de solidarité avec le peuple ukrainien (et pas avec l’État !!!) et de soutenir leur lutte pour la liberté contre la tyrannie de Poutine. »

D. suggère quelques formes simples que pourrait prendre cette solidarité : faire des dons à des ONG et aider les gens à échapper à la guerre en contournant les interdictions de sortie. « Ça peut être par exemple des médecins qui falsifient des papiers pour attester d’une grave maladie nécessitant des soins à Berlin, à Barcelone, etc. »

En revanche, il dit n’attendre « plus rien de l’échelle géopolitique. » Il est convaincu que « ce que les États-Unis ont fait en tant qu’empire transatlantique n’a pas apporté grand-chose de bon » puisqu’ils n’ont rien fait pour empêcher l’annexion de Crimée et des territoires de l’Est ; de surcroît, quand ils « ont commencé à s’impliquer davantage, nous avons eu droit à une guerre encore plus grande et plus sanglante ». Il craint encore plus les conséquences d’une intervention directe et pense à ce qui s’est produit « dans d’autres pays comme l’Afghanistan, le Kurdistan, etc. » Il vaut donc mieux, dit-il, que l’aide vienne « de la base, d’individus à individus, ou d’organisations qui ont à cœur l’intérêt des personnes, et pas des grandes entreprises, des gouvernements, etc. »

Un autre texte rédigé collectivement avoue, en revanche, que la question du recours à l’OTAN divise les opinions. Pour certains, « il est évident que l’Ukraine ne peut pas résister seule face à la Russie. Même en tenant compte de l’important mouvement de volontaires, des technologies et des armes modernes sont nécessaires, et en dehors de l’OTAN, l’Ukraine ne dispose d’aucun allié pour lui venir en aide dans ce domaine. » Le souvenir des événements au Kurdistan syrien pèse sur les mémoires : « Là-bas aussi, les Kurdes ont été contraints de coopérer avec l’OTAN contre l’EIIL – la seule alternative étant de fuir ou de mourir. Nous sommes bien conscients que le soutien de l’OTAN peut disparaître très rapidement si l’Occident se trouve de nouveaux intérêts ou parvient à négocier avec Poutine. Aujourd’hui encore, les Kurdes sont contraints de coopérer avec le régime d’Assad, car ils n’ont pas vraiment d’autre alternative. »

Que l’invasion de la Russie divise les anarchistes quant à la nécessité de faire la guerre et même de rechercher la protection des Etats-Unis atteste de la crise idéologique profonde que cette guerre révèle et de l’ampleur de la réflexion qu’elle appelle. Tous savent qu’une victoire contre la Russie, indispensable pour éviter le pire, ne résoudrait pas toutes les contradictions des sociétés dans lesquelles ils vivent. La situation actuelle, écrit R., peut mener soit à « la montée et au renforcement d’un État autoritaire comme notre génération n’en a pas encore connus », soit à l’effondrement du régime. Dans ce second cas de figure, si « nous parvenons à travailler ensemble en tant que société, nous pourrons faire émerger des changements et affronter les éléments de la droite conservatrice qui n’abandonneront pas le rêve d’un monde russe. » Mais « l’espoir seul ne suffira pas à faire de ce dernier scénario une réalité. Nous devons travailler dur dès maintenant pour le faire advenir, en s’appuyant sur ce qui existe déjà et que les générations de camarades plus âgés nous ont légués. » Or l’anarchie est aujourd’hui réduite à une position défensive :

« Si nous voulons avoir la moindre chance de gagner, il nous faut d’abord être capables d’imaginer la victoire. Actuellement, nous luttons même pour imaginer nous organiser et lutter. Notre organisation ne nous permet pas de formuler des propositions claires. Seules restent la confusion, la peur, la colère et un sentiment d’impuissance. »

Il existe pourtant des expériences de lutte récente qui recèlent un grand potentiel, notamment le mouvement féministe en Russie. « Nous pourrions bénéficier des perspectives des femmes et des personnes trans et non-binaires qui ont vécu l’organisation et la lutte au Rojava ; cela pourrait nous permettre d’entrevoir des processus révolutionnaires auquel il serait difficile d’accéder autrement. »

Pour W., la situation actuelle expose cruellement l’incapacité du mouvement anarchiste à « s'opposer au consensus populiste impérialiste croissant, tant en Russie qu'en Ukraine. » L’une des causes de cet échec est que « nous n'avons pas développé une analyse solide de ce qu'est le fascisme, ni proposé une alternative à l'histoire officielle de la Seconde Guerre mondiale, qui semble nous hanter à chaque tournant. Au niveau des rituels et des symboles, nous avons finalement suivi la version avancée par l'État russe - le mythe de l'unité du peuple soviétique contre le fascisme. » Ce mythe avait donné aux peuples Russes et Ukrainiens une mémoire commune qui s’est avérée piégée, car « lorsque nos États nous ont plongés dans la guerre, en se nourrissant des mythes de notre passé commun, nous n'avons pas su résister. »

La mémoire officielle a également tendu à occulter « le caractère colonial des empires russe et soviétique. Les conflits armés dans des endroits éloignés ont été si facilement oubliés. Même la guerre en Tchétchénie, qui était importante pour les anarchistes dans les années 1990 et au début des années 2000, a été oubliée par la génération suivante. » C’est pourquoi l’explosion de la guerre en Ukraine a pris tout le monde par surprise : « Nous n'avons pas pleinement tenu compte du fait que la Russie est toujours en guerre quelque part, dans une partie du monde. Et maintenant, cette guerre frappe à notre propre porte, et menace nos camarades et voisins. Elle s'attaque à nos amis. Nous ne savons plus sur quel terrain d'entente établir des liens entre nos mouvements, surtout au moment où nous en avons le plus besoin. »

Face aux puissances qui « tentent de mobiliser les morts pour nous diviser », il faut se souvenir que « nous avons nous-mêmes une histoire à raconter - une histoire au-delà des mythes impérialistes, quelle que soit la manière dont on les assume ». Cette histoire, dit-il, doit puiser dans « les récits concernant les autres forces qui ont affronté à la fois le stalinisme et le nazisme - comme ceux du mouvement des partisans qui ont rejeté la domination de l'Armée rouge. De même, nous avons accordé trop peu d'attention aux conflits des paysans et des ouvriers contre le stalinisme, ou aux insurrections du Goulag pendant la guerre. » Il conclut que « seule l'histoire révolutionnaire nous tiendra chaud pendant ce long hiver. »

S’il nous faut, pour tisser cette histoire, tirer les fils les plus minces, alors il est particulièrement important d’entendre ces voix qui tranchent dans le concert des nationalismes. C’est le vœu de D. qui souligne que « beaucoup de voix s’élèvent et sont entendues hors d’Ukraine en ce moment » et nous exhorte à « faire de notre mieux pour diffuser ce qui se passe ici ».

Et Yahvé répondit : « Si je trouve à Sodome cinquante justes au milieu de la ville, je pardonnerai à tout ce lieu, à cause d’eux »,

Le texte de W. est disponible ici

Les textes de D. et R. sont disponibles ici

Le texte de Militant Anarchist est disponible ici

Le texte collectif où l’atttitude vis-à-vis de l’OTAN est évoquée (ainsi que bien d’autres questions) est disponible ici.

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