Les compositeurs d’après-guerre, hantés par deux maux, le nazisme et l’extension indéfinie du capitalisme, faisaient face à ce paradoxe : s’engager, c’était composer pour tous, mais recourir aux formes usuelles de la musique revenait à n’écrire qu’un couplet de plus, une ritournelle de plus, de la petite musique du monde. Pour faire cesser cette musique, il fallait en inventer d’autres, de rupture, étranges, inouïes. Au risque de l’isolement, trouver les chemins d’un retour à soi, d’une repossession de soi au niveau le plus intime, celui des sens, pour rendre sens à la raison.
D’abord, entendre. Ne pas s’offrir d’emblée la fuite d’une mise en ordre des choses dans un paradigme quelconque. Laisser venir les sons jusqu’au chaos, au risque de la folie. Dans son Requiem pour un jeune poète, Bernd Aloïs Zimmermann percute les voix de Mao, Wittgenstein, Maïakovsky, Eschyle, Hitler, Joyce, qui forment une tapisserie sur fond d’électrostatique ; vertige des mots, la culture est-elle salut contre la barbarie, est-elle triviale ? La liturgie du requiem tente de cadrer, ritualiser la violence et n’y parvient pas : trois chœur, deux orchestres, des effectifs surhumains finissent par s’effondrer contre le mur des paroles enregistrées. Œuvre qui se suicide, dit François Nicolas, comme son auteur quelques années plus tard.
Klaus Huber, compositeur suisse, marxiste et mystique, puise dans les polyphonies médiévales pour inventer une musique dont la dissonance n’est pas rupture violente mais fervente aspiration à un ailleurs ; il mêle les textes de la mystique du douzième siècle Hildegardis à la récitation furieuse d’un poème de Heinrich Böll où l’on lit qu’est « dévasté le sol, versé le sang, vide le cœur prolétarien de la ville anéanti par le tourment et la faim » tandis que, « cachés dans la graisse de leur lâcheté, les messagers de mille ans de bonheur ont pesé l’or des dents de leurs victimes ». La fureur ancre la prière dans le monde, la prière sauve la fureur du néant: théologie de la libération.
Pour Helmut Lachenmann, la libération commence par le corps. Le corps même du musicien devait être transformé dans son rapport au corps de l’instrument. Le musicien prête attention au réel, son matériel, son violoncelle, comme il ne l’avait jamais fait ; exercice de révolution personnelle dans la relation au monde, intitulé pression. Révolution musicienne qui permet à l’auditeur une révolution de l’écoute. Luigi Nono a cherché toute sa vie les moyens d’échapper à ce qu’il qualifia de « tragédie de l’écoute », l’impossibilité de discerner le réel dans le bruit. Par la musique concrète : enregistrer les sons du travail d’usine, en faire des œuvres qu’il jouait ensuite aux ouvriers eux-mêmes. L’usine illuminée. Nono crut en la révolution. A la fin de sa vie, il guettait, aux lisières du silence, les résonances errantes, voix du passé censées permettre d’échapper au présent gelé de la pensée consumériste.
Georges Aperghis, lui, met ses musiciens en cage dans un Luna Park où nul n’échappe à la caméra qui scrute les ongles et les cils. Au cœur même de ce monde asphyxié, pourtant, le rythme qui se construit de la multiplicité des bruits, que le percussionniste d’un instrument invisible semble frapper à même l’air, révèle la pulsion de vie. C’est qu’Aperghis, l’homme au beau sourire et aux yeux doux, est toujours du côté de la vie, singulière, irréductible – c’est le fondement d’une conception de la démocratie qui s’illustre dans un documentaire de vingt-cinq minutes qui fait du bien à l’âme.
La musique contemporaine, l’art contemporain n’appartiennent à personne. Les artistes que je connais ne correspondent à aucun des stéréotypes sociaux qu’on attendrait. Au contraire, ce sont souvent des gens qui n’ont pas eu l’éducation bourgeoise qu’on s’imagine, qui, révoltés, ont été d’emblée séduits par l’étrangeté, qui se sont jetés dans ce qui offrait un chemin vers la liberté. Corps déchaînés, langues déliées, sons transfigurés ; il faut ça pour agir, sur la scène sociale, en étant soi-même et non le récitant des rôles qui nous attendent et nous happent.
La musique contemporaine a aussi la vertu de libérer l’oreille et de lui permettre à nouveau d’entendre la musique du passé. Sauver Beethoven des faussaires, de la pétrification grandiloquente, Mauricio Kagel l’avait fait dans Ludwig Van, collage ironique et amoureux. Il nous rend l’immense ambition, l’altière affirmation de soi du premier mouvement de la dernière sonate de Beethoven ; la contemplation éperdue du second mouvement. Action, méditation – volonté, représentation – se retrouver.

Agrandissement : Illustration 1
