Camille. - Sinon, pour éviter les marécages logorrhéiques où ça se paluche pour rien, je vous propose de remplacer dans toute littérature et institution dédiée (musée, bibliothèque, festival, théâtre…), le qualificatif "populaire" par le complément de nom "des dominés" : arts des dominés, savoirs des dominés, chants des dominés... De même, remplacer culture savante ou Culture tout court avec la belle majuscule qui va bien, par culture des dominants.... On y verrait beaucoup plus clair, y compris pour penser leur désir d'universalité et leur inscription dans la loi du marché.
Mourad répond en citant Marx: - "La classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles d’existence."
Olivier. - Camille, quel simplisme. Ca va devenir amusant quand vous devrez répartir sous vos deux catégories les œuvres faites par des dominants pour les dominants, par des dominants contre les dominants, par des dominants pour les dominés, par des dominés pour les dominants, par des dominés contre les dominés, et par des dominés pour les dominés, en tenant compte du fait que ces œuvres arrivent rarement à ceux auxquels elles étaient destinées et sont souvent accaparées par ceux à qui elles ne s'adressaient pas. Sans oublier celles qui ne s'adressent à personnes et sont lancées, disait Adorno, comme des "bouteilles à la mer". Lequel Adorno, bien qu'il ait fondé la sociologie de l'art, a toujours insisté que le sens d'une œuvre ne se réduisait pas à sa détermination sociale et qu'il ne pouvait être saisi qu'en "entrant en elle comme dans une chapelle".
Tout ce que vous pouvez faire, c'est mettre au fronton du musée: "Musée pour dominant où l'on vient jouir de son statut de spectateur éclairé" et "Musée pour dominés où l'on vient chercher la liberté face à la société". Les musées ont leurs usages sociaux déterminés, le sens des œuvres c'est autre chose. La culture est, extérieurement, un rapport social. Elle est également une ressource spirituelle et politique, et rien ne serait plus stupide que de se priver de cette ressource en la réduisant à sa fonction sociale... Sur ce point, au moins, je crois que Rancière et Bourdieu auraient été d'accord.
Déborah. - Oui Olivier, mais ce n'est pas incompatible avec ce que dit Camille. Il n'y a pas d'essence des œuvres, mais seulement des usages.
Olivier. – Je ne suis pas du tout, mais alors pas du tout d'accord avec la proposition, littéralement réductionniste, selon laquelle les œuvres auraient "seulement" des usages...
Camille. – Olivier, merci pour vos nuances et pour vos commentaires pas du tout méprisants. C'est vraiment un plaisir. Non vraiment je me régale. Bravo ! Encore ! Encore ! Si vous vous sentez parfaitement à l'aise avec les vocables culture savante versus culture populaire, grand bien vous fasse, point besoin de convoquer Bourdieu comme joker (entre nous, qu'est ce qu'on lui fait pas porter à ce pauvre Bourdieu). Sur ce, bonne soirée.
Olivier. – Oui, excusez-moi. Je n'ai cité Bourdieu que parce que j'ai cru reconnaître dans votre proposition des choses qui lui sont souvent attribuées alors qu'il dit selon moi tout autre chose. Sans invoquer qui que ce soit, je vous avoue que je déteste absolument tous les discours qui figent la culture en catégories dominant/dominé - donc je m'énerve... J'aurais dû passer mon chemin et voilà tout. Cependant puisque me voilà embarqué, je réponds à Déborah.
Déborah, il me faudrait des centaines de pages pour clarifier mon désaccord et je n’en serais probablement même pas capable. Je vais tenter toutefois de te l’esquisser. En deux mots: je n’ai jamais été convaincu par ceux qui, au terme de l’analyse sociologique, concluent qu’il n’existe que des usages ou des rapports de force. Que les dominants aient le pouvoir de fixer de fausses essences ne signifie pas que les choses ne recèlent pas réellement un sens, autre que celui qu’on leur donne.
Tu es historienne de la révolution, tu connais bien la doctrine du droit naturel. Pour moi, cette doctrine n'a de sens que si l'on admet que quelque chose se noue entre l'homme et la nature qui est fondamental, chargé de sens, et antérieur à tout rapport social. Je crois que les hommes ont le devoir éthique d'élucider ce que la nature dépose en eux, ce qui exige une lutte sur plusieurs fronts. La lutte contre les représentations sociales nées de la domination est l'un de ces fronts. Il y en a d'autres, purement psychiques et cognitifs.
L'art que j'aime naît très souvent d'une protestation contre l'ordre social, mais le fondement de cette protestation est l'intuition de ce sens que l'on veut libérer des dogmes aliénants. Cela s'entend particulièrement chez Marx, dans la critique de l'aliénation. Qu'est-ce que la vie non-aliénée? La même question pourrait être posée à Adorno. J'ai toujours voulu faire une étude des Minima Moralia qui viserait à cerner ce qu'est la vie authentique à partir des représentations qu'il donne de la "vie mutilée". L'art avait certainement une place dans cette vie; c'est pour cela, selon moi, qu'Adorno insistait tant sur le fait que les œuvres ne se réduisent pas à leurs déterminations sociales. Le bon usage d'une œuvre d'art, pour Adorno, est un rapport d'élucidation; ce qui postule l'existence de quelque chose à élucider. N'est-ce pas la démarche de Walter Benjamin quand il interroge les objets? Pour moi, j'ai toujours été très sensible à cette préexistence du sens sur l'analyse, et je n'ai jamais été convaincu par les métaphysiques réduisant le sens à l'usage. C'est d'ailleurs, avant d'être une position philosophique, une conviction d'expérience.
Camille, je voudrais dire que mon irritation est celle de quelqu'un qui n'a pas toujours occupé une position de dominant, qui a puisé toutes ses forces et sa liberté dans la culture dite "savante", et qui a toujours trouvé chez Beethoven ou Mozart des amis, et des ennemis de ces bourgeois qui se les approprient et n'y entendent strictement rien. Les plus grands créateurs ont créé contre les dominants, bien que ceux-ci se les soient accaparés: tout discours qui laisse entendre que les dominants peuvent se les garder et que les dominés peuvent garder Mariah Carey m'est odieux et me semble le comble de la domination, le double verrou qui la protège de toute contestation...
Déborah. - Je pense que vous partagez toustes deux un rapport plus intime à l'art que moi, donc mon propos est sans doute un peu désincarné. Moi je comprenais dans la proposition de Camille une dénonciation de la réappropriation un peu paternaliste d'une culture d'abord méprisée puis utilisée pour s'encanailler. "Populaire" dans la bouche des dominants de la fin du xviiie, comme aujourd'hui je crois, veut à la fois dire méprisable et aussi cependant quelque chose comme "frais, énergique, nouveau, qui remue l'âme par-delà les normes qui l'enserrent". Et ces dominants oublient ou ne comprennent pas que dans cette énergie qui leur plaît tant il y a peut-être d'abord celle de la colère et de la résistance à leur domination. C'est pourquoi je trouvais intéressant de substituer culture des dominé.e.s à culture populaire.
Olivier, je ne voulais pas dire que seul l'usage faisait l'œuvre. Mais l'œuvre n'existe qu'en acte, c'est en ce sens que je voulais dire qu'elle n'a pas d'essence (mais pardon, là tu es plus philosophe que moi et je vais peut-être manquer de clarté et dire des banalités), elle est un possible activé par une lecture, une mise en voix, en corps etc. Et ces possibles sont plus ou moins nombreux et riches selon les œuvres, mais varient souvent en fonction de la culture préalable de l'interprète (lecteurice, chanteuse, chanteur, danseur...). La culture dominante c'est celle qui impose des interprétations, des normes, des codes. Et la culture populaire serait l'ensemble des interprétations qui se font en marge de ces codes. Comme quand Menocchio récrit la Genèse à partir de l'usage libre qu'il a fait des textes de la "grande" culture.
Je ne sais pas ce que tu veux dire en parlant de "receler un sens". Je dirais plutôt "ouvrir des possibles". Et peut-être que les trajectoires de création intellectuelles et artistiques les plus riches sont justement celles qui font fi des normes de leur univers (que ce soient les normes dominantes ou non) pour ouvrir à d'autres possibilités. Et de même, les lectures les plus riches sont peut-être celles qui ne lisent pas l'œuvre à partir de la norme et de la visée qui est la sienne (ça c'est ce que fait l'historien.ne skinneriste), mais en traversant une frontière et en faisant tout exploser : les misérables du XIXe lisant Eugène Sue ou le riche fils de banquier Abi Warburg découvrant les "cultures primitives" sud-américaines.
Camille. – Hé bien Déborah, tu as su développer et dire mieux que moi ce que je pensais. Par ailleurs, opter pour cette clarification nous mettrait dans un rapport aux productions culturelles politique autant qu’éthique. Elles ne seraient plus une échappatoire vis-à-vis des luttes à mener. Elles nous remettraient le nez bien dedans.
Olivier. – Déborah, je comprends bien ce que tu dis mais, à mon avis, il y a un hiatus. Tu décris très bien l'approche des œuvres qui varie selon la culture préalable de l'interprète etc. Mais le mot "possible" n'est pas plus clair que le mot "sens" - qu'est-ce qu'un possible? Je t'avoue que quand j'écoute une œuvre musicale complexe, il m'est évident que j'explore quelque chose dont le sens préexiste à l'écoute.
Mon expérience de la musique me rend platonicien, comme la pratique des mathématiques fait que de si nombreux mathématiciens sont platoniciens, croient que les vérités mathématiques sont découvertes et non inventées. Il y a des philosophes des mathématiques qui sont constructivistes, et d'un point de vue philosophique leurs théories sont plus plausibles, mais quelle valeur leur accorder face à l'expérience vécue des mathématiciens? Quand je dis que les œuvres recèlent un sens, je sais bien que ce que je dis n'est pas clair; mais la phrase "il n'y a que des usages", prise littéralement, me semble escamoter quelque chose qui, pour être obscur, n'en est pas moins réellement vécu.
J'ajoute une chose: le sens de l'œuvre n'est évidemment pas l'intention de l'auteur. Je crois que les créateurs savent eux-mêmes qu'ils cherchent à élucider quelque chose qu'ils ne comprennent pas pleinement, qu'ils peuvent trahir. Le sens échappe par nature; aussi bien au créateur qu'au récepteur; c'est son mystère et sa fertilité. Mais je crois que quand on le ressent, on comprend également pourquoi toute interprétation n'est pas juste. De ce point de vue, je me méfie de ce que tu dis des interprétations "qui ne lisent pas l'œuvre à partir de la norme et de la visée qui est la sienne, mais en traversant une frontière et en faisant tout exploser". Sans me fier ni à la norme, ni à la visée, j'ai toujours le sentiment dans ma propre pratique de chercheur de me soumettre à l'œuvre, c'est un exercice d'humilité intellectuelle qui est ce que je connais de plus enrichissant. A l'inverse, les interprétations qui harnachent les œuvres aux causes du moment me semblent toujours, quoique parfois politiquement utiles, très pauvres en elles-mêmes. Les interprètes se retrouvent dans les œuvres, retrouvent leurs causes en elles; mais c'est l'interprète qui doit être changé par l'œuvre, sans quoi il n'en apprend rien. Et on ne peut être changé par une œuvre qu'en s'y soumettant, en la respectant comme une personne - comme quelque chose qui est porteur de sens.
Enfin, je comprends très bien ce que tu dis de la culture dominante qui impose des interprétations, des normes, des codes. Mais cela s'entend évidemment au sens beaucoup plus large que l'art. Or le paradoxe de la "culture savante" est qu'elle fait souvent usage des ressources les plus développées de la société dominante contre cette culture dominante. C'est évidemment vrai de la science qui remet en question les dogmes, de la sociologie, de l'histoire comme de l'art. Or remplacer, comme le suggère Camille, "culture savante ou Culture tout court" par "culture des dominants" me semble (mais je me répète) effacer cette contradiction interne, donc gommer toute la puissance subversive de la culture savante envers la culture dominante, et décourager les dominés de s'en emparer.
Ca renvoie au débat entre Rancière et Bourdieu, Rancière soulignant que Bourdieu a tendance à écrire comme si les dominés ne pouvaient pas avoir d'autre rapport à la culture savante qu'un rapport de singerie, d'imitation servile des mœurs dominantes, à quoi il oppose les lectures nocturnes des prolétaires. Je crois que Rancière est injuste envers Bourdieu (en tous cas ce n'est pas la lecture que j'en fais) mais quoi qu'il en soit, je suis d'accord avec lui.
Camille. – Cher Olivier, ce qui m'intrigue dans vos propos (au-delà de votre énervement), c'est que vous considériez que cette proposition est un appel à faire de Beethoven ou Mozart ou Varèse, ou Feldman etc, des ennemis parce qu'appartenant à la culture des dominants. Il me semble que lorsque, gamine, j'ai découvert les grands orchestres symphoniques ou la musique de chambre au Grand Théâtre de Bordeaux, si l'on m'avait formulé qu'il s'agissait là d'une des manifestations de la culture dominante, je ne les aurais pas moins goûtées, ma fascination aurait été intacte... Je les aurais en revanche situées au lieu de me noyer dans un éther de la chose culturelle... en conséquence de quoi, j'aurais gagné beaucoup de temps politiquement et j'allais presque dire linguistiquement. Bah, oui, me voilà rendue à quarante-six balloches, à me batailler à tenter de produire des formes dont je sais qu'elles relèvent d'un " art de dominant" , et cette conscience m'oblige à faire mienne cette sentence du bourgeois François Maspero : trahir avec plus de conscience et plus d'application.
Cette proposition à la volée de changer de vocable, à mes yeux, cherche l'efficacité suivante : qu'il ne soit plus possible de "s'oublier" devant une production culturelle, que nous nous tenions debout face à elle, que nous continuions à savoir d'où elle nous parle et d'où nous la regardons.
Olivier. – C'est idiot mais le seul fait que vous aimiez Varèse, nous voilà liés par un lien fraternel, et nous sommes d'accord sur l'essentiel. Mais ce que je ne comprends pas, dans tout ça, c'est l'utilité de cette répartition "culture des dominants/culture des dominés". Qu'est-ce que ça éclaircit? Vous dites que vous vous êtes "noyée dans un éther de la chose culturelle" parce que vous l'ignoriez; je ne comprends pas cette phrase. Vous dites que si on vous avait dit que c'était la culture des dominants, vous n'auriez pas moins goûté les œuvres. En êtes-vous vraiment sûre? Est-ce que ça n'aurait pas faussé votre compréhension? Je connais bien des gens qui n'aiment pas l'art contemporain parce qu'ils sont sûrs que c'est un truc de bourgeois.
Personnellement, j'ai découvert la musique par le CD bien avant d'aller au concert, et il est très possible que tout l'emballage social du concert classique m'aurait inhibé et dégoûté. Il y a des œuvres difficiles, dans lesquelles il faut entrer à tâtons; si on a l'impression qu'en réalité elles ne sont que des éléments d'un rituel social pour gens qui font semblant de les aimer (comme c'est le cas de l'immense majorité du public d'un concert classique), comment ne pas les rejeter? Dans un musée d'art contemporain, il y a cent œuvres nulles pour quatre ou cinq bonnes; quand on voit la pose du bourgeois esthète qui ne les distingue pas les unes des autres, on se dit qu'en fait toutes ces œuvres qu'il prétend aimer sont nulles et on rate celles qui sont belles.
Je suis donc pour arracher la culture aux dominants et je ne comprends pas du tout en quoi l'appeler 'culture des dominant' est utile. En quel sens, d'ailleurs, est-elle une culture des dominants? Vraiment je ne comprends pas, ou plutôt je peux le comprendre en plusieurs sens et je ne sais pas lequel vous avez en tête. Par exemple, Mourad citait Marx qui dit que les "expressions dominantes ne sont rien d'autre que l'expression en idée des conditions matérielles dominantes". Ce commentaire, selon moi, montre bien qu'il a compris votre proposition comme signifiant: la Culture promeut la domination, elle est le langage de la domination. C'est une thèse totalement détestable à mes yeux. Or c'est aussi ainsi que j'ai compris votre proposition, d'où mon premier commentaire. Mais ce n'est pas ce que vous pensez, du moins à propos de Varèse ou Feldman. Mais alors en quel sens l'entendez-vous? Au sens où elle est accaparée par les dominants? Mais à quoi sert votre formule sinon à valider leur titre de propriété? Bref, je ne comprends pas l'intérêt...
Camille. – Houla, que de questions ! Alors je vais essayer de procéder dans l'ordre: il me semble que les prolétaires de Rancière savaient très bien que cette culture était celle des dominants, qu'ils arrachaient précisément la nuit, pour faire de leur corps autre chose, un espace sensible autre que celui appelé par le travail. Ce n'était en rien une distraction. C'était un élargissement. C’est pourquoi le geste d'arracher la culture d'un dominant pour un dominé ne sera jamais le même geste que celui d'un dominant qui se distrait en découvrant la production d'un dominé voire en spéculant dessus pour augmenter son capital.
Peut-être que d'avoir été au théâtre (grâce au comité d'entreprise de Thomson CSf où ma daronne était monteuse câbleuse pour fabriquer des têtes de missile) m'a permis de ne jamais décorréler ce que j'entendais des corps producteurs de ce son. Je voyais le corps imposant et arrogant du chef d'orchestre Alain Lombard (qui avait plein de casseroles aux fesses), je voyais ses œillades entendues à la jeune femme première violon, je voyais l'ennui des contrebassistes, je voyais la saleté des rapports de domination qui s'opérait là, et pourtant, et pourtant cette musique me perçait le cœur. Elle venait causer à autre chose. C'était deux réalités qui coexistaient. Il n'est pas question de fermer les yeux sur l'une ou l'autre.
Pour le coup, j’ai découvert Varèse dans un bar rock bordelais où se retrouvaient les musiciens de scène rock-punk avec le look afférent et les musiciens du conservatoire en classe d'électro acoustique. Ca passait du Varèse à 3h du mat' ça picolait et ça kiffait ensemble. En vrai, j'aime Varèse pour ce moment improbable auquel il reste associé pour toujours. Varèse sortait de l'espace de jouissance individuelle, auquel il était a priori destiné. De même je suis sûre que je pourrais être fan de Mariah Carey en communiant avec la transe de ses fans, comme je le fais aujourd'hui pour Beyoncé. Peut-être, c'est une hypothèse, que ce qui différencie les productions des dominants de celles des dominés, c'est que ces dernières ne sont jamais coupées de l'ensemble des gens qui communient ensemble autour d'elles, elles sont portées par un collectif. L'industrie capitaliste ne s'y est d'ailleurs pas trompée, en faisant de ce collectif une masse sur laquelle il était loisible d'activer la pompe à fric.
Dans la culture des dominés, la figure de l'auteur créateur tend à s'effacer face à l'espace des corps qui communient sur l'objet même de sa création.
Arrive Alceste, qui apostrophe Olivier : – Des prolétaires qui s'emparent de la culture savante/dominante, ça n'a strictement rien à voir avec ce que dit Camille dans sa proposition! Vous nous lâchez d'énormes commentaires pour étaler votre science et noyer le poisson culturel alors que vous êtes totalement hors sujet depuis le début au final !
Olivier. – Je n'étale pas ma science, j'essaie d'expliquer un point de vue. S'il est hors sujet j'aimerais bien savoir quel est le sujet, je n'ai toujours pas compris l'intérêt de la proposition initiale mais j'espère que Camille m'expliquera. Malheureusement c'est vrai que mes commentaires sont trop longs. D'ailleurs j'arrête là!
Déborah (à Alceste). – Pour une fois que quelqu'un prend la discussion au sérieux et fait l'effort de réfléchir, je trouve dommage de le réduire à un geste de prétention (qui ressemble vraiment très peu à la personne concernée). Discuter, c'est toujours un peu se perdre dans les méandres des mots, du désir, de nos histoires. Sinon, ça s'appelle disserter et il y a un professeur qui vous note et vous note sec si vous êtes hors sujet. La tentation de la domination est en chacun.e, non ?
Alceste (à Déborah). – Ce genre de discussion parallèle est fait pour éteindre une colère, un acte de pensée issu d'une juste et saine colère, vous faites tout pour faire retomber ça en ratiocinations style café du commerce de l'art (Alceste ne dira plus rien).
Olivier (à Camille). - Nous sommes entièrement d'accord sur votre expérience du concert classique et sur la distinction entre ce que font les acteurs et cette musique qui vous perce le cœur. Cependant je continue de penser que la reformulation que vous proposez gomme justement cette distinction essentielle, vitale: pour être en phase avec votre expérience, ne devriez-vous pas écrire au fronton de la salle de concert: ici s'entend de la Culture (la musique) jouée et consommée par des dominants? Ce serait tout autre chose. Mais j'ai déjà dit ça et je n'y reviens pas.
En revanche, je ne crois pas à ce que vous dites des prolétaires qui "savaient très bien que cette culture était celle des dominants". Décidément il faudrait absolument préciser ce que désigne le mot "culture" et le rapport inscrit dans le "des". En tous cas je suis certain que cette phrase n'a aucune place, ni fonction, dans l'expérience des prolétaires. Si je reconstruis celle-ci à partir de ma propre expérience, le prolétaire qui aime Les Misérables ou écoute Beethoven a d'abord l'attitude que Déborah trouve naïve: il réfère le sens de l'œuvre à l'intention du créateur et se dit: "mais oui, ce Hugo a raison, ce Beethoven a si bien exprimé ce que je ressens! Ce sont mes frères et mes amis." La première impression qu'on a quand on aime une œuvre, c'est qu'elle a été faite pour soi. On ressent donc que cette culture est la sienne, et pas du tout celle d'un autre. Et c'est pourquoi lorsqu'on rencontre les dominants qui disent aimer ces œuvres, on a aussitôt la conviction qu'ils sont des imposteurs ou qu'ils se mentent à eux-mêmes puisqu'ils croient que la culture leur appartient alors qu'elle est nôtre. C'est précisément parce que je suis tellement persuadé que Beethoven a exprimé la vérité de ce que je suis que je suis persuadé qu'il ne peut être compris par ceux dont l'être est antagoniste au mien. Dire que les prolétaires "savent très bien que cette culture est celle des dominants", c'est donc leur prêter, à mon avis, une attitude qui est celle, déjà savante, des sociologues.
Autre chose me gêne dans votre commentaire, qui d'ailleurs est devenu depuis des années un tropisme de gauche; c'est l'insistance sur les "corps". Je suis effaré de lire dans tant de textes le mot "corps" où il faudrait le mot "sujet". Et je suis en désaccord profond avec votre description de la culture populaire comme faite d'œuvres "jamais coupées de l'ensemble des gens qui communient ensemble autour d'elles", surtout quand vous l'illustrez par la "picole", le "kiffe" et une transe qu'on pourrait ressentir aussi bien en écoutant Beyoncé que Mariah Carey ou Varèse. J'entends dans ces discours un renversement paradoxal du stigmate attaché à la foule; autrefois perçue comme sauvage, donc malfaisante, elle est aujourd'hui louée pour sa sauvagerie même, qui en ferait l'adversaire de la civilisation des dominants. Je suis en désaccord absolu avec la tendance actuelle à chercher le sujet révolutionnaire dans le corps, décliné ici sur le thème du barbare, là de l'indigène, ailleurs du prolétaire picolant.
Je crois que cette idéalisation du "corps collectif politique" efface la différence, pour moi fondamentale, entre deux figures du peuple: la foule agglomérée, le peuple assemblé. Une assemblée se fait selon des règles qui visent précisément à permettre aux sujets de s'adresser, comme individus, à d'autres sujets. Cela suppose de s'arracher à l'émotion collective qui n'est jamais que la manifestation pathologique des rapports de domination. Celui qui lynche le bourgeois n'est pas plus libéré des rapports de domination que celui qui lui obéit. Les révolutionnaires français avaient parfaitement conscience de cette distinction, et c'est pourquoi jusque dans les massacres de septembre ils ont tenté de se prémunir de la sauvagerie en faisant des tribunaux, c'est-à-dire en introduisant entre leurs émotions et leurs actes la médiation de la raison. L'émotion ne fait sens que par la médiation; c'est pourquoi je ne vois absolument rien de politiquement fertile dans une grande fête collective où l'on danse sur Mariah Carey. On peut se dire que les gens se rassemblent, mais autour de quoi? C'est le carnaval qui permet de supporter la domination et voilà tout.
Ce que j'attends de la culture est donc tout autre chose, c'est précisément qu'elle soit l'outil de cette médiation, qu'elle permette ce détour par lequel l'homme se construit comme sujet. Or - et là je sais que je vais contre tout ce qui se dit à gauche en ce moment, donc je n'espère pas trop arracher votre assentiment - le sujet se construit dans le collectif, mais par abstraction; le sujet devient tel quand il devient individu. J'ose une formule qui a été brutalement rejetée la dernière fois que je l'ai dite: il n'existe ni intelligence des corps, ni intelligence collective. Il existe des pratiques et des usages incorporées, mais l'intelligence commence avec la conscience, et la conscience, par définition, sépare l'homme de la société, de ses semblables et même de lui-même. Elle le laisse flottant - où s'ancre-t-il? Eh bien, dans l'ordre des choses, dans ce mystérieux sens, dans ce qu'on appelait autrefois, en un sens du mot tout différent de celui qui est en usage, la vérité.
J'attends de la culture qu'elle arrache l'homme à ses relations, à toutes ses relations. C'est ce que fait la science et le meilleur des arts. Déracinés, les sujets libres peuvent se retrouver, ils se reconnaissent à leur liberté même. C'est au nom de cette libre fraternité qu'ils perçoivent l'autre comme une fin et non comme un moyen. Beethoven, Hugo, le prolétaire lisant la nuit savent qu'ils sont égaux parce qu'ils sont libres ou, pour mieux dire, qu'ils sont égaux dans la mesure où ils sont libres. Le prolétaire découvrira peut-être que Beethoven, qui détestait les riches philistins, n'était pas immune d'orgueil social; il découvrira qu'Hugo était colonialiste; il sentira que par ces aspects, ils lui font défaut, qu'ils manquent eux-mêmes à la liberté à laquelle ils parviennent parfois. Il tentera de les raisonner au nom de leur liberté commune, celle dont ils ont eux-mêmes créé les conditions en sachant, par l'art, se faire les vecteurs d'une liberté, d'une vérité qui les dépasse.
Camille. – Evidemment, partant de là, de cette détestation et de cette défiance essentielle des corps et de leurs expériences sensibles auxquels vous avec un CD et moi avec un concert nous arrimons malgré tout, ça va être compliqué de penser ensemble. Ce n'est pas grave...
Olivier. – Non ce n'est pas grave et pourtant ça m'attriste un peu. Quoiqu'il en soit, grand merci d'avoir avalé mes tartines…
Camille. – Non ne soyez pas triste. On échange, on partage, on tombe sur des impasses, puis paf finalement on décide de faire le mur. C'est dimanche, c'est Noël , on a le droit de faire des grosses tartines ! En tout cas pour repréciser, il ne s'agit pas à mes yeux, d'idéalisation du collectif. Il s'agit de faire avec ce qui est là et de lire politiquement ce qui se trouve sous nos yeux. Un exemple tout récent : je suis allée à la parade de Noël de la ville de Perpignan, qui a la municipalité que vous savez. Vous pourriez me dire : bon ben voilà, un évènement de masse bien dégueulasse. Et pour autant, l'événement était loin d'être un conglomérat blanc, vraiment loin de là... Et force est de constater que les interactions entre les corps blancs et non blancs en présence étaient fort chaleureuses. Il y a dans ces espaces , quelque chose qui résiste à nos atomisations, un nous qui s'ébauche, pas bien gros, bien précaire... Mais quand même. Que cela ne se réunisse pas autour d'un drapeau rouge, la gauche passe son temps à le déplorer, et ne cesse de prendre en faute et de sermonner ces corps réunis, jamais au rendez-vous comme il faudrait. Il me semble que nous (car après tout je sais que vous et moi sommes à bien des égards des alliés) avons autre chose à faire qu'à pointer les manquements avérés ou supposés des dominés quand ils se retrouvent dans un même espace.
Olivier. – Je suis bien sûr d'accord avec vous. Mais précisément, pourquoi parlez-vous ici de "corps" et non de "sujets"? Ca n'a aucun sens pour moi. Ces gens qui se croisent ne sont pas des animaux qui se reniflent, que je sache. Je crois que le choix de ce mot dit quelque chose de ce qu'on entend par être un "nous" ou être "atomisé". La société, en ce moment, n'est pas atomisée, elle est tribalisée: les blancs contre les autres, les occidentaux contre le reste du monde, etc. Ce sont justement des identifications de corps, par la couleur et même par les bruits (voix fortes, voix basses, accents), les odeurs (nourriture) etc, etc. Croyez-vous vraiment qu'on puisse dépasser ces identifications en créant un gros corps tout mêlé? Cela me semble illogique et impossible, et de surcroît ce gros corps aurait toujours un Autre. Il me semble que le "nous" que nous voulons construire doit précisément se fonder sur la reconnaissance de l'altérité, donc sur la division. L'altérité est des sujets et non des corps.
Cette idée du collectif par l'union des corps, très en vogue, se décline en ce moment de mille façons: par exemple, la valorisation de la "pansexualité". J'ai toujours trouvé qu'il y avait quelque chose du délire narcissique dans cette revendication d'être capable de s'accoupler avec le monde. Pour moi, je ne pose pas à cela et je sais très bien, modestement, que si je vais loin de chez moi je vais être troublé, parfois répulsé. Un ami d'extrême-gauche, qui serait théoriquement d'accord avec vous, a une compagne indienne; il est allé avec elle à New Delhi et m'avouait, dépité, qu'il n'avait pas supporté une société où le périmètre intime n'est pas défini comme chez nous, où les gens se tenaient à quelques centimètres de lui pour lui parler, etc. Expérience inverse de celle de l'immigré du Maghreb qui prend en pleine face la distance instituée entre les corps en Europe.
Je crois qu'il serait absurde de nier que les corps peinent souvent à se trouver, qu'ils se blessent aussi souvent qu'ils s'aiment. Mais c'est par l'esprit qu'on peut surmonter leurs tourments, en apprenant à lire ce que dit le corps de l'autre, que sa proximité n'est pas une violence, que son éloignement n'est pas un mépris. Et c'est aussi par l'esprit que l'on peut tout simplement admettre que l'homme qui nous répugne n'en a pas moins droit à vivre comme il l'entend, qu'il est autre mais pas étranger pour autant. Je ne crois pas à la grande communion universelle mais je crois à la reconnaissance de l'altérité et des droits qui s'y attachent.
Camille. – Quand vous dites « sujets », j'entends des personnes parlantes, conscientes de leur être politique. Le mot « corps » à mes yeux a l'intérêt de recouvrir un réel touchant, voyant, entendant, sentant, goûtant et aussi parlant, pensant. Vous craignez que les mots barbares, indigènes tribalisent. ... Mais la tribu, comme une famille du reste, c'est l'amorce d'un nous, de jauger une communauté de destin. Il ne s'agit pas d'un but. Ils n'ont d'intérêt que par leur pertinence politique du moment. Il ne s'agit pas d'un absolu. Ce serait dommage de prendre ceux qui utilisent ces termes dans leur lecture politique pour des abrutis. Le mot est une arme stratégique utilisé pour dire une situation dans laquelle on est collectivement enferré. Je dirais de même pour ma proposition initiale. Il ne s'agit pas d'enfermer dans une catégorie, d'essentialiser mais de poser une grille et dérouler ce que cette grille a à nous dire qui puisse nous servir.
Olivier. – Je ne prends personne pour des abrutis! Pourtant j'aimerais bien savoir en quoi le mot "sujets" vous dérange. Et nous arrivons au point central, sans doute: pour moi, la tribu n'est pas l'amorce d'un nous. Le "nous" libre se constitue contre la tribu. Les premières formes de pouvoir sont tribales, la première libération est leur contestation au nom, justement, de l'égalité de sujets libres et distincts. C'est pourquoi je mets la reconnaissance de l'altérité des sujets au fondement de la politique, et non la communauté concrète de destins.
Camille. – Le mot sujet ne me dérange pas, il me paraît incomplet. Il me paraît ne pas rendre justice aux forces parfois contradictoires, parfois contraires qui agitent le sujet lui-même. Le mot sujet me paraît sage. Le premier de la classe qui va dans un seul sens de manière constante et appliquée. Là où le mot corps me paraît bien rendre compte du caractère brouillon incertain versatile et volatile qui nous caractérise.
Ensuite, la reconnaissance de l'altérité des sujets ne peut se concevoir que si on se considère comme sujet ou que si la structure envisagée (étatique ou tribale ou familiale... etc) nous reconnaît effectivement comme sujet. En cela, elle est un objectif politique de dominant qui entend rompre avec son statut de dominant. Or, l'urgence politique des dominés est tout autre. Elle passe par la nécessité de signifier aux dominants "youhou on est là, on est humains comme vous!"... et pour cela il faut pouvoir se reconnaître une communauté de destin avec ses pairs et faire "masse" aux yeux du dominant, se faire apparaître comme une force politique, y compris tribale, y compris religieuse y compris menaçante, pour lui signifier le fameux "on est lààààà!"
Olivier. – Nous choisissons nos mots selon ce qu'ils nous évoquent. Je dis « sujet » au sens de la psychanalyse : divisé, perméable au corps et à l'inconscient. Je tiens au mot parce qu'il recentre sur la subjectivité des questions si souvent ramenées à l'identité. Vous dites que les dominés doivent « faire masse » contre les dominants et j’en suis bien d’accord. Que cette masse soit menaçante me semble la moindre des choses. Mais il y a bien des façons de faire masse. Est-il vraiment indifférent que cela soit de façon tribale ou religieuse ?
Je crois que cette idée est née pendant les luttes anticoloniales. Les leaders anticolonialistes étaient en général républicains au sens révolutionnaire ou communistes, mais ils ont constaté qu’ils n’entraîneraient les masses qu’en usant de mots d’ordre religieux ou identitaires. Depuis, comme on a perdu toute foi en la classe ou le citoyen comme sujets révolutionnaires, on se rabat sur la tribu. On accepte, comme disait Sartre, que « la négritude soit le temps faible d’une dialectique ». Les indigènes de la république parlent de « régression fertile » (formule d’un Algérien dont le nom m’échappe).
Mais évidemment la question décisive est: une régression peut-elle jamais être fertile ? J’avoue qu’un examen de ce que sont devenus les mouvements révolutionnaires à base tribale ou religieuse m’incite à répondre par la négative. Dès lors, quoiqu’orphelin moi aussi d’un sujet révolutionnaire, je ne partage pas l’idée que celui-ci pourrait être la tribu, le barbare ou l’Houma.
Je ne fais pas la fine bouche, je soutiens toutes les luttes des opprimés, même celles dont au fond je n’espère pas grand-chose. En revanche, je crois que s’il faut fertiliser la régression, il faut laisser ouverts tous les canaux par lesquels l’universel (je sais que le mot vous fera tiquer!) peut circuler dans le particulier, et c’est précisément parce que nommer la culture savante « culture des dominants» me semble les obstruer que votre proposition initiale m’avait irrité. Je crois que si nous possédons des ressources culturelles, nous avons mission de porter cette culture et certainement pas de la renier en l’abandonnant aux dominants. Mais j’ai compris que ce n’est pas ce que vous aviez en tête, bien que j’avoue n’avoir toujours pas compris l’intérêt de votre proposition initiale.
En assumant cette culture savante, nous n’adoptons pas une position de surplomb. J’ai dit que ce que j’entends par culture savante, c’est la culture qui arrache l’homme à ses relations, qui introduit une médiation dans les émotions et aide à se construire comme sujet. Elle parle par la bouche et aux oreilles de tous ceux qui ressentent déjà cette impulsion à être soi, à s’arracher - cet appétit de liberté ; qui sont déjà des sujets en construction. Or s’il est vrai qu’il est difficile de se poser comme sujet dans une structure qui ne vous reconnaît pas comme tel, ce n’est nullement impossible. Tant l’ont fait! Fanon, Baldwin, Louise Michel, la liste est infinie. Ce sont ces personnes exceptionnelles qui peuvent aider à donner un sens non-régressif aux luttes, ou au moins à fertiliser les régressions. Entre elles et nous et toutes les âmes sœurs, le sens doit circuler, sans entraves, et il me semble que l’urgence serait justement de dire « cette culture n’appartient pas aux dominants. En demandant qu’on la lui rende, le peuple ne veut que son dû».
Intervient Arthur, silencieux jusqu’ici : – La thèse de Pacôme Thiellement est que toute la culture est populaire avant d'être vampirisée par la bourgeoisie. Enfin il le dit mieux que ça.
Déborah. – Pacôme Thiellement énonce là une belle ânerie, du moins s'il lui donne la généralité que vous prétendez. "Toute culture...". Non. Mais c'est un mécanisme courant que la légitimation a posteriori d'une culture auparavant dénigrée (voir le jazz mais aussi le rock, le graffe, etc.).
Camille. Arthur, j'ignore dans quelle mesure on peut généraliser ce mouvement-là. En tout cas, sous tropique capitaliste c'est faux. Prends le cinéma. C'est d'abord un truc de salons dans lesquels les ingénieurs et autres Géo Trouvetout partagent leurs expériences cinétiques. C'est la reproduction de ces objets de diffusion, et aujourd'hui de captation d'images, qui ensuite en font une pratique populaire. Mais quand je parle d’"Art des Dominés", je parle des productions produites de manière autonome au sens le plus matériel du terme (finance, spatialisation) par les dominés (si cela peut préciser mon approche auprès d’Olivier).
Olivier. – Oui, ça clarifie les choses. On aurait dû commencer par là ! Mais on se serait privés de malentendus fertiles. Je ne suis pas convaincu non plus par la théorie de Pacôme Thiellement. La musique présente un contre-exemple intéressant car elle permet de distinguer deux expressions que tu traites, Camille, comme des synonymes : "culture des dominants" et "culture savante". Or la musique permet de montrer la différence entre les deux et de construire un tableau à trois entrées, qui d’ailleurs intéressera peut-être Déborah car elles correspondent aux trois ordres : clergé, noblesse, tiers-état. Cela permettra aussi de préciser ce que j’entends par le sens des œuvres, préexistant à leurs usages.
Au Moyen-Âge, les clercs opposent la musique sacrée à la musique profane : la première élève l’âme et aide au salut, la seconde flatte les sens et le péché. La musique sacrée est savante : elle est composée à partir d’une métaphysique des nombres, on retrouve les mêmes proportions dans les plans des cathédrales et dans les motets. Par définition, le sens de cette musique n’est pas directement accessible à l’oreille. La musique profane est celle de la danse et des fêtes, elle a bien sûr sa technique, mais celle-ci est subordonnée aux effets sonores recherchés.
Cette distinction est structurante, elle correspond à une véritable différence d’approche qui se superpose bien sûr à des représentations politiques (le peuple pécheur et charnel corrigé par le saint clergé) mais ne s’y réduit pas. Bien sûr, les relations entre les deux pôles, savant et profane, évoluent avec les conditions matérielles d’existence et les relations politiques, mais ils n’en restent pas moins conceptuellement distincts et identifiables dans la confusion des pratiques.
La musique des nobles est encore autre chose. Chrétiens mais non savants, ils s'ennuient souvent à la messe. D'abord peu distincts du peuple par les usages, ils aiment danser sur la musique populaire. Mais ils veulent également qu'on chante leurs louanges, dans des formes non hermétiques et proches de celles du peuple: balade, lai. C'est dans cette continuité qu'on peut penser la musique des "dominants", qui évolue avec les formes du pouvoir qu'elle doit célébrer. La culture des dominants correspond à l’idée qu'ils se font d’eux-mêmes : recherche de distinction à laquelle répond le faux savoir des baratins d’artistes contemporains cherchant les subventions, encanaillement, mille autres relations sont possibles. Mais les exigences des dominants ne devrait pas nous faire perdre de vue la distinction première.
Les compositeurs sont les héritiers du savoir des clercs. Jusqu’à la Révolution, dépendant financièrement des nobles, ils doivent leur complaire : typiquement, le premier mouvement d’une symphonie est savant, le second, lent, flatte les émotions, le troisième puise à un modèle populaire pour offrir un plaisir sensuel, et le final est héroïque. Mais les compositeurs n’en continuent pas moins la réflexion des clercs. Ils en mettent ce qu’ils peuvent dans les œuvres destinées au public et vont au bout de leur réflexion dans certains formats privilégiés : l’Art de la fugue de Bach, exercice purement spéculatif, écrit sans précision d’instrument, peut-être même pas écrit pour être joué, les dernières sonates et quatuors de Beethoven…
Au dix-neuvième, le rapport à la musique populaire change : le compositeur romantique cherche par la musique populaire à renouer avec la « nature » et le « peuple ». Une part de cette recherche est la collecte, l’ethnomusicologie (Bartok recueillant des danses des Carpates), mais le compositeur ne se contente pas d’accaparer les formes populaires, il les élabore pour en extraire le sens - un peu comme le sociologue. D’abord cela donne un orientalisme raffiné (Debussy ou Ravel) ou le traitement impressionniste du folklore (Albeniz). Après-guerre, dans un paradigme anticolonialiste, on trouve les recherches beaucoup plus ambitieuses de Boulez inspiré par le gamelan dans Le Marteau sans maître, ou de Berio tissant les chants populaires du monde dans Coro. Il s’agit alors d’apprendre quelque chose des cultures populaires, d’y trouver quelque chose qui fracture les cadres théoriques devenus sclérosés, mais cet apprentissage relève bien d’une démarche savante.
J’ai dit que la culture savante arrachait l’homme à toutes ses relations ; c’est qu’elle est nouée, son nom l’indique, à une démarche de savoir, donc de mise à distance, de ressaisie critique et réflexive du réel. Je ne sais pas si l’on peut définir en termes diamétralement opposés la culture populaire car tous les hommes sont doués de conscience, donc critiques. Il n’y a pas d’inscription immédiate dans le réel. Mais je suppose qu’on peut parler de cultures populaires en deux sens.
D’abord au sens politique : la culture populaire serait alors celle par laquelle le peuple se construit comme collectif. Elle tend à célébrer le lien existant, à réactiver les solidarités, elle est donc nouée à la tradition. Ensuite au sens social où, comme dit Camille, les dominés produisent avec les moyens qui leur sont propres. Finance, spatialisation, mais aussi ressources techniques et théoriques. Or les dominés ne font pas que se penser comme un « nous » face aux dominants, ils sont des sujets (oui, oui) qui peuvent réfléchir sur eux-mêmes, se rebeller contre leurs semblables et même leurs proches aussi bien que n’importe qui. Quand ils entrent dans une démarche réflexive, il n’est pas étonnant qu’ils puisent dans la culture savante, dans les moyens qu’elle offre de mettre le réel à distance, et qu'ils y contribuent par l'invention des formes. C’est cette culture savante, culture réflexive qui ne célèbre pas l’être-ensemble mais l’interroge, le bouscule, condition indispensable de sa contestation, qui me semble être si précieuse et que je ne vois aucune raison de qualifier de « culture des dominants ».
Déborah. - D'accord pour distinguer culture des dominants et culture savante. Mais ça en dit peut-être moins sur le sens des œuvres que sur la socio-histoire des savants, artistes et intellectuel.le.s. C'est d'autant plus intéressant que si les mondes dominants ont souvent voulu s'approprier les savants, il se produit sans doute aujourd'hui une dissociation. Je ne sais pas du point de vue de l'art, mais en sciences sociales par exemple on voit bien aujourd'hui que les élites économiques et politiques reprennent des conneries pas du tout savantes (critique du wokisme, productivisme, etc.) tandis que certains milieux populaires ou militants cherchent à connaître la réalité du monde social pour mieux le critiquer, et s'allient ce faisant avec les savants. Sur les voyages de la labellisation des œuvres, j'entendais hier dans La série musicale de France culture, l'histoire intéressante des cantiques de Noël : écrits par des profanes, des troubadours, ce n'est qu'ensuite qu' ils vont être chantés dans les églises et assignés à Noël. L'église va jusqu'à les inclure dans la liturgie. S'étant appropriée le genre, elle va carrément en interdire l'association à des textes profanes, le coupant de ses racines populaires. Voilà donc un cas qui valide le propos de Thiellement.
Je ne crois pas qu'on puisse assimiler entièrement culture savante et culture réflexive. Une même œuvre savante peut susciter des interprétations confortant l'ordre dominant ou le déstabilisant. La critique est dans l'usage qu'en fait le sujet - pris ou non dans un collectif, qui l'étouffe ou au contraire l'accompagne vers l'autonomie.
Olivier. – Je suis tout à fait d’accord sur le divorce entre les dominants et le savoir. Sur les cantiques : j'esquisse tout bien sûr, l'Eglise a souvent tenté de s'approprient la culture populaire par propagandisme, mais je ne crois pas que cela change la distinction conceptuelle que j'essaie d'établir. Et quand je dis que la culture savante est réflexive, c'est au sens du miroir : elle contient une représentation du monde. Mise à distance qui peut aussi bien servir à fonder en droit l'ordre existant qu'à le contester. Je pense donc que la culture savante est réflexive par définition (c'est-à-dire que j'identifie comme savante la culture réflexive), que cette réflexivité fait son potentiel critique, mais que ce potentiel n'est activé que si un sujet s'en saisit à cette fin - je crois qu'en fait nous sommes d'accord.
Note cependant que parfois le savoir devient subversif comme de lui-même. Copernic ou Galilée n'avaient pas l'intention d'attaquer les dogmes. La foi un peu folle des Lumières était que la vérité était en elle-même subversive, et qu'elle qui émancipait celui qui la découvrait. Politiquement, le savoir devait se nouer au sensible: pour Diderot, le "cri de l'opprimé" doit s'élaborer par la réflexion dans la doctrine du droit naturel. Mais ce droit naturel n'est pas qu'une invention, c'est bien un savoir sur l'homme, les relations entre les hommes et avec la nature. C'est à mes yeux une si belle théorie que j'aime bien la défendre dans toute la mesure du possible. Mais je m'emballe et je te dis comme des révélations des choses que tu connais par cœur. La vérité, c'est que je suis resté un dualiste vieille école, l'esprit vs le corps, la raison vs les émotions, le savoir vs le pouvoir... je crois même à la trinité du vrai, du beau et du bien.
Camille. - Comme Platon qui voulait être roi pour dresser chacun à rester à sa place!