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Billet de blog 26 décembre 2024

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Hommage à Timo Kaitaro

Le 4 décembre, Timo Kaitaro est mort. Hommage à un doux génie, un brillant chercheur et un ami très cher.

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C’était il y a vingt ans, j’écrivais ma thèse sur Diderot et rien de ce que je lisais à son sujet ne me convenait. Jusqu’à ce que je lise Diderot’s Holism de Timo Kaitaro, qui reste à mes yeux le meilleur ouvrage consacré au directeur de l’Encyclopédie. Enfin tous les aspects de sa philosophie - épistémologie, matérialisme et morale - étaient finement analysés et clairement articulés ! J’ai médité le livre quelques semaines avant d’oser écrire à l’auteur. Je l’ai fait avec une déférence toute française : « Monsieur le professeur », « je vous prie de bien vouloir », « …serais très honoré si vous aviez l’obligeance de lire… », « …agréer l’expression… ». Dès le lendemain, je recevais une réponse écrite à peu près ainsi : « Salut Olivier, pas la peine de m’appeler professeur, d’ailleurs je ne suis pas professeur, je lirai volontiers ton travail, Timo ». J’envoyais un chapitre d’une trentaine de pages : le lendemain, il me revenait méticuleusement annoté en plusieurs couleurs. Je répondais aux remarques faites et le lendemain, Timo m’invitait à participer à une conférence à Helsinki. Une telle disponibilité est chose rare et précieuse. Tout heureux, j’acceptais.

            Quelques mois plus tard, je demandais timidement si Timo avait des suggestions pour me loger à Helsinki (j’étais fauché comme un doctorant). Il me dit que je logerais chez lui. Je lui demandais son adresse, il me répondit qu’il viendrait me chercher à l’aéroport avec son épouse et qu’ils seraient vêtus d’un maillot de foot de l’équipe de France. Encore quelques semaines et je rencontrais un monsieur moustachu au sourire tranquille et à l’œil malicieux. Dans son minuscule appartement, je dormis dans le lit de sa fille, provisoirement déplacée dans la chambre de ses parents. Ainsi commença une des amitiés les plus précieuses de ma vie. Ami et mentor, Timo a joué un rôle fondamental non seulement dans ma formation intellectuelle mais encore dans ma croissance comme être humain.

            Il fut mon véritable directeur de thèse, lisant et relisant mes brouillons avec une attention inlassable et bénévole. J’ai peu à peu pris la mesure de son intelligence et de ses connaissances hors du commun. Il avait d’abord été neuropsychologue avant de devenir philosophe. Son dernier ouvrage,  Language, Culture and Cognition from Descartes to Lewes, est la somme de vingt ans de recherches sur la philosophie de l’esprit. Mais l’univers de Timo contenait plus de choses qu’il ne s’en trouve dans toute la philosophie. Passionné de littérature, il traduisit les surréalistes Français en Finlandais et leur consacra un livre, Le Surréalisme : pour un réalisme sans rivage. L’ouvrage pose une thèse aussi originale qu’immédiatement convaincante : renvoyer le surréalisme à l’onirisme est une erreur, il faut prendre le mot au pied de la lettre : le surréalisme ne visait pas à dépasser la réalité mais au contraire à la serrer au plus près. Flutiste amateur de talent, il était aussi musicologue et semblait tout connaître à la musique, de Machaut à Boulez en passant par Thelonious Monk et la scène punk du Pays de Galles. Originaire d’un pays qui sut préserver son intégrité culturelle contre les impérialismes Russe et Suédois, il était passionnément attaché aux minorités nationales et parlais le Breton, le Gallois et le Basque (ainsi que l’Espagnol, l’Italien, l’Allemand, l’Anglais, le Français et le Suédois – j’en oublie peut-être). Il connaissait parfaitement les animaux, qu’il aimait tendrement. Quand des conférences nous amenaient à Montpellier, à Oxford ou au Canada, il ne manquait jamais d’envoyer une carte postale au cheval qu’il montait dans son club d’équitation. Passionné d’escrime, la maladie le contraignit à y renoncer : ce fut pour s’initier au tir à l’arc.

            Timo était ce qu’on appelle un esprit encyclopédique et même un homme complet : un esprit sain dans un corps sain. Mais cette formule a quelque chose de trop solennel, qui ne ressemble pas à cet homme incurablement distrait, toujours amusé, toujours gentil. Jamais il n’étalait son savoir, il ne s’écoutait pas parler, il était la candeur et la simplicité même. Jamais je n’ai rencontré quelqu’un qui soit mû par une curiosité aussi enfantine, insatiable, déliée de toute question de statut, de prestige, d’ego. C’était un discret génie – un génie qui, sans doute, s’ignorait.

            Bien je n’aie jamais réussi à complètement dépasser l’admiration qu’il m’inspirait, qui me rendait un peu timide, j’ai tout de même trouvé en Timo un ami intime. Je l’ai vu pour la dernière fois il y a un an. J’étais heureux qu’il rencontre ma femme et mon fils, heureux de revoir sa fille Catrin, son épouse Ulla et leur chienne Mai. Dans la belle maison tout entourée de neige, nous écoutions de la musique, jouions aux cartes et bavardions : tout était simple et joyeux. Nous savions que la maladie, que Timo tint en respect si longtemps, finirait par l’emporter. Véritable philosophe, il était réconcilié avec la mort (« à quoi ça servirait, sinon, d’être philosophe ? » me dit-il en souriant) et sa sérénité adoucissait notre propre tristesse. Je garderai précieusement le souvenir de ce qu’il m’a appris et apporté de tant de manières, et j’adresse mes pensées les plus tendres à Ulla et Catrin.

Illustration 1
Timo Kaitaro, Helsinki 2022

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