« Si vous n'avez rien compris à la querelle des deux gauches » - si vous n'avez pas compris, autrement dit, que l'une est celle de l'utopie et l'autre celle du réel - le Monde s’empresse de vous le rappeler dans un article qui campe d'emblée les forces en présence en posant cette alternative:
« Faut-il renverser l’ordre établi, par la révolution, ou améliorer le système existant par des réformes ? Cette question agite la gauche depuis plus d’un siècle. »
S'ensuit un petit rappel de dates, du congrès de Tour en 1920 à nos jours, retraçant la victoire du courant « réformiste » sur le courant « révolutionnaire ». Une citation de Michel Rocard vient préciser le sens de ces termes :
« La Deuxième gauche, décentralisatrice, régionaliste, héritière de la tradition autogestionnaire, qui prend en compte les démarches participatives des citoyens, en opposition à une Première gauche, jacobine, centralisatrice et étatique. »
La conclusion de l’exposé est bien sûr que Manuel Valls et Benoît Hamon, quoique tous deux rocardiens, incarnent aujourd’hui les deux tendances fondamentales du Parti socialiste :
« Le premier sur l’aile droite, ou « réaliste », le second plus à gauche, prônant davantage la rupture et le « futur désirable » ».
Inutile de revenir sur la vacuité de l’adjectif « réaliste » ni sur le discrédit que jette subtilement l’article sur Benoît Hamon, renvoyé à l’irréel et au passé-dont-on-sait-où-il-mène : révolution et même – frisson d’horreur ! – jacobinisme. Cet article, guère différent de ce qui s’entend à la radio et se lit dans la presse depuis le 1er tour de la primaire, me décide à faire quelques remarques sur une imposture lexicale qui m’irrite depuis belle lurette : l’usage banalisé de l’adjectif « réformiste » pour qualifier l’aile droite du Parti socialiste.
Dans les débats qui agitent les socialistes et communistes (deux termes alors synonymes) au début du vingtième siècle, il y a bien une opposition entre révolutionnaires et réformistes. Mais cette opposition sur les moyens ne change rien à la finalité : sortir du capitalisme. Il y a ceux qui espèrent pouvoir y parvenir par la voie parlementaire et ceux qui, convaincus que tout gouvernement ne peut qu’être l’instrument des classes dominantes, ne voient pas d’issue hormis la lutte directe – grève générale, répression, insurrection, prise du pouvoir par la force. Quant à ceux qui ne veulent pas sortir du capitalisme, ils ne sont ni révolutionnaires, ni réformistes puisqu’ils ne sont tout simplement pas socialistes.
Même la social-démocratie, qui renonce à faire de la sortie du capitalisme un objectif, n’en fait pas moins la ligne de fuite de son action : « améliorer le système », cela signifie arracher progressivement toujours plus d’avantages pour les travailleurs. Il est donc tout simplement grotesque de qualifier la loi El Khomri ou le CICE de politiques « réformistes », et cette imposture ne sert qu’à jeter une mince couche de verni sur la coque rouillée du vieux navire socialiste.
Si l’on voulait trouver aujourd’hui ces deux tendances historiques du socialisme, il faudrait se rendre à l’évidence : hormis Lutte Ouvrière (et peut-être le NPA), il n’y a plus en France de révolutionnaire, ni même de réformiste. Jean-Luc Mélenchon pourrait porter cette épithète puisqu’il propose une révolution par les urnes. Mais dans quelle mesure propose-t-il vraiment de sortir du capitalisme ? En 2012, le Front de Gauche prétendait nationaliser l’intégralité du secteur bancaire, aujourd’hui la France Insoumise se contenterait d’une banque : on est loin du bolchevisme. Quant à Benoît Hamon, c’est à peine si l’on peut le qualifier de socio-démocrate. Manuel Valls, pour sa part, ne devrait même pas être mentionné dans une discussion sensée sur les positions à la gauche de l’échiquier.
Sortir du capitalisme…mais pour faire quoi ? La canonisation de Rocard, apparemment érigé en dernier intellectuel de gauche, ne doit pas masquer l’autre falsification historique contenue dans ses propos cités dans l’article. Rocard trace, avec un culot phénoménal, une continuité de l’opposition entre autogestion et jacobinisme à l’opposition entre secteur privé et secteur public. Encore une fois, cela n’a aucun sens car les traditions autogestionnaires et jacobines (telles qu’elles s’expriment, du moins, dans le socialisme) sont d’accord sur la question que plus personne, aujourd’hui, n’ose poser : le problème de la propriété privée des moyens de production. Ce qui les distingue, c’est que les autogestionnaires, plus radicaux que les jacobins, refusent également la propriété d’état. Ils considèrent que déposséder les capitalistes au profit de l’Etat, c’est remplacer une oppression par une autre. Mais les autogestionnaires et les jacobins auraient ri ensemble et de bon cœur aux grotesques éloges de l’entrepreneur bienfaiteur et de l’actionnaire bienveillant.
En définitive, si vous n’avez rien compris à la querelle des gauches, c’est peut-être simplement parce que la gauche telle qu’elle fut n’existe tout simplement plus. D’aucuns en seront peut-être rassurés : non, les rouges ne sont pas à nos portes, vraiment n’ayez pas d’inquiétude. Le pire qui puisse vous arriver, c’est que par miracle un Mélenchon, un Hamon, prennent les mesures de bon sens visant à assurer un minimum de bien-être aux individus tout en freinant quelque peu la désagrégation de l’écosystème. Loin d’être révolutionnaires ou utopistes, leurs programmes n’assurent que le strict minimum dans la situation d’extrême péril social et écologique où nous sommes.
Et s’il n’y a pas de miracle ? C’est alors qu’il vaudra la peine de se repencher sur l’histoire de la gauche pour reposer le problème fondamental que les socialistes du début du siècle n’ont pas su résoudre, que nous n’osons même plus formuler, et dont pourtant découlent tous les autres : comment organiser la propriété pour qu’elle ne soit pas source d’inégalités structurelles que les parlements ne peuvent que refléter ?