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Billet de blog 28 avril 2022

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Maniérisme et vanité : les Variations Goldberg de Pavel Kolesnikov

L'industrie de la musique classique ignore la création contemporaine et ne cesse d'enregistrer une petite dizaine d'oeuvres. C'est au point que si j'étais Jdanov, j'interdirais tout nouvel enregistrement des Variations Goldberg. Pourtant Kolesnikov change tout et transforme, ce faisant, notre rapport à Bach.

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L'industrie de la musique classique ignore la création contemporaine et ne cesse d'enregistrer une petite dizaine d'oeuvres. C'est au point que si j'étais Jdanov, j'interdirais tout nouvel enregistrement des symphonies de Beethoven et Mahler, des Nocturnes de Chopin ou des Variations Goldberg de Bach. Il nous arrive de celles-ci un nouvel enregistrement tous les quatre matins, qui n'apporte rien; d'ailleurs après Gould, Denk, Rana, Derzhavina, Koroliov, y a-t-il vraiment encore quelque chose à dire? Je ne le pensais pas. Et pourtant Kolesnikov change tout et transforme, ce faisant, notre rapport à Bach.

Bach est aujourd'hui LE compositeur, pour beaucoup sa musique est la musique classique par excellence. De même que, dit-on, toute la philosophie est faite de notes de bas de page aux œuvres de Platon, on entend toute la musique comme dérivée de Bach. Pourtant Bach lui-même s'inscrit dans une histoire déjà longue, qu'il travaille très consciemment, juxtaposant des styles anciens et modernes, multipliant les emprunts aux polyphonistes du Moyen-Âge comme à l’opéra italien. De Hockeghem à Vivaldi, il y a déjà toute une histoire de la musique dans la musique de Bach. De sorte que ses oeuvres qui nous semblent, à nous, exprimer un absolu qui serait BACH, peuvent être qualifiées de "maniéristes" au sens que ce terme a dans l'histoire de la peinture.

Le maniérisme célébrait l'artifice, la touche caractéristique d'un peintre en opposition avec la règle d'imitation de la nature. L'art prend son autonomie en cultivant ses propres ressources: le maniérisme est donc un jeu artistique de l'emprunt qui s'assume comme tel. L'interprétation de Pavel Kolesnikov est maniériste parce qu'elle est maniérée: il ne cherche pas le naturel mais au contraire travaille chaque variation à un niveau de détail que je n'ai jamais entendu ailleurs. Travail d'orfèvre qui ravit tout en mettant à distance de l'œuvre et permet de l'entendre comme pour la première fois. Mise à distance qui en transforme le sens.

Le refus du naturel est aussi la marque d'un refus de la nature, donc d'une conscience de l'aliénation fondamentale de l'être humain voué à l'artifice. Nous ne sommes pas chez nous dans le monde, nous ne sommes chez nous qu'entre nous. La maîtrise technique proprement hallucinante de Kolesnikov lui permet de faire naître des nuances infinies dans des dynamiques moyennes; interprétation intimiste, qui donne le sentiment d'être assis dans le cabinet d'un savant, les murs tapissés de gros livres et, comme dans les Vanités, des instruments d'astronomie posés sur la table - et quelque part dans la pièce, un crâne.

A l'heure où la crise climatique nous rend le sentiment d'aliénation au monde qui hantait le dix-septième siècle, à l'heure où notre propre responsabilité dans cette crise réveille en nous la conscience de l'ambivalence fondamentale du savoir, voie de la sagesse et instrument de destruction, Bach, joué par Kolesnikov, redevient la musique de la condition humaine.

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