L’un des aspects les plus séduisants du programme de la France Insoumise, c’est sa cohérence. Elle n’apparaît pourtant pas immédiatement à la lecture de L’Avenir en commun, qui se présente comme une liste de mesures. J’ai donc tâché d’exposer cette cohérence le plus brièvement possible en abordant quatre thèmes, dans l’ordre suivant : écologie, macroéconomie, microéconomie, démocratie. J’aurais pu les aborder dans n’importe quel ordre tant ils sont étroitement liés mais je pars de l’écologie parce que c’est le plus fondamental.
1. Ecologie
L’écologie recouvre divers problèmes liés entre eux : le changement climatique, la transition énergétique mais aussi les enjeux de santé publique comme la pollution et la malbouffe. Tout le monde est d’accord pour dire que faire face à ces problèmes est une priorité absolue. A l’ère de l’anthropocène, il n’est plus possible de faire de l’écologie une question subsidiaire parce que tout y tient. Le changement climatique sera ainsi cause de migrations d’une ampleur sans précédent face auxquelles aucune frontière ne pourrait tenir. Les pesticides, les perturbateurs endocriniens, la pollution seront sans doute causes de désastres sanitaires de grande ampleur. Enfin, le nucléaire fait peser une menace toujours plus lourde.
Le nucléaire est un danger majeur, non pour des raisons scientifiques mais politiques. Je connais des savants spécialistes du nucléaires qui m’affirment que ce peut être une filière sûre (sinon propre puisqu’aucun n’a de solution au problème des déchets). Mais pour garantir cette sécurité, il faut un état stable et fiable. Fukushima nous a montré qu’on ne pouvait se fier à personne. La décision hallucinante du gouvernement Français d’allonger d’un trait de plume la durée de vie des centrales nucléaires de dix ans n’est pas faite pour nous donner confiance. Comme, de surcroît, les événements climatiques extrêmes augmentent les risques qui pèsent sur les centrales, il faut les fermer le plus vite possible, ce qui n’est pas demain la veille.
L’écologie est donc une priorité absolue et urgente. Faire face aux problèmes écologiques exige des actions de deux types : réguler, interdire, mettre fin à certaines pratiques, mais aussi en développer d’autres, aussi bien dans l’énergie que dans l’agriculture ou l’élevage. Tout est donc à revoir : la façon de construire les habitations, de produire l’énergie, l’alimentation, les matériaux. Les façons de s’y prendre sont aujourd’hui bien connues : la France Insoumise s’appuie pour sa part largement sur le « scénario negawatt ».
Paradoxalement, le défi écologique est aussi une excellente nouvelle pour des sociétés gangrénées par le chômage et hantées par le mythe de la disparition du travail : du travail, nous en avons par-dessus la tête. Jamais nous n’avons autant eu besoin de tout le monde, à tous les niveaux de qualification, du savant qui découvre de nouvelles technologies à l’ouvrier qui isole les bâtiments. Cela me mène au deuxième volet de ma présentation : la macroéconomie (j’aurais aussi bien pu dire : capitalisme).
2. Macroéconomie (ou : capitalisme)
Le signe le plus évident de l’absurdité du capitalisme, c’est la disjonction entre le travail et l’emploi. Mais si l’absurdité du capitalisme n’est pas manifeste à tous, c’est précisément parce qu’on oublie souvent de distinguer ces deux notions. Le travail vise à accomplir des tâches. L’emploi, c’est la possibilité d’être rémunéré pour le faire. Or l’humanité a du travail par-dessus la tête, mais les gens n’ont pas d’emploi. Il faut pour trouver un emploi se résoudre souvent à accomplir des tâches inutiles, voire néfastes. Pourquoi ? Parce que l’argent ne va pas au bon endroit : il n’y a personne pour salarier les infirmières, mais il reste quelque sous pour (mal) payer des gens à vendre des choses dont nul n’a besoin. Le problème qui se pose à nous est donc : comment aligner travail et emploi ?
Pour accomplir les tâches immenses qu’impose la crise écologique, il faut mobiliser collectivement nos ressources, c’est-à-dire les masses immenses de capital (sous toutes ses formes : argent, matériel, activité humaine) qui s’investissent aujourd’hui dans des activités inutiles, voire néfastes. Ceci posé, on en revient à l’évidence : notre ennemi, c’est la finance. Il ne s’agit pas de développer un discours manichéen de haine des riches, mais de constater que les investisseurs institutionnels (fonds de pension, banques, compagnies d’assurance…) ne remplissent pas la mission qui leur incombe dans le système libéral, c’est-à-dire précisément celle de l’allocation du capital. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.
Les investisseurs sont en compétition les uns avec les autres pour attirer l’épargne des particuliers ; ils doivent donc promettre aux particuliers les taux d’intérêt les plus hauts possibles. Ils vont donc nécessairement vers les secteurs de l’économie où se font les plus grosses marges. Or ce ne sont pas l’agriculture paysanne ni même l’économie réelle mais plutôt l’immobilier ou la spéculation financière. Les entreprises qui cherchent à attirer des investisseurs doivent donc leur promettre les marges les plus grandes possibles parce qu’elles sont en compétition avec des agents immobiliers et des spéculateurs. Or tout ce qui va en marge est perdu pour les salaires mais aussi pour l’investissement. Ainsi se fait une déperdition colossale des ressources. Comment changer cela ? Il n’y a qu’une solution, simple et radicale : l’Etat.
3. Microéconomie (ou : travail)
Je soupçonne que l’idée de l’Etat comme investisseur principal soulève immédiatement une série d’objections qui sont peu ou prou entrées dans les évidences communes. D’abord, la nationalisation, c’est l’Union soviétique et donc la dictature ; ensuite, l’Etat est mauvais gestionnaire ; enfin, l’Etat ne peut pas investir parce qu’il est lui-même endetté. Je vais tâcher de répondre à ces objections, de façon évidemment très schématique. D’abord, la France Insoumise ne propose nullement des nationalisations à tout va. Au contraire : hormis l’extension des capacités d’intervention de la Banque Publique d’Investissement et la sécurisation d’entreprises stratégiques, notamment dans le domaine de l’énergie, le programme de la France Insoumise repose avant tout sur les entreprises privées, et notamment sur les TPE/PME. La France Insoumise les soutient de deux façons : en menant d’une part une politique de l’offre, et de l’autre une politique de la demande.
La politique de l’offre consiste à permettre aux entreprises d’accéder aux crédits via la Banque Publique d’Investissement ; à les aider à faire face à leurs problèmes de trésorerie avec le taux d’escompte zéro ; et à baisser l’impôt sur les sociétés à 28%. La politique de la demande consiste à leur garantir des marchés puisque l’Etat sera commanditaire de toutes les installations nécessaires à la transition énergétique et fournira aussi, par exemple, un marché aux agriculteurs bio en garantissant 100% de produits bio dans les cantines scolaires. Un autre élément de la politique de la demande est la hausse des salaires, car la consommation populaire reste le premier ressort de l’activité économique. De ce point de vue, la hausse des salaires et la baisse de l’impôt sur les sociétés fonctionnent ensemble : ce que les TPE/PME perdent d’un côté, elles le retrouvent de l’autre, mais elles gagnent au change de se développer dans un milieu économique plus propice.
Précisons que la place donnée au secteur privé dans le programme de la France Insoumise s’accompagne de mesures qui doivent assainir le fonctionnement des entreprises. Priorité sera bien sûr donnée aux entreprises dont les travaux sont d’utilité générale : de facto par le fait que c’est dans ces travaux que l’Etat créera des marchés, et plus stratégiquement par la sélection des candidats au financement par la BPI. La corrélation du droit des actionnaires à une durée garantie d’investissement mettra les entreprises à l’abris des caprices du capital. L’échelle des salaires et les nouveaux droits accordés aux salariés dynamiseront les collectifs de travail, en partant du constat que le management par la peur est non seulement contre-productif mais désastreux pour la santé physique et psychique des travailleurs.
J’en viens à l’objection dont on nous rebat les oreilles : comment l’Etat pourrait-il financer de tels investissements ? Si vous y réfléchissez une seconde, vous conviendrez que c’est une question bien étrange. Qu’il soit consenti par l’Etat ou par un investisseur privé, un investissement se finance toujours de la même façon : par ses fruits ! D’abord on s’endette, puis on se paye la dette par les profits que l’investissement a générés. Or les investissements consentis porteront des fruits très juteux. Mais si l’état peut seul consentir ces investissements, c’est parce que lui seul peut les cueillir. Un investisseur privé hésiterait à investirait des fortunes dans l’agriculture paysanne alors qu’il pourrait faire des marges bien supérieures dans l’agro-industrie et qu’il n’est d’ailleurs même pas sûr qu’il y ait un marché bien profond pour l’agriculture bio. Mais s’il était capable, d’abord, de mettre des obstacles à l’agro-industrie par la régulation ; ensuite, de soutenir la demande par l’augmentation des salaires ; enfin d’être son propre client en imposant 100% de nourriture bio dans les cantines ; et si, surtout, il savait qu’en développant le bio il allait économiser des sommes importantes sur son budget santé ; alors il n’aurait aucune hésitation à avoir. Les investissements seront donc largement amortis par les retours sur investissement : je vous invite à regarder le chiffrage du programme. Reste évidemment à trouver les fonds initialement nécessaires.
4. Démocratie (ou : Europe)
Cela m’amène à la question de la dette, c'est-à-dire au quatrième et dernier sujet de mon exposé : la démocratie. J’aurais aussi pu dire : l’Europe. Je dois avouer que je suis vraiment las d’entendre sans cesse ramenée sur le tapis la question de la dette, comme si celle-ci était insurmontable. La dette n’est un problème que dans la mesure où les Etats sont contraints de se financer auprès des marchés. Un état qui est monétairement souverain peut toujours disposer de la masse monétaire dont il a besoin : c’est ce que montrent les exemples du Japon, des Etats-Unis et du Royaume-Uni qui, lors de la crise de 2008, ont fait tourner la planche à billets dans des proportions hallucinantes. On nous vante souvent la réussite économique des Etats-Unis et du Royaume-Uni pour nous inciter à appliquer des politiques libérales en France : pour moi, je pense que ce qui explique leur réussite toute relative, c’est en réalité leur politique monétaire, et que les politiques libérales qu’ils ont menées sont, en revanche, la cause de l’état malgré tout désastreux de ces deux pays.
Je fais partie de ceux qui considèrent que la souveraineté monétaire est un aspect essentiel et non négociable de la souveraineté tout court. Or s’il peut y avoir souveraineté sans démocratie, il ne peut pas y avoir démocratie sans souveraineté ; donc la démocratie doit inclure le contrôle de la monnaie. Or ce contrôle est rendu impossible par le statut de la Banque Centrale Européenne dont le mandat est, de surcroît, absurde puisqu’il ne lui intime que de maîtriser l’inflation sans aucun égard pour aucun autre indicateur comme le chômage ou les besoins d’investissement. Conclusion : il faut changer le statut de la Banque Centrale Européenne. C’est l’un des points clé du programme de la France Insoumise, avec bien sûr la remise en question d’autres aspects de la construction européenne qui rendent impossibles la mise en oeuvre du programme esquissé ci-dessus : traités budgétaires, directives de privatisation, course au moins-disant social et fiscal, etc.
Cela ne signifie pas qu’il faille sortir de l’Europe mais cela signifie, en revanche, qu’il n’y aurait aucun sens à rester dans une Europe qui interdit structurellement l’application de notre programme. Selon une formule un peu brutale mais qui a le mérite de la clarté : l’Europe, on la change ou on la quitte.
Ici nous touchons à un paradoxe du programme. L’Europe s’est construite au mépris de la volonté des peuples, par le viol du résultat de nombreux référendums. Or l’Europe ainsi construite est structurellement inchangeable par des voies légales ou démocratiques. Ce qu’on ne peut changer par la loi, on est bien obligé de le changer par la force : c’est donc bien un bras de fer que la France Insoumise entend engager avec les puissances qui défendent l’ordre néolibéral européen actuel. A ceux que cela effraie, je ne peux dire qu’une chose : il n’existe aucun autre moyen de réformer l’Europe. Ceux qui font mine de s’effrayer de la fermeté de la France Insoumise et font espérer des voies plus douces, soit n’ont rien suivi des crises en Grèce, au Portugal, en Irlande, en Italie ou à Chypre, soit sont des menteurs qui n’ont d’autre intention que de se soumettre à l’ordre établi. Investie par le suffrage universel, la France Insoumise assumera ses responsabilités. En restaurant la souveraineté de son propre peuple, elle espère ouvrir l’horizon qui a manqué à Syriza, qui manque encore à Podemos et au Sin Feinn, et entraîner ainsi une refondation de l’Europe qu’il ne vaudrait de toute façon plus la peine de sauver si cette refondation s’avérait impossible.
Ainsi se termine cet exposé auquel il manque un volet essentiel, d’ailleurs source de très nombreuses polémiques : la politique internationale. J’y travaille et j’espère vous proposer une synthèse de la géopolitique insoumise (autrement dite « nouvel indépendantisme Français ») en milieu de semaine prochaine.