A Rafah, les bombes pleuvent sur les Palestiniens. En France, l’antisémitisme se répand à grande allure. Là-bas, un crime atroce appelant des réponses urgentes : ici, un mal souterrain exigeant la plus grande vigilance. L’un et l’autre engagent la responsabilité des personnalités politiques françaises. Engagées dans la vie politique d’un Etat qui pèse sur la scène internationale, elles ont le devoir de déterminer comment cet Etat peut travailler à un cessez-le-feu à Gaza dès maintenant, à la paix et la justice en Israël/Palestine demain. Engagées dans la vie civile de cet Etat, elles ont le devoir de lutter contre l’antisémitisme. Deux luttes à mener sur deux fronts différents, face à deux phénomènes distincts mais connexes.
Le lien entre ces deux phénomènes est celui qui lie « antisionisme » et « antisémitisme ». Il est certes parfaitement possible d’être antisioniste sans être antisémite : il suffit de penser à Naomi Klein, Omar Bartov et tant d’autres opposants à Israël qui revendiquent fièrement leur identité juive. Cependant l’antisionisme et l’antisémitisme entretiennent bel et bien des liaisons dangereuses. J’en prendrai trois exemples :
- Récemment, un camp de soutien à la Palestine s’est installé devant King’s College, Cambridge, auquel mes étudiants ont participé. J’ai partagé fièrement sur Facebook les photos qu’ils m’envoyaient. Celles-ci ont été repartagées avec le hashtag #savetheworldfromzionism. Ce hashtag est évidemment antisémite. L’idée que le monde serait sous l’emprise du sionisme est insoutenable et n’a de sens que pour ceux qui croient au « complot Juif ».
- En Avril dernier, l’université de Lille interdisait une conférence de Rima Hassan et Jean-Luc Mélenchon organisée par l’association étudiante France-Palestine. J’ai dit dans un billet que j’étais scandalisé par cette interdiction. Cependant j’apprends que l’université de Lille a, depuis, organisé un débat entre France-Palestine et le collectif Juif Golem. Les représentants de France-Palestine n’ont accepté l’invitation que pour tendre à Golem un traquenard : dès leur intervention liminaire, ils annoncèrent qu’ils n’entendaient pas débattre et accusèrent les représentants de Golem de colonialisme, de racisme et de complicité dans le génocide en cours. La salle, tout acquise à France Palestine, hua les membres de Golem qui durent être exfiltrés.
On peut ne pas partager les positions de Golem, mais les accusations portées contre le collectif sont aberrantes puisqu’il appelle au cessez-le-feu, condamne Netanyahou, dénonce l’occupation et la ségrégation et milite pour un Etat palestinien. En revanche, Golem considère à raison qu’un Juif a droit, comme tout homme, d’avoir ses opinions politiques sans être agressé ou désigné à la vindicte. La France n’est pas puissance occupante en Palestine, les opinions des Juifs de France n’ont aucune incidence sur les événements à Gaza : que les sionistes français soient traités comme des ennemis de l’intérieur et non simplement comme des opposants politiques est un signe de la montée de l’antisémitisme. Ce qui vaut pour les Musulmans vaut pour les Juifs : de même qu’il était odieux d’exiger des premiers qu’ils soient au diapason de la nation après les attentats de Charlie Hebdo, il est odieux d’exiger des seconds qu’ils soient au diapason des militants de la cause palestinienne. Le traitement subi par Golem à l’Université de Lille trahit indubitablement une telle exigence exorbitante et inacceptable.
- A l’Assemblée nationale, Sébastien Delogu déploie un drapeau palestinien, geste que je ne désapprouve nullement et qui suscita une réaction totalement disproportionnée de la présidente Yaël Braun-Pivet. Plus tard, Meyer Habib prend à partie David Guiraud qui défend son camarade face à des journaliste. David Guiraud traite Meyer Habib de « porc ». S'il ne savait pas que l'assimilation des Juifs à des porcs est « l'un des traits les plus constants et les plus universels de l’antijudaïsme », il a sans doute eu le temps de l'apprendre avant de passer sur BFMTV le lendemain. Loin de revenir sur son injure, il croit bon de faire un trait d’humour, s’excusant envers les porcs de les avoir comparés à Meyer Habib. Depuis, des photos de porcs prénommés « Meyer Habib » défilent sur mon mur Facebook. Si détestable que soit Meyer Habib (on fait difficilement plus détestable que ce fasciste fanatique, soutien assumé du criminel de guerre Netanyahou), ces photos sont aussi inqualifiables que le seraient des photos qui assimileraient un homme noir d’extrême droite à un singe.
Trois faits parmi d’autres qui attestent le glissement fréquent de l’antisionisme vers l’antisémitisme. Trois faits qui engagent la responsabilité de tous ceux qui, luttant depuis la France pour la Palestine, ne doivent pas oublier que leurs prises de positions ont des conséquences en France avant d’en avoir en Palestine. Il est parfaitement légitime de faire pression sur le gouvernement français pour qu’ils prennent les mesures qui s’imposent face au martyr des Gazaouis : reconnaissance de l’Etat Palestinien, suspension des livraisons d’armes à Israël, activation de la clause humanitaire suspensive des accords liant l’Union Européenne à Israël. Il est également possible de le faire en mesurant ses paroles et en prenant un soin méticuleux de ne pas donner prises aux amalgames qui font si rapidement basculer l’opposition à l’Etat d’Israël vers la croyance en le complot sioniste mondial, la suspicion envers les Juifs en général et l’injonction discriminante à publiquement confesser leur faute.
Dans une atmosphère chaque jour moins respirable, je me trouve, de billets en billets, pris entre deux feux : scandalisé un jour par la criminalisation de la lutte pour la Palestine, choqué le lendemain par la dangereuse désinvolture avec laquelle cette lutte est parfois menée. Rien ne saurait m’étonner de la part d’un gouvernement qui saisit toutes les occasions de durcir la répression des oppositions politiques et ne recule devant aucune accusation calomnieuse : que la gauche soit accusée d’antisémitisme après avoir été qualifiée d’islamogauchiste ou d’écoterroriste, c’est dans la logique ignominieuse d’un pouvoir aux abois. En revanche, je ne me résous pas à ce que cette gauche ne soit pas à la hauteur de ses propres valeurs et n’ait pas à chaque pas le soin de peser ses mots.