Olivier Tonneau
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Billet de blog 29 juin 2019

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Adieu France Insoumise, éloge de Mélenchon

Comme partir sans trahir ? Je me suis souvent posé cette question ces derniers mois et c’est parce que je n’y trouvais pas de réponse que j’ai tardé à prendre mes distances avec la France Insoumise, ce que j’ai finalement fait sur un coup de tête il y a deux jours. La réponse était pourtant simple : il faut partir sur un éloge.

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Comme partir sans trahir ? Je me suis souvent posé cette question ces derniers mois et c’est parce que je n’y trouvais pas de réponse que j’ai tardé à prendre mes distances avec la France Insoumise, ce que j’ai finalement fait sur un coup de tête il y a deux jours. La réponse était pourtant simple : il faut partir sur un éloge – l’éloge d’un homme, Jean-Luc Mélenchon, qui a, je pèse mes mots, changé ma vie puisqu’il a transformé ma pensée.

C’est le bruit et la fureur qui m’ont éveillé à la politique en 2011. Non le tumulte né de la fureur d’un homme, mais bien, comme il le disait, celui de notre temps. Mélenchon n’est pas un gourou, mais c’est un éveilleur de conscience. Il a du moins éveillé la mienne. C’est parce qu’il s’est réclamé de Robespierre que je me suis passionné pour la Révolution française. Ce sont ses remarquables exercices pédagogiques face à des journalistes invariablement hostiles qui m’ont mené à m’intéresser à l’économie. Son refus obstiné de condamner Cuba avant que n’aient été condamnés les Etats-Unis m’a mené à me plonger dans l’histoire de la guerre froide. Et ainsi de suite : dans quel domaine de la pensée Mélenchon ne m’a-t-il pas influencé ? Pour cela seul, je lui dois gratitude et respect éternels.

Pleine sympathie, aussi, pour ses colères. « Avec moi, tu parles de politique. La maxime romaine : dignitas et gravitas », déclarait Mélenchon à un étudiant en journalisme qui cherchait le buzz avec le flair malsain qui est malheureusement devenu le trait caractéristique du journalisme politique dans les médias mainstream (notez que j’évite la généralité). Le morveux revenait à la charge et s’attirait cette réplique qui a fait mille fois le tour de la toile : « Tut tut tut petite cervelle, tu fermes ta petite bouche. » Je jubile à chaque fois que je vois cette vidéo. Entre un monde qui tolère l’épidémie de la stupidité, le règne de la petite phrase, l’indigence des analyses, et un homme que tout cela met en colère, mon cœur n’a jamais balancé.

Les torrents d’ignominie que l'on déverse sur la France Insoumise sont une des raisons pour lesquelles il est si difficile de partir : dans l’adversité, on se sent un devoir de solidarité. Après la présidentielle, l’acharnement médiatique contre la France Insoumise a atteint son sommet. Pseudo affaires Corbière et Garrido, polémiques Obono, dossier bidon des comptes de campagne, lynchage de Sophia Chikirou, perquisitions dont on n’a retenu que la réaction indignée d’un homme bafoué, j’en passe : qui se souvient du prétendu manque de respect à Cédric Villani qualifié de « matheux » ou à Cohn-Bendit dont Mélenchon refusa le tutoiement ? Deux non-événements parmi mille autres qui ont fait le buzz pendant des semaines.  Au fil de ces polémiques grotesques, j’ai ressenti jusque dans mes os la pertinence d’une autre formule qui a choqué : « La haine des médias est juste et saine ». Que ces médias aient sincèrement le sentiment qu’en faisant leur basse besogne ils ne font que leur travail n’est pas une circonstance atténuante mais aggravante. Je ne saurais trop y insister, aujourd’hui que ces médias se délectent de chaque défection insoumise.

Eloge de Mélenchon, donc. J’ai toujours pensé qu’il alliait trois caractéristiques qui font son unicité dans le paysage politique français : c’est un véritable intellectuel, il est vraiment en colère, et il est authentiquement populaire – par sa voix, sa langue, son langage corporel, tout ce qui depuis le seizième siècle fait la différence entre le peuple et les élites. A ces trois caractéristiques s’ajoutent sa passion pour l’histoire et pour la République française. Parce que cette passion s’inscrit dans l’histoire toute en contradictions d’un pied noir de gauche, et parce que Mélenchon n’a jamais voulu sacrifier l’idéal républicain au réel d’une République bourgeoise et coloniale, il peut porter le rêve d’une refondation républicaine selon les principes de l’An II avec une ferveur communicative. Ferveur qu’il est aisé de dénoncer comme illusoire ; mais une illusion qui donne la force de transformer le réel est-elle vraiment une illusion, puisqu’elle a des effets réels ?

Mélenchon, habité comme personne de cette passion républicaine, a sans doute la conviction profonde d’avoir une mission historique. C’est cette conviction qui anime sa poigne de fer. C’est ne rien comprendre à cet homme que d’imaginer qu’il cache derrière ses discours la soif de pouvoir ou d’argent qui motivent ceux pour qui la politique est une carrière comme une autre. Il est convaincu que lui seul peut accomplir ce qui doit être fait. Lui seul, s’entend, dans un petit milieu de gauche déboussolé, dont il avait diagnostiqué la perdition dès 1991 dans son livre A La Conquête du chaos. On peut moquer la mégalomanie ; pour ma part, tout a conspiré, entre 2011 et aujourd’hui, à me convaincre qu’il avait raison.

J’ai d’abord été convaincu de son pronostic selon lequel le néolibéralisme pousserait toutes les sociétés qu’il gangrène à un point de rupture, le point « qu’ils s’en aillent tous ». J’ai admis la nécessité, dès lors, de créer une force politique en rupture totale avec toutes les forces politiques institutionnelles, et quand j’ai vu, entre 2012 et 2017, les atermoiements incessants du Parti communiste persistant à s’allier localement avec le PS, j’ai loué Mélenchon de savoir lui forcer la main. Cela m’amène à la critique récurrente de l’ « autoritarisme » de Mélenchon. Quand je le voyais aux prises avec des appareils qui m’apparaissaient sans vision, sans audace ni stratégie, je l’ai accepté comme une nécessité de la lutte.

Je n’ai d’ailleurs jamais été certain que la démocratie soit nécessairement le mode de fonctionnement adéquat pour une force politique. J’entends souvent faire le parallèle entre parti et société : si l’on veut une société démocratique, on doit vouloir qu’un parti le soit également. Pourtant cette analogie ne tient pas davantage que l’analogie entre l’économie d’un Etat et celle d’une famille. Si une société doit être démocratique, c’est parce que nul ne choisit celle à laquelle il appartient ; on a, par nature, le droit de contribuer à la façonner et nul n’a le droit d’en exclure quiconque. Mais on n’appartient à un parti que par un acte volontaire sur lequel on est toujours libre de revenir ; l’identité du parti – son programme et sa stratégie – prime la volonté des membres. De surcroît, un parti est une machine de guerre et même l’armée la plus démocratique du monde reste soumise aux nécessités de cohérence propres à la lutte ; et la démocratie n’y est souhaitable que si elle accroît l’efficacité dans la lutte. Jusqu’à l’élection présidentielle, j’ai intégré volontiers la discipline nécessaire au combat pour une cause qui était l’élection d’un homme dont j’avais conclu qu’il s’était révélé depuis 2009 un excellent général.

Beaucoup espéraient cependant que les choses changeraient après l’élection présidentielle. Une fois passée cette échéance, la France insoumise devait muter, ne plus être le mouvement spontané de soutien à un homme porteur d’un programme, mais un mouvement structuré autour d’un programme qui, pour être pérenne, devait pouvoir désigner ses représentants et ses portes-paroles.  C’est ce qui ne s’est pas produit. La faute incombe-t-elle à Mélenchon qui n’aurait pas su lâcher le pouvoir ? Peut-être. Mais réduire le problème à cela, n’est-ce pas ignorer les tensions qui se sont immédiatement fait sentir au sein du mouvement ?

Avant les querelles théoriques et assez stériles entre les partisans du populisme et ceux du rassemblement de la gauche, il y eut celles, extrêmement virulentes, entre « laïcards » et « islamo-gauchistes » (pour utiliser les mots dont chaque camp insulte l’autre). Les querelles me semblaient d’autant plus vaines que je n’ai jamais rencontré un insoumis qui ne se reconnaisse dans la conception de la laïcité exposée dans l’Avenir en commun : aucun enjeu concret, donc, mais des angoisses existentielles en contexte post-attentat qui se sont cristallisées sur les personnes de Djordje Kuzmanovic et Danièle Obono, générant des tensions qui auraient aisément pu déchirer la France Insoumise à peine née si chaque camp avait pu initier un référendum révocatoire contre sa bête noire, créer des motions, sommer l’ensemble des militants de choisir, etc. Ce fut pour moi une période atterrante de la vie du mouvement. Aussi bizarre que ça puisse paraître, connaissant un peu Djordje et Danièle, je les apprécie tous deux et je n’ai jamais pensé que le premier, qui fut à l’initiative de la demande d’ouverture des archives sur la mort de Thomas Sankara, soit un affreux xénophobe, ni que la seconde soit un cheval de Troie de l’intégrisme.

Pendant ces moments de tension, j’ai compris que Mélenchon pèse de tout son poids sur le couvercle tout en tentant, avec une intelligence qui lui fait honneur, de maintenir les principes tout en faisant évoluer la perception du réel. Quand ce laïcard vieille école, à l’Emission politique, a refusé d’entonner le refrain habituel de condamnation des réunions « non-mixtes » qui menaceraient l’unité de la République, j’ai une fois de plus admiré son courage. Avec quelques mois de recul, alors que les tensions autour de la laïcité se sont dissipées, comment ne pas penser qu’encore une fois, Mélenchon a bien fait de tenir bien fermée la boite de Pandore ?

L’autoritarisme de Mélenchon se comprend donc très bien. Encore faut-il s’entendre sur ce en quoi consiste cet autoritarisme. Les insoumis sont libres de faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent. Mais ils savent qu’un groupe d’appui peut être dissous à n’importe quel moment (c’est arrivé) et que l’accès aux places décisionnaires ne se fait que par cooptation. Il faut une très grande confiance en les chefs pour vivre sous la menace d’une exclusion sans appel ; il faut être persuadé que les décisions prises seront toujours justes et pondérées. Il faut un très grand dévouement pour s’engager dans un mouvement au sein duquel on sait qu’il est très improbable qu’on puisse grimper. « Grimper », ce n’est pas du carriérisme : c’est le mouvement naturel de toute personne engagée dans l’action, qui veut mettre ses capacités à l’épreuve sur des fronts toujours plus larges. La confiance fonde le dévouement ; quand l’une vacille, l’autre également. Il est par ailleurs inévitable que la cooptation favorise la courtisanerie et tue l’expression critique. Ainsi la crise de la démocratie interne à la France Insoumise était-elle inévitable. Mais si la démocratie interne recelait les dangers résumés plus haut, quelle voie médiane trouver ? La France Insoumise, si l’on en croit les conclusions de sa dernière Assemblée générale, continue d’en chercher une ; ne faisons pas de procès d’intention et espérons qu’elle la trouve – en gardant à l’esprit qu’il n’en existe peut-être pas.

La nécessité de trouver une voie peut-être inexistante se fait d’autant plus sentir au lendemain d’une défaite comme celle des Européennes. La tentation est forte, pour chacun, de penser que si le mouvement avait adopté telle ou telle stratégie, cette défaite aurait été évité. La frustration de n’être pas entendu devient plus aiguë. Et cette fois-ci, la parole du chef ne parvient plus à maintenir la cohésion dans les rangs. Face à cette situation, que faire ? Resserrer encore ou oser, finalement, le chaos d’une Assemblée constituante aux milles motions rivales ? Il serait illusoire de penser que l’une des deux options soit la bonne – toutes deux auraient mené à des départs, des scissions et au grand déballage public dont les adversaires de la France Insoumise font leur miel. J’aurais cependant préféré la seconde.

Elle aurait peut-être eu une vertu : permettre la rencontre entre insoumis et gilets jaunes. Il était impossible en effet, de par la nature même du mouvement des gilets jaunes, que ceux-ci se reconnaissent dans la parole d’un chef, par définition suspect. La seule modalité possible de la rencontre aurait été qu’elle se fasse par la base, sur les ronds-points. C’est ce qui s’est fait dans une certaine mesure : mais jusqu’à quel point cette rencontre a-t-elle perdu de son ampleur du fait de l’érosion de la base militante insoumise ? Et jusqu’à quel point a-t-elle perdu qualitativement, parce que les insoumis ne pouvaient pas décemment prétendre que leur structure avait l’ouverture qui seule aurait convenu aux gilets jaunes ?

C’est un paradoxe cruel que l’émergence des gilets jaunes, qui marque ce point « qu’ils s’en aillent tous » qui était depuis 2009 l’horizon de la stratégie politique de Mélenchon, ne lui ait pas profité. Mais là encore, il serait trop facile de critiquer a posteriori. D’une part, préparer l’outil à recevoir l’énergie populaire n’était pas aisé, pour les raisons sus-dites ; d’autre part, si Mélenchon avait de longue date prévu le phénomène, son émergence soudaine a néanmoins pris tout le monde de court. Même l’érosion de la base militante, imputable pour partie au sentiment de la base d’être exclue des processus décisionnels, était de toute façon prévisible, une fois la dynamique propre à une campagne présidentielle épuisée. D’ailleurs, le mouvement des gilets jaunes est lui-même trop composite, sa nature mal connue, pour qu’on puisse dire avec certitude qu’il n’aurait pas décuplé les tensions au sein de la France Insoumise s’il l’avait investie.

Si j’aurais préféré la seconde option, ce n’est donc pas que je sois certain qu’elle eût été stratégiquement payante. A vrai dire, je suis trop inexpérimenté en politique pour avoir une vision stratégique. Ce qui personnellement me coûte, c’est que l’option de la cohésion par la discipline induit un régime de parole qui ne me convient plus, dans lequel je ne peux plus m’exprimer. Après l’immense créativité de la campagne présidentielle, s’exprimant dans les centaines d’heures d’auditions programmatiques, débordant sur le Discord et par mille vecteurs divers, est venue l’heure des éléments de langage, de la parole contrôlée. Si justes que soient les propos tenus, ce contrôle induit une forme de stérilité.

Au-delà de Mélenchon, le bonheur que j’ai trouvé à appartenir à la France Insoumise se nourrissait des paroles de Jacques Généreux, Martine Billard, Charlotte Girard ou encore Corinne Morel-Darleux. Les nouveaux portes-paroles de la France Insoumise, en revanche, m’ennuient profondément : parler et réciter sont deux exercices qui n’ont rien à voir. Mais là encore, est-ce vraiment aux personnes qu’il faut reprocher la monotonie de leurs discours ? Le premier billet de blog que j’ai écrit après l’élection de Macron s’intitulait « La condamnation à la répétition ». J’y disais la torpeur qui s’emparait de moi à l’idée d’avoir à ressasser les arguments déjà fourbis pendant cinq ans. L’adversaire est toujours le même, ses politiques obéissent à la même logique, les serins du libéralisme sur toutes les chaînes d’info moulinent toujours les mêmes indigentes objections, auxquelles les réponses ne peuvent qu’être les mêmes. L’éternel présent du dogme libéral fige les discours et atrophie les esprits, de sorte que la principale qualité d’un militant politique devient la résilience face à l’ennui. Ce n’est pas une qualité des esprits créateurs : ainsi beaucoup ont-ils préféré, comme Corinne Morel-Darleux, se recentrer vers l’action à la base pour échapper à l’asphyxie des sommets.

Il est pour moi évident que la principale raison des difficultés de la France Insoumise, c’est la quasi-impossibilité de faire de la politique dans les cadres institutionnels aujourd’hui en France. Je ne l’ai jamais tant ressenti que pendant les débats télévisés pour l’élection européenne, et surtout pendant celui de France 2. Avant même le débat, un sondeur vient expliquer ce que défendent les partis ; il revient après la fin pour désigner le vainqueur de la soirée ; entre ces deux prises de parole de l’oracle, des prises de paroles minutées qui ne laissent place qu’aux slogans. Je me demande si la violence d’une organisation du débat public conçu pour interdire la pensée ne peut que rapetisser, aigrir, ceux qui tentent, tant bien que mal, d’y intervenir.

Pourtant, pas de lutte électorale sans exposition médiatique, pas d’exposition médiatique sans contrôle de la parole, et pas de contrôle de la parole sans contrôle des personnes. Alors comment faire ? Renoncer aux élections ? Mais pour quels horizons révolutionnaires ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Tout ce que je sais, c’est que la force des choses a poussé la France Insoumise à prendre une forme dans laquelle je n’ai plus de plaisir à m’exprimer. J’en sors donc. J’ai fait la faute de l’annoncer, dans un accès de mauvaise humeur, dans un post critique sur Facebook, cédant à mon tour aux vices du temps. Aujourd’hui, plus posément, je prends congé en souhaitant bonne chance aux camarades de lutte, en leur souhaitant surtout de préserver leur cœur et leur conscience des pollutions inhérentes à l’espace public actuel. Pour ma part, c’est parce que je comprends la nécessité de la discipline dans l’action politique, et parce que cette discipline ne me permet plus d’écrire ni de parler comme je le voudrais, que je passe à autre chose. Sur un dernier mot : je ne regrette nullement d’avoir soutenu Mélenchon à la présidentielle de 2017 et si l’élection présidentielle avait lieu demain, c’est encore, sans hésitation, pour lui que je voterais.

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