Avec des contributions de Claire Allouche, Richard Bégin, Leslie Cassagne, Pascal Cesaro, Jacopo de Falco, Orianne Hidalgo-Laurier, Clara Lacombe, Jonathan Larcher, Justin Leduc-Frenette, Lucie Leszez, Gabriel Matteï, Pauline Nadrigny Floriane Pochon, Jacopo Rasmi, et Benoît Bories, Nicolas Bonanni, Stefano Canapa, Boris Gobin, Vincent Pouplard. Tous les détails ici : https://larevuedocumentaires.fr/revue/la-revue-documentaires-n32-un-monde-sonore/
Jean-Marie Massou est mort le 28 mai 2020, chez lui, en pleine forêt bouriane dans le Lot. Il y menait depuis près d’un demi-siècle une existence singulière qui n’avait pas manqué d’intriguer les gens du pays et au-delà. Revenu avec sa mère sur la terre natale de celle-ci alors qu’il avait un peu plus d’une vingtaine d’années, il vivait avec elle à l’écart du monde. Il s’était employé, depuis, à transformer le territoire alentour, à construire des kilomètres de galeries souterraines, à creuser un gouffre d’une trentaine de mètres de profondeur, à déplacer des tonnes de galets et pierres de toutes tailles, à mains nues, en tracteur ou au treuil. Il a gravé des milliers de signes et symboles sur les pierres et les murs de la propriété, produit quantité de dessins et collages sur des carnets ou directement sur des emballages, et enfin, enregistré plusieurs centaines de cassettes audio. Jean-Marie Massou était incontestablement mystérieux pour les personnes qui croisaient sa route, considéré tantôt comme une légende urbaine locale, un paraphrène fantastique (1) ou une figure singulière du monde de l’art. Cependant, toutes étaient sensibles à cet incroyable labeur gratuit, hors sens, dans lequel il s’engageait corps et âme. Quelques-unes, frappées par l’énergie qu’il déployait à se fabriquer un monde, le voyaient comme un bâtisseur de l’imaginaire (2) ; mais Massou était un peu trop brut pour la vie d’artiste.
Déjà en 1984, le journaliste Walter Lewino lui consacra une double page dans Le Nouvel Observateur (3). Dans les années 1990, divers articles le concernant parurent dans des publications telles qu’une revue de spéléologie, un journal du Lot ou la revue d’art brut Gazogène. Des petites pastilles documentaires ont également été produites pour France 3 Régions dans les années 1980 et 1990. On l’y voit, dans la force de l’âge, conjurer l’humanité d’arrêter de procréer pour se sauver de l’apocalypse déjà bien commencée, avec les mêmes expressions qu’à la fin de sa vie. Sur une photo illustrant l’article de Walter Lewino, Massou tient une pancarte où est écrit ce message :
« Ma vie ici-bas, c’est d’apporter une aide à tous les scientifiques qui lancent un cri d’alarme pour sauver notre planète surpeuplée et polluée. Il faut dès maintenant cesser de procréer complètement, il vaut mieux adopter les orphelins du monde entier. Il faut prendre la pilule contraceptive car je trouve que mettre un enfant dans ce monde si dangereux, c’est cruel. Dans l’émission de Jacques Chancel, le professeur Pouffier et tant d’autres ne cachent pas leur crainte pour un proche avenir. En diminuant la population, la pollution cesserait, les machines adouciront le travail au plus petit nombre, la science, la médecine appliqueront la longue vie sans pollution. C’est pour cela qu’il faut n’être qu’une petite tribu qui ne procréerait pas, bons les uns pour les autres. Il y a un vrai désordre écologique, destruction d’insectes et animaux de la nature fort utiles, chômage, violences, drogues, à l’échelle internationale des menaces de guerre, à l’âge de l’atome, et combien d’enfants naissent handicapés. »
Ce texte avait été tracé par sa mère sous sa dictée car il ne savait ni lire, ni écrire. Pour fixer quelques traces de son passage parmi les vivants, Jean-Marie Massou a dû trouver d’autres supports et techniques. Au décès de sa mère en 1998, il fut confronté à un isolement radical, mais il bricola peu à peu des solutions pour peupler sa solitude et rendre sa vie vivable à nouveau, aussi singulière qu’elle fût. Il avait tout de même des visiteurs occasionnels avec lesquels il tissa des liens, notamment le réalisateur Antoine Boutet. C’est d’ailleurs par le documentaire Le Plein Pays, sorti en 2009, réalisé avec Jean-Marie Massou, qu’un grand nombre de personnes ont découvert l’existence de cet homme solitaire d’un âge déjà avancé, mais d’une force encore herculéenne. Dans le film, sous le regard de la caméra, Jean-Marie nous fait entendre certaines de ses cassettes. Sa voix, médiée par le magnétophone, se fait parfois missionnaire, elle proclame ses « messages à l’humanité », parfois plus douce, entamant des chants sans paroles, déchirants. Les cassettes apportent alors quelques bribes d’explication sur les raisons pour lesquelles l’homme vit ainsi séparé du reste de la société. Et le magnétophone, même discret, semble présent dans toutes les scènes, comme une parure du corps ou un petit bout de lui.
La « mission universelle »
Son usage du magnétophone, la beauté de ses complaintes et la singularité de son énonciation révélaient les potentialités d’un art brut sonore qu’avec quelques amis nous commencions à questionner. Habitués et acteurs des scènes sonores expérimentales, mais aussi engagés pour certains dans des univers professionnels nous amenant à côtoyer des personnes au profil psychique atypique, nous commencions à mettre en œuvre diverses actions créant des passerelles entre les pratiques d’accompagnement et celles de créations expérimentales, par des ateliers, des écrits, des concerts et des rencontres publiques. Et nous découvrions alors que si l’art brut avait son pendant sonore, Massou pourrait en être le « prophète ». En 2015, nous sommes allés à sa rencontre et La Belle Brute est née lors de ce premier voyage : une association visant à promouvoir ces « pratiques brutes de la musique » qui, nous semble-t-il, peuvent être un appui solide pour ceux qui s’y adonnent, des espaces d’expression et de rencontres sensibles bien plus authentiques que certains dispositifs « soignants ».
Lors du premier voyage, je m’y étais rendu seul. Du bout du chemin qui mène à sa porte, j’entendais le son du magnétophone à travers les ouvertures de la bâtisse. Sa voix semblait raconter une histoire sur un habillage musical délicat. Parfois Massou coupait le son, revenait en arrière ou avançait la bande, et relançait la lecture. Il m’arrivait d’entendre sa voix aérienne commenter pardessus celle qui sortait du haut-parleur du magnétophone. J’étais, sans m’en rendre compte, le témoin indiscret d’un exercice solitaire qu’il n’a eu de cesse
de pratiquer.
Dès qu’il comprit l’intérêt que nous portions à son travail, une forme de transmission s’organisa rapidement autour de l’écoute de ses bandes. Il nous invitait à écouter quelques-unes de ses cassettes audio depuis l’un de ces magnétophones monophoniques à poignée et haut-parleur intégré, plats et allongés, si nombreux dans les années 1980. Son désir de faire entendre ses messages à l’humanité rencontrait le nôtre, de faire découvrir la puissance créatrice de ses compositions sonores. Sans le savoir, Massou construisait une œuvre sonore expérimentale à faire pâlir les bidouilleurs de cassettes et les tritureurs de bandes. Ce fut une révélation pour notre petit collectif. Nous décidâmes d’en éditer certaines, choisies par lui et montées par l’équipe. On y entendait des accents du compositeur et chanteur expérimental Ghédalia Tazartès dans des mélodies aux accents traditionnels mises en boucles, autant qu’un écho aux enregistrements lo-fi du performeur Jean-Louis Costes pour la crudité et la frénésie du verbe. Mais, au fond, rien, absolument rien ne ressemblait à ce que faisait Massou.

Depuis des décennies, l’important était pour lui de transmettre des messages à l’humanité. Il se présentait d’ailleurs comme le « messager ». Il accepta ainsi de collaborer avec nous pour les diffuser au plus grand nombre. C’était notre contrat, que nous avons scellé non pas à l’écrit, mais en l’enregistrant, chacun sur son support, magnétique pour lui, numérique pour nous : « C’est notre contrat de confiance ! », disait-il. Devenus sa « maison de disque », nous sommes revenus quelques semaines plus tard avec trois amis et du matériel d’enregistrement. Une complicité s’est nouée. Deux doubles vinyles ont paru (4). Nous avions en projet de préparer le prochain avec lui en août 2020 et nous avions déjà fait quelques essais pour le tournage d’un film de fiction dont il avait préparé le scénario, mais Jean-Marie Massou est décédé quelques mois
plus tôt, au sortir du premier confinement.
Durant ces quelques années de compagnonnage, c’est lui qui gardait la main sur la direction artistique. L’espace où il vivait regorgeant de cassettes, nous avions conscience qu’il nous proposait une sélection réfléchie, et il savait nous dévoiler son œuvre à son rythme. Ainsi, après la finalisation du premier opus, il nous proposa d’écouter une autre cassette. Celle-ci datait de la fin des années 1970 et nous faisait entendre un enregistrement de 120 minutes dans une citerne géante à Coulanges-la-Vineuse. On y découvre des complaintes de sa composition ou empruntées à la musique populaire, des scansions hyperbrutales dites avec une voix parlée rappelant les expériences radiophoniques d’Antonin Artaud et des passages chantés soutenus par la percussion de pierres sur les bords de la citerne. Son chant aérien, de tête le plus souvent, d’une force extraordinaire car apaisée, dans cette proximité avec la violence des interjections parlées est bouleversant. Ainsi, Massou déterrait littéralement pour nous un enregistrement du fond des âges. Cette manière de nous offrir au compte-gouttes ses perles sonores se reproduisit après la fabrication de ce second disque. Nous savions donc qu’il avait en sa possession un véritable trésor, mais nous acceptions de bon gré qu’il organise à son rythme son dévoilement. Sa mort prématurée ne l’a pas permis. Il nous avait fait écouter une quarantaine de cassettes. Mais depuis, ce sont plus de sept cents que nous avons collectées, rangées par lot de trois ou quatre entourées d’élastiques, dans des boîtes, des sacs, des cartons, sous le lit, à l’étage ou derrière le poêle à bois. Ce qui saute aux yeux, c’est la beauté graphique de ces objets : dessinés aux feutres ou au stylo, avec ou sans ajouts d’images, des symboles ornent les jaquettes et forment des séries.
Énigmatiques dans leur majorité, on devine vite que ces dessins renvoient à des catégories d’enregistrements : ils tiennent lieu d’écriture traduisant un classement personnel. Ces indications touchent souvent au contenu. Sur la cassette où est enregistrée La Complainte du pape Pie XII, une image du pape est collée à côté du dessin d’une croix et du bâton liturgique papal. Un motif de galaxie indique un enregistrement qui traite des mystères de l’univers et des Sodoromes (5). Un landau, parfois accompagné d’une tête de mort ou surmonté d’un rostre d’espadon, indique qu’il y aborde la nécessité d’abolir la maternité. Une grille de portail signale souvent un enregistrement où il revient sur son
enfance, passée dans un château en Seine-et-Marne où était employée sa mère. Le symbole qui revient le plus souvent est un personnage de face, rappelant le style d’un dessin primitif, avec une flèche partant du crâne vers un autre symbole dessiné au-dessus. « Bah c’est moi qui rêve ! » nous avait-il dit quand nous l’avions interrogé à ce sujet.
Alchimie sonore avec les moyens du bord
Généralement, Massou enregistrait d’abord à l’aide d’un premier magnétophone une source sonore prise sur le vif de la radio, ou sélectionnée sur la bande originale d’un film ou à partir d’un disque. Ensuite, armé d’un second enregistreur, il dupliquait l’extrait une première fois, puis une deuxième, puis une troisième… souvent jusqu’au bout de la bande. Dans un troisième temps, sur une nouvelle cassette, il enregistrait une troisième pièce où se chevauchaient cette boucle préalablement construite et sa propre voix, fixée en direct cette fois. Si la prise n’était pas parfaite, il coupait, effaçait, reprenait son récit, faisait du montage. Il réajustait les volumes s’il le fallait, pour faire varier les saturations, il disposait son micro autrement pour que toutes les sources s’harmonisent et créent la forme voulue. Parfois ce travail durait plusieurs jours et la bande bouclée qui servait de support à la voix pouvait être remplacée par une nouvelle pour créer une dynamique sous le texte énoncé. Ces accompagnements complexes étaient sélectionnés en fonction du sujet abordé. Quand il racontait son enfance et son parcours de château en château, la musique était généralement délicate. Au contraire, dans ses conférences sur les grottes qu’il avait creusées, sur les Sodoromes – ces « millions de milliards de galaxies qui tombent depuis des centaines de millions d’années… sans jamais de commencement, jamais de fin, du début à l’infini… sans limites, à jamais, à jamais… » – ou sur sa mission universelle, il construisait des boucles à partir de musiques orchestrales épiques, donnant à la clameur de son énonciation une couleur encore plus prophétique. Il annonçait le sujet, puis donnait le clap de
départ : « Bon alors allez, comme on dit, on tourne, on tourne… Première ! On tourne, on tourne, allez, on tourne, on tourne ! »
Il n’utilisait pas son magnétophone d’une façon unique : il produisait des enregistrements aux registres différents qui pouvaient nécessiter des techniques spécifiques. Le premier usage concerne l’enregistrement qu’on pourrait dire « musical ». S’y intègrent les cassettes de complaintes, ces airs à lui chantés le plus souvent dans des espaces résonnants comme la citerne enterrée derrière sa propriété. Agenouillé au-dessus de cette cuve, Massou posait son magnétophone et se mettait à chanter. Certaines complaintes, a capella, sont sans paroles, comme La Complainte de la mort du pape Pie XII, La Complainte de la petite Indienne, ou celles que nous avons nommées Complaintes et Pierres. Ces
chants touchent à l’os de l’humanité et convoquent les fantômes. Quand il se lance, Massou ne censure rien, ne prépare rien et ne se soucie pas de grandchose. Il chante, tout entier dans sa voix, le corps en vibration.
Il enregistre également des complaintes avec des paroles dont La Complainte à Marie-Ange et La Complainte contre la maternité. Pour celles-ci, Massou invente ou s’approprie un air, et y déploie un thème. Il enregistre parfois des dizaines de versions, qui ne sont jamais tout à fait identiques. Dans l’instant de la prise, les paroles viennent, tantôt avec aisance, tantôt de façon plus laborieuse, mais Massou se préoccupe peu de la métrique : seule l’intensité compte.
Parmi ces pratiques musicales, il existe aussi des cassettes où il « chante avec », c’est-à-dire sur une chanson originale. Dans ce cas, il présente toujours la pièce à venir : « Attention, attention, alors là, je chante avec Mireille Mathieu, je chante avec Mireille Mathieu… allez, je mets la musique… musique, musique ! » Il chante aussi bien avec Madonna, Céline Dion, les Compagnons de la chanson, des chants corses ou la Callas… Dans Le Plein Pays, on le voit ainsi chanter avec Jacques Brel, arrangeant parfois les paroles, et transformant pour l’occasion le « plat pays » en un « plein pays » qui serait davantage le sien.
Massou tricote autour d’un morceau en changeant les fins de phrases pour leur faire dire ce qui le traverse. Il peut ainsi chanter Du gris avec Berthe Sylva, sourire en coin, posture de dandy et clope en bois au bec, remplaçant « du gris que l’on prend dans ses doigts… » par « un peu de placenta sur ta gueule… ». Le second usage est l’enregistrement de ses « rêves prémonitoires ». Il les fixe sur la bande au réveil avec l’un des magnétophones qu’il garde toujours à son chevet. Souvent difficilement audible, il y déroule ses multiples visions nocturnes parfois sauvages ou sordides, parfois plus douces. Il présente ces derniers comme des « rêves de remerciements », de Marie-Thérée, la femme géante, sans sexe ni poitrine qui lui était « apparue en rêve mais bien réelle », figure majeure de l’univers dont il était le messager. Dans ces songes-là, les jolis
jouets croisent les petits enfants, les fleurs ou les abeilles géantes qui ne piquent pas, et lui en reviennent souvent des mélodies qu’il fredonne au micro. Ces airs sont parfois repris en complaintes à d’autres heures de la journée et sont à leur tour chantés au-dessus de la citerne. Sur de nombreuses cassettes, les rêves s’enchaînent plus ou moins détaillés et souvent agrémentés de considérations sur l’état du monde :
« Tout est coufit, tout est complètement mort… on va vers la cuite complète, y’a plus rien, y’a plus de bêtes, y’a plus d’eau, plus de mulots… c’est pas possible, c’est pas possible, ça continue pareil… quel monde de fou, quel monde de fou… ça commence à bien faire, ça commence à bien faire… Là je vois que ce sera ça… que ça sera ce que je dis ou que je vais crever… Il faut l’intervention de l’au-delà, l’intervention de l’au-delà, si y’a pas autre chose, y’a pas autre chose. Il faut mettre tout ça éternel, tout ça éternel, ou alors les peu élus, les peu élus… les peu élus comme je dis, ce sera encore le mieux… sinon ça disparaîtra et puis c’est tout, et puis c’est tout.. allez, à bientôt, à bientôt, à la prochaine, à la prochaine… »
Dans certains enregistrements qu’il nomme des « sketchs », Jean-Marie incarne même des personnages. Il joue la plupart du temps une personne respectable, agitée par des désagréments somatiques, généralement gastro-intestinaux. On y découvre un de ses anciens patrons ou un notable n’ayant pas supporté la fumée d’un cigare ou l’ingestion de pruneaux, de champignons ou d’alcool. Ce qui rend l’enregistrement intrigant, c’est d’une part l’usage de bruitages étonnamment signifiants avec une bassine et le micro au plus près des fluides présents, et d’autre part l’excitation dans laquelle il se met et dont il sort dès la fin du sketch : « Voilà, c’était Jean-Marie Massou dans le sketch du gros Bisboute… le gros Bisboute… magnifique, magnifique… allez, à la prochaine, à la prochaine… » Il écoutait ces sketchs comme d’autres écoutent Rire &
Chansons. On retrouve même quelques cassettes où il s’enregistrait en train de les écouter, redoublant les cris de la scène par des rires et des commentaires enjoués.
D’autres encore, cassettes biographiques ou à messages, ont une composition bien plus complexe. Véritables pièces radiophoniques, ce sont celles par lesquelles il nous a fait entrer dans ses archives. Toutes sont construites selon une logique d’enregistrements multipistes : un habillage ou un fond sonore sur lequel se pose sa voix, des coupures, des changements – une vraie pratique de musique concrète composée à partir de quelques magnétocassettes à diffusion aérienne. Sur ce principe viennent se poser des textes aux thèmes différents : sa vie de place en place et les rencontres avec les enfants des châtelains, ses « conférences sur l’univers » ou sa « mission universelle ». Il y a dans ce registre quelques œuvres tout à fait caractéristiques, qu’il appelle « les romans de Massou ». Pour le moment nous en avons découvert trois, Le Repenti des prostituées, Le Retour à Rubelles et Morts en pêche. Pour chacun, une histoire toujours proche de ses préoccupations, mise en scène comme les fictions radiophoniques de son enfance. Les montages sonores qui soutiennent ces récits offrent un grain incomparable du fait du réenregistrement multiple des sources.
Enfin, nous repérons une dernière manière d’utiliser la cassette : les prises de son quotidiennes. Massou enregistrait toutes ses conversations, qu’elles soient téléphoniques ou non, souvent sans que l’interlocuteur s’en rende compte. Et ces prises volées se retrouvaient dans des enregistrements où il commentait, analysait, organisait ces dialogues enregistrés. Ainsi des appels qu’il passait. Sur la bande, il prévient l’auditeur potentiel : « Bon, allez, alors là, je fais un autre rouleau, je commente ce que j’ai à dire, je fais un témoignage, je fais un témoignage… je l’appelle, je l’appelle… allez, allez, j’appelle… » Et si l’interlocuteur ne décroche pas, il nous prend à témoin : « Ah il a coupé, sale bête, pour que je rappelle pas… ah je m’en suis bien douté va… allez, à bientôt, à bientôt. »
La cassette, entre journal intime et lieu d’adresse
Au moins pendant les quinze dernières années, ce magnétophone ne l’a pas quitté. À la manière d’un journal, il a constitué un lieu de mémoire, un espace où s’écrit l’intime qui ouvre une possible lecture par d’autres. C’est une source autobiographique gigantesque qu’il a laissée, faite à la fois d’informations factuelles sur les lieux parcourus, les personnes rencontrées ou les événements vécus, mais aussi de ses préoccupations et du foisonnement de son univers personnel.
Comme pour un journal, le magnétophone a ce statut paradoxal d’être à la fois un endroit personnel et un lieu d’adresse. Qu’il raconte ses rêves ou prépare un sketch, Massou parle à quelqu’un. Comme un présentateur, il commence toujours par l’annonce de ce qui va suivre : « Allez… allez, alors là les amis, c’est du beau, c’est du beau, je parle de Marie-Ange et des jouets… allez, on y va, on y va… », puis il déroule son discours avec cette deuxième personne du pluriel : « C’était comme je vous dis », « vous verrez, vous verrez… ». Il prévient : « Bon, alors là je passe sur l’autre face, je passe sur l’autre face » ou « je change de rouleau, je change de rouleau » ; et finit systématiquement par des salutations : « À bientôt, à bientôt, à la prochaine, à la prochaine. » Tous ces enregistrements nous donnent l’impression que le magnétophone
et ses « rouleaux » finissaient par faire office d’Autre artificiel ; un Autre qui ne serait pas simplement l’intermédiaire technique entre lui et la civilisation, mais avec lequel il entame un dialogue ou plutôt face auquel il peut dérouler son monologue. L’enregistrement lui-même semble avoir autant d’importance que la réception d’un public réel. D’ailleurs Massou s’enregistre écoutant et commentant ses propres cassettes, dans une mise en abyme qui semble attester de la dimension du magnétophone comme présence.

Jean-Marie Massou ne savait ni lire ni écrire. Il nous disait n’avoir été scolarisé que quelques jours dans son enfance. Mais il a trouvé d’autres moyens pour laisser sa marque et sa trace. Ici des tonnes de galets récupérés à des dizaines de kilomètres, là des cairns immenses dressés comme deux pyramides marquant l’entrée du chemin, des murets partout, des amoncellements de rocs dans la forêt, et ces galeries souterraines, ces failles zébrant la surface du sol.
Une réécriture des formes donc, mais également des surfaces par des gravures rupestres innombrables. Il gravait toujours plus ou moins les mêmes signes, ceux que l’on retrouve sur les pochettes des cassettes : la fleur de lys, le calice, le cerf, le trèfle, des espadons au-dessus de berceaux, des animaux imaginaires, des soucoupes ou son bateau multimâts « Le Sidéral »… Son usage singulier du magnétophone peut alors être appréhendé comme une autre modalité de l’écriture : une écriture sonore, parlée, sur cassette, qui, à l’instar de ses dessins, collages et annotations graphiques, a participé à l’écriture de sa vie. Jean-Marie Massou a traité son impossible adhésion à l’univers qui l’entourait par une pratique de création. Il s’arrangeait avec l’insupportable au risque d’une solitude extrême en gardant à distance ce qui pouvait le confronter trop violemment à ses fragilités, mais il n’avait pas quitté le bateau : il continuait, de sa position de messager, à entretenir un lien au monde. Cette mission qui l’habitait était aussi ce qui l’animait, le canalisait et lui donnait une orientation. Pensée comme symptôme par certains, Massou l’a menée de telle manière qu’elle a pu se rebrousser, même partiellement, en effet de création. Et c’est sous la nomination choisie d’« artiste » que Jean-Marie Massou a tiré sa révérence : « Bien sûr que je suis un artiste, vous avez vu le travail ? Je suis un artiste, et au paradis, il n’y a que des artistes. »

La Complainte contre la maternité
Femmes et hommes du monde entier
femmes et hommes du monde entier
il est grand temps, il est grand temps d’arrêter de procréer
il est grand temps d’arrêter de procréer complètement
Voyez, l’Apocalypse est bien commencée
elle est bien commencée
L’ozone, l’ozone est décortiquée
l’ozone, l’ozone qui n’existe plus
Et le soleil blanc comme un halogène
le soleil blanc comme un halogène
qui commence, qui commence, qui nous rôtira à fond
remarquez, remarquez-le bien
remarquez, remarquez-le bien
Alors, femmes et hommes du monde entier
alors, femmes et hommes du monde entier
alors, femmes du monde, femmes du monde entier
arrêtez de procréer
cessez, cessez de procréer
complètement, complètement
N’allez plus retraîner, n’allez plus retraîner
subir la salissure, la salissure des accouchées
subir la salissure des accouchées
subir la salissure des accouchées
Alors je vous en supplie, vous me faites pitié
vous êtes trop jolies, trop jolies, trop jolies
pour aller subir la salissure des accouchées
pour aller subir la salissure des accouchées
Vous êtes trop jolies, même à partir de trente ans
vous êtes mignonnes, vous êtes mignonnes comme des enfants
alors je vous en supplie ne retournez jamais à la maternité
alors je vous en supplie ne retournez jamais à la maternité
Vaut mieux, si vous voulez faire l’amour
si vous voulez faire l’amour
vous prenez des petites voitures, des jouets
vous prenez des petites voitures dans vos bras
vous prenez des petites voitures dans vos bras
La plus jolie, la plus jolie c’est la Fiat Panda
la Fiat Panda, y’en aura bien d’autres, y’en aura bien d’autres,
mais la plus jolie sans ces espèces de fusées
sans ces espèces de fusées qu’ils font maintenant
Alors je vous en supplie
ne retournez jamais
ne revenez jamais, ne revenez jamais, ne retournez jamais
ne retournez jamais à la maternité
ne retournez jamais à la maternité
Vous allez y subir la salissure
la salissure des accouchées
vous y chialerez votre mignonne figure à jamais
vous y chialerez votre mignonne figure à jamais
Vaut mieux que vous preniez une petite voiture
dans votre propre lit
dans votre propre lit, vous prenez une petite voiture
que vous mettrez sur votre mignonne figure
que vous mettrez sur votre mignonne figure
Que vous cajolerez tant que vous voudrez
que vous cajolerez tant que vous voudrez
ce sera plus agréable, plus agréable qu’un amant
qu’un sale amant, qu’un sale amant qui vous envoie chialer
qu’un sale amant qui vous envoie chialer à la maternité
Comme un égoïste, comme un égoïste
rien que pour faire des traînards, des clochards
et des crevables quatre-vingts ans après
et des crevables quatre-vingts ans après
Alors si vous voulez faire l’amour
si vous voulez aussi faire l’amour
vous prenez une petite glace, une petite glace
vous vous mirez
vous vous mirez
et vous embrassez votre mignonne figure
vous embrassez votre mignonne petite figure
vous embrassez votre mignonne figure
vous embrassez votre mignonne figure
dans une glace
dans une glace
Ça sera plus agréable, et plus propre qu’un sale amant
et plus propre, et plus propre qu’un sale amant
qui vous envoie subir la salissure des accouchées
qui vous envoie subir la salissure des accouchées
Pour y chialer votre mignonne figure
pour y chialer votre salissure
pour y chialer votre salissure des accouchées
pour faire que des mortels
et que pour faire des mortels
Jean-Marie Massou, La Complainte contre la maternité,
Sodorome vol. 1, CD, coll. « La Belle Brute », 2016.
NOTES
1. La paraphrénie fantastique est une des quatre formes de paraphrénie décrites par le psychiatre Emil Kraepelin au début du xxe siècle. La paraphrénie est elle-même définie comme une forme intermédiaire de psychose, entre la schizophrénie considérée comme démence précoce et la paranoïa.
2. On nomme ainsi les créateurs ayant œuvré directement sur leur environnement, leur maison, leur jardin, etc. à l’écart du monde de l’art, mais avec une persévérance parfois déconcertante. Parmi eux, le Facteur Cheval, Tatin, Picassiette, l’abbé Fouré, etc.
3. Walter Lewino, « Le Malthusien des bruyères », Le Nouvel Observateur, numéro 102, du 8 au 14 juin 1984, p. 8.
4. Sodorome, vol.1 (2016) et La Citerne de Coulanges (2018), titres épuisés en LP, mais réédités en format CD, écoutables en ligne sur le site de La Belle Brute (http://labellebrute.bandcamp.com).
5. Jean-Marie ne nous a jamais réellement donné de définition précise de ce que seraient les Sodoromes ou Sodoronnes. Il employait ce terme aussi bien pour décrire les univers lointains, des ensembles de galaxies, que pour nommer la planète idéale où l’humanité pourrait trouver refuge, après l’apocalypse, avec l’aide des extra-terrestres et des scientifiques éclairés.