Texte paru dans le catalogue d'exposition « BRUT NOW, l'art brut au temps des technologies », 2016, Les Presses du Réel, p.102-112
Jean-Marie Massou ne sait ni lire, ni écrire et pourtant c'est un homme qui passe son temps à laisser des traces de son passage, à inscrire quelque chose de sa présence dans l'espace qu'il occupe. C'est à travers le film « Le Plein Pays » d'Antoine Boutet que nous avions découvert cet homme, isolé seul dans une forêt, vivant chichement, creusant des gouffres souterrains, manifestement animé d'un élan vital étonnant, proche de la certitude des missionnés. Un film d'une incroyable beauté, tout en énigme, nous laissant un désir décidé d'en savoir plus.
Ce que l'on sait depuis de Massou vient de l'écoute des cassettes qu'il enregistre. Des bribes récoltées et rapprochées, des informations éparses que l'on cherche à réorganiser façon puzzle. Né juste après guerre, il est élevé par sa mère, l'accompagnant là où elle pouvait travailler comme jardinière. Il n'ira pas à l'école mais parle des enfants qu'il voyait jouer dans la cour. Un isolement premier du monde des autres, en l’occurrence dès le départ de celui des autres enfants. Il sera ballotté d'un château l'autre, croisant des comtes et des comtesses, des aristos anglais ou des patrons fumeurs de gros cigares... Reste une période idéalisée, en Seine-et-Marne, quand, enfant, il passe ses belles années dans les allées d'un château et fait la rencontre d'une petite Marie-Ange, la fille du comte, pour laquelle il continue encore aujourd'hui de chanter une de ses plus belles complaintes. Suivront différents postes plus ou moins proches de Paris, des temps parfois sombres. De châteaux en maisons quelques temps encore avant de retourner dans la région familiale, le Lot.
Cela fait maintenant plus de quarante ans que Jean-Marie Massou est installé à Marminiac. Quatre décennies dans la même demeure, en pleine forêt bouriane, sous les châtaigniers et les noyers. Arrivé jeune homme ou vieil enfant, le temps s'est depuis comme arrêté, il y a un avant et un après Marminiac. Il peut parler du château de Melun comme si c'était hier mais pas un mot sur ce qui s'est passé depuis, ici.
L'homme transhistorique
Depuis son arrivée dans le Lot, Jean-Marie Massou s'est évertué à creuser la terre. La région l'y invite, à mi-chemin entre Lascaux et Pech-Merle, sauf que Massou ne semble pas avoir creusé pour découvrir des trésors passés, mais peut-être davantage pour préparer l'avenir. C'est un palais souterrain, un lieu d'accueil, de protection pour sauver l'humanité plus que pour y chercher son histoire. Quelque part entre la préparation de l'apocalypse et la future venue des extraterrestres. Jean-Marie Massou a un certain nombre de certitudes qui le hante et le tienne vivant en lui donnant un rôle de messager. L'humanité va à sa perte, il faut sauver ceux qui restent, arrêter de procréer... C'est sa mission universelle. Il ne cessera de trouer la croûte terrestre, créant des grottes, des boyaux, des galeries tout autour de chez lui. Certains gouffres peuvent descendre à plusieurs dizaines de mètres de la surface. Creusant à la main, seul, il a appris sur le tas les techniques d'échafaudages ou de treuil pour évacuer les gravats. Ça a duré des années, sans cesse à sa tâche, impliquant son corps durement au travail. Il a aussi totalement modifié la surface des lieux : des amas rocheux montés en tumulus, des monticules de pierres, des jonchées de caillasses tapissant l'humus sur plusieurs dizaines de mètres carrés et des murettes un peu partout traçant quelques lignes de démarcation. Sous la mousse et les feuilles, on découvre un territoire transformé, remanié. On distingue aussi des marques directes sur les roches, des entailles, des gravures rupestres par centaines un peu partout autour de la propriété comme ceux sphinx gravés sur la roche qui marquent l'entrée du chemin de chaque côté de la voie devant les deux tertres pyramidaux composés de centaines de pierres et de plusieurs mètres de haut.
Depuis longtemps il a intrigué les voisins comme des gens plus loin, sensibles à cet incroyable labeur gratuit, hors-sens, dans lequel il s'engage corps et âme. Considéré par quelques-uns comme un bâtisseur de l'imaginaire, Massou est pourtant un peu trop brut pour la vie d'artiste... En cherchant on découvre qu'il a été visité à différentes périodes, filmé, questionné. Ce qui trouble à chaque fois c'est l'immuabilité du discours. Les mêmes mots, les mêmes certitudes, la même façon de penser l'existence, sa fin prochaine, et les moyens de la mener jusque-là. En 1984 déjà, comme Bruno Montpied nous le rappelle, Jean-Marie Massou dictait son message à sa mère pour qu'il soit transmis au lecteur du Nouvel Observateur dans un article publié par Walter Lewino. Le message disait ceci : « Ma vie ici bas c'est d'apporter une aide à tous les scientifiques qui lancent un cri d'alarme pour sauver notre planète surpeuplée et polluée. Il faut dès maintenant cesser de procréer complètement, il vaut mieux adopter les orphelins du monde entier. Il faut prendre la pilule contraceptive car je trouve que mettre un enfant dans un monde si dangereux, c'est cruel ».1 Un discours qu'il pourrait tenir au mot près aujourd'hui.
Après le tournage du Plein Pays, Massou n'est plus beaucoup descendu dans les gouffres qu'il avait mis tant d'années à creuser. La force physique diminuant sûrement. Il s'était déjà orienté vers le travail effréné, tout aussi compulsif de l'enregistrement sonore de ses messages. Jean-Marie nous parlait dernièrement de son premier magnéto à bande, intéressant mais ne permettant pas à l'époque de travailler sur plusieurs pistes. Il lui en aurait fallu deux ou trois se plaignait-il... C'est dire si ça date. Quoiqu'il en soit, c'est désormais cette activité-là, cette activité d'inscription sur la bande magnétique des cassettes audio qui est venue prendre une place majeure dans son travail de création.
Au travail de la trace
Jean-Marie s'est attaqué pendant des années à l'environnement naturel en trouant de partout le paysage ou en le modelant. C'était d'une certaine manière un travail d'écriture, une écriture du territoire. Et ce travail d'inscription de sa marque, de sa patte, de son passage et de sa présence, il l'a développé par d'autres biais, avec d'autres outils, moins physiques peut-être, plus transmissibles aussi. En premier lieu donc, son travail d'enregistrement sur magnétophone à cassettes.
Dans la pièce principale de sa maison, au premier coup d'oeil on en voit trois ou quatre sur le sol ou près du lit. En s'attardant un peu, on en aperçoit d'autres dans les recoins. Des magnétos simples, plats, portables, du genre de ceux qu'on pouvait avoir enfant, il y a vingt ou trente ans. On y enfourne la cassette, on appuie à deux doigts sur Rec et Play et hop, on enregistre. Une utilisation de dictaphone pour certains, un outil qui rappelle la musique concrète pour Jean-Marie. Il ne se sert pas d'un magnéto mais d'au moins deux, si ce n'est plus. La technique Massou est celle-ci : préparer une bande son sur une cassette, puis enregistrer sa voix sur une seconde avec la première en fond sonore. Pour créer cette bande originale, il commence par sélectionner une séquence sonore qui le touche sur une cassette audio, en enregistrant en direct la radio ou en l'extrayant d'un film. Il l'enregistre une première fois, une seconde fois à la suite, une troisième, une quatrième fois et ça jusqu'à couvrir la face de la cassette. L'échantillon mis en boucle peut aller de quelques dizaines de secondes à plusieurs minutes. Véritable sampling brut en somme. En second temps il ajoute sa voix. Avec les moyens du bord, le mixage se fait en reculant ou en approchant la source. Et si le message le nécessite, il ajoute les bruitages . La brutalité de ces enregistrements s'entend de différentes manières. Low-fi absolue, saturation permanente, coupure brutale, reprise à côté... C'est bricolé, c'est audible, mais riche d'une sincérité totale désarmante. Jean-Marie nous y raconte par exemple les rêves de la nuit passée, parfois prémonitoires qu'il dit, ou du moins faits de signes.
Massou note ainsi sur ses cassettes ses souvenirs, ses messages, ses rêves et se laisse aller à quelques plaisirs chantés ou quelques sketchs. Massou n'écrit pas, alors il enregistre. Et quand il s'écoute, c'est comme s'il se relisait, il sourit à ses bons mots, se plaint du montage, approuve ou se rappelle. C'est un travail d'archivage autant que de création. Il utilise aussi les bandes comme traces, il enregistre les discussions avec les visiteurs (« les discussions de l'amitié »), les choses à ne pas oublier etc.
Dans tout ce travail sonore, on peut aussi extraire ses complaintes, celles qui lui sont arrivées comme des révélations, celles qu'il souhaite faire entendre au monde, celles qui recèlent une vérité qu'il a à transmettre. Parfois pleine de tendresse, comme la complainte adressée à Marie-Ange, parfois forte d'une intention prophétique, comme la complainte contre la maternité, ou plus déchirante d'émotion comme la complainte du pape Pie XII ou la complainte de jeune fille hindou qui lui est apparue en rêve.
L'enregistrement a une place centrale dans son activité actuelle mais il s'accompagne également d'un travail graphique. Jean-Marie Massou dessine et crée des œuvres plastiques extrêmement singulières : des dessins de ses rêves prémonitoires, des collages à partir de vieux journaux et à partir desquels il crée des scénarios fabuleux le mettant en scène, lui ou les personnes qui ont compté pour lui. Il se construit également des personnages grandeur presque nature à partir de découpages agrandis, tête d'enfant, beaux habits, et parures personnalisées. Des personnages découpés et plastifiés qui peuplent ainsi la solitude de son antre.
C'est peut-être ça le plus bouleversant quand on rencontre Jean-Marie Massou, cette façon si personnelle de garder un lien avec l'extérieur malgré l'isolement qui est le sien. Cette nécessité vitale qui l'amène à rebrousser ces préoccupations envahissantes en effet de création, transmissible et partageable. « C'est un message universel, c'est un message pour le monde entier, bien sûr qu'il faut le publier ! Sinon, à quoi ça sert, hein ? »
Olivier Brisson
Mai 2016