Cet entretien est paru dans le N°107 de Revue & Corrigée dans une série de quatre articles publiés suite à la proposition de Jérôme Noetinger, rédacteur en chef à l'époque, d'écrire sur les pratiques brutes de la musique. Le site de la revue : https://www.revue-et-corrigee.net
Depuis le numéro 104, nous cherchons à présenter quelque chose des pratiques brutes de la musique, ou comment l’usage du matériau sonore dans sa plus large acception peut venir faire “béquille” à des sujets aux appuis fragiles. Souligner combien la singularité peut venir se loger là, se saisir de ça. Or si dans les derniers numéros, il s’agissait de mettre en avant les propositions libres et passionnantes de BrutPop ou de Vivian Grezzini dans le cadre institutionnel, nous voulons dans ce dernier parler d’un homme, Jean-Marie Massou, que nous avons rencontré cette année à plusieurs reprises. Nous sommes restés chez lui, avec Julien Bancilhon et Matthieu Morin, durant quelques jours d’automne avec du matériel d’enregistrement. Massou sans le savoir construit une œuvre sonore expérimentale à faire pâlir les bidouilleurs de cassettes, les tritureurs de bandes, les bricoleurs monteurs… On s’étonne d’y entendre des accents de Tazartès pour les mélodies mises en boucles, ou du Costes pour la crudité et la frénésie du verbe, mais au fond rien, absolument rien ne ressemble à ce que fait Jean-Marie Massou. Si l’Art brut avait son pendant sonore, Massou en serait une figure de proue.
D’abord on sort du village, on suit la direction indiquée par la dame du café, on tourne à droite au panneau du lieu-dit, on s’enfonce encore un peu plus dans la forêt sur les collines de la Bouriane, on s’accommode du chemin de terre jusqu’à découvrir les centaines de stères de bois entassées parfaitement, comme un mur végétal marquant l’entrée de la propriété. On n’entre pas facilement chez monsieur Massou : il n’y a pas de portail, de sonnette ou de chemin en gravier. Il y a un gros tracteur qui barre le chemin en son milieu, un tracteur personnalisé, la remorque transformée en une sorte d’abri qui se voit comme une gueule de monstre protégeant le territoire.
On s’y introduit tout de même, on longe à nouveau des billes de bois entassées sous bâche sur des dizaines de mètres pour enfin arriver près de la maison. On entend s’échapper d’un piètre haut-parleur le son d’une voix de femme montée en boucle. Parfois la musique s’arrête : alors, là, on appelle. On s’y reprend à plusieurs fois avant qu’il ne réponde et vienne ouvrir, tout étonné de la visite d’un inconnu chez lui. Il expliquera quelques jours plus tard que nous l’avions cette première fois interrompu dans l’enregistrement d’un rêve fait dans la nuit.
Les rêves prémonitoires
Jean-Marie Massou : « Pour les rêves, le matériel est là, près du lit. Tout est prêt, sinon ça file. Des fois c’est dommage. Je remplis d’abord les rouleaux de musique et je passe dessus ensuite. Je parle du rêve au mieux, c’est pas toujours en place, mais on fait comme on peut. Je rêve et je commente tout de suite. Je fais ça directement dans le lit, c’est là où on dort. Je garde les plus beaux, la chambre en est pleine là haut. Ça fait six ans que ça dure. Des cassettes, il doit y en avoir vingt- cinq mille, et des rêves il doit y en avoir dix mille ».
En 2010, sortait le magnifique documentaire Le Plein Pays, qu’Antoine Boutet avait filmé sur plusieurs années. On y suit un homme qui, selon le synopsis, « vit reclus depuis trente ans dans une forêt en France. [Qui] creuse en solitaire de profondes galeries souterraines qu’il orne de gravures archaïques. Elles doivent résister à la catastrophe planétaire annoncée et éclairer, par leurs messages clairvoyants, les futurs habitants ».
L’homme que l’on rencontre aujourd’hui ne creuse plus. Il ne descend plus sous terre comme il l’a fait jadis quotidiennement. On en aperçoit juste les stigmates dans la forêt : les tranchées longues et profondes qui lardent par endroits la colline, les trous isolés menant vers l’intérieur de la terre, mais aussi et surtout les tonnes de pierres et cailloux déplacés, disposés, réorganisés, marquant là l’empreinte de l’homme sur la nature. C’est cela qui impressionne en premier lieu, cette façon très étrange d’avoir agencé l’espace. Des amas rocheux montés en tumulus, des monticules de pierres signant on ne sait quel obscur repère, des jonchées de caillasses tapissant littéralement l’humus sur plusieurs mètres carrés et des murets un peu partout traçant quelques lignes de démarcation.
En s’en approchant, on distingue aussi des marques directes sur les roches : des entailles, des gravures rupestres par centaines un peu partout autour de la propriété. A chaque fois un symbole, une forme, plus ou moins précise.
Tout ce travail s’est fait sur plusieurs décennies. On voit sur une photo qu’il garde du début des années 80 Jean-Marie poser devant les deux grands tertres en forme de pyramides composés de centaines de pierres et hauts de plusieurs mètres qui balisent la voie vers l’entrée de la maison. Il est difficile au premier abord d’imaginer qu’il s’agit là
du travail d’un homme seul, mais on s’en fait une petite idée en regardant Le Plein Pays, quand Jean-Marie Massou s’évertue à charrier une pierre gigantesque, insultant la récalcitrante pour mieux la déplacer.
Jean-Marie Massou ne descend plus dans ses galeries aujourd’hui, la nature reprend ses droits mais son travail ne s’arrête pas là : aujourd’hui, il se concentre sur « l’œuvre sonore ».
Sur le rebord de sa fenêtre, il y a deux magnétophones à cassette dont l’un est accompagné d’un micro filaire. Le magnétophone plat classique, mono-cassette, avec les boutons de commande d’avance et de retour rapides, de lecture, de pause et d’enregistrement, et le petit compteur à trois chiffres que l’on peut remettre à zéro. Il y en a deux ou trois autres à différents endroits de la pièce. Il a bien eu un magnéto à bande avant, « mais il en aurait fallu deux. C’est vrai que c’est plus clair que ces machins, mais moi je passe d’un magnéto à l’autre, je vais chanter et après je vais passer à l’autre ».
Deux magnétos pour pouvoir faire du montage maison. Musique concrète primitive.
On peut distinguer trois façons différentes d’aborder la pratique sonore chez Jean-Marie Massou : il y a les complaintes qu’il invente et qu’il chante, les rêves prémonitoires qu’il enregistre dans l’urgence du réveil, et les messages qui concernent ce qu’il appelle
la « Mission Universelle », et qu’il adresse à l’auditeur futur.
Les complaintes
« C’est venu tout seul, sur la balançoire de Rubelles. À l’époque, il y en avait qui m’écoutaient au grillage du château, maintenant ils fuient. Je chante au-dessus de la citerne, il faut que ça soit lisse. Si c’est dehors, ça fera pas si beau. Il faut de la résonance, de l’écho. On peut chanter dans un château d’eau, ça résonne comme dans une cathédrale. Ça fait des merveilles... »
Des complaintes, l’une est devenue célèbre, si l’on peut dire, « La Complainte de Marie-Ange », où – sur un air qu’il ne sait réellement s’il doit être attribué à Georges Guétary ou aux Compagnons de la Chanson – il s’adresse à la jeune fille qu’il croisait enfant. Cette complainte, il la réinterprète à chaque nouvelle exécution, le corps penché au-dessus de la citerne située à l’extérieur de la maison. D’abord débarrasser la grille des feuilles de châtaigniers, puis entonner son chant, se laissant porter là où les mots l’emmènent malgré un canevas d’origine, sorte d’improvisation plus ou moins volontaire des couplets qui s’enchaînent. Il lui parle à Marie-Ange, à la deuxième personne, il lui parle de ces moments partagés au château de Rubelles où ses parents furent employés quelques années après ses huit ans. À la manière des souvenirs écrans répétés à l’envi, on perçoit qu’au-delà de cette complainte, Jean-Marie Massou a construit autour de cette enfant une figure qui semble avoir concentré pour lui l’image de l’idéal. Une enfant jouant avec ses jolis jouets. Le temps suspendu de l’enfance, loin à ses yeux des préoccupations pulsionnelles du monde des adultes.
Au-dessus de la citerne, il peut également chanter La Complainte de La Mort du Pape Pie XII, un air sans parole qui lui est venu « comme une apparition », après un rêve. On est dès lors emportés par un chant qui invite les fantômes du fond des âges de tous les territoires à tradition. Jean-Marie Massou ne censure rien, ne prépare rien, ne se soucie de pas grand-chose, donc quand il chante, il chante entièrement. Il se jette dans sa voix et s’y installe pleinement, et le corps participe, la gorge racle, la peau gratte, la respiration se fait entendre. Il y a quelque chose de l’engagement absolu dans l’acte, et c’est cela qui fait la différence entre lui et ma voisine. Mais il peut aussi chanter Du gris, sourire en coin, posture de dandy et clope en bois au bec.
Jean-Marie a conscience du spectacle qu’il offre, il accepte volontiers le qualificatif d’artiste : « bah bien sûr, que je suis un artiste, vous avez vu le travail ?! Je suis un artiste, et au paradis, il n’y a que des artistes ». Il peut nous dire par exemple après une prise : « oh c’est magnifique, c’est magnifique, celle-là c’est la bonne ! », ou ponctuer une autre plus difficile au milieu du couplet d’un : « oh c’est mauvais, c’est mauvais... », tout en continuant à chanter.
On se dit que l’expérience de la caméra d’Antoine Boutet l’a marqué (« ah oui, ah oui… Je fais comme si vous n’étiez pas là »), et qu’il sait jouer de cela. C’en est autrement du travail qu’il fait en solitaire, cet exercice d’enregistrement quasi quotidien sur des kilomètres de rouleaux, comme il dit.
Les cassettes
Enserrées d’élastiques par lot de trois ou quatre, Jean-Marie Massou se repère dans
ses cassettes en fonction des dessins ou des collages qu’il fait sur les boîtiers. Il ne sait ni lire ni écrire, mais il dessine des personnages, des objets, des symboles qui lui rappellent le sujet du contenu.
La « technique Massou », c’est ça : préparer une bande son sur une cassette, puis enregistrer sa voix sur une seconde avec la première en fond sonore. Pour créer cette bande originale, il commence par sélectionner une séquence sonore qui le touche sur une cassette audio, un CD ou dans un film, il l’enregistre une première fois, une seconde fois à la suite, une troisième, une quatrième fois, jusqu’à couvrir la face de la cassette. L’échantillon mis en boucle peut aller de quelques dizaines de secondes à plusieurs minutes. Véritable sampling brut en somme. Le second temps, c’est l’ajout de la voix. Avec les moyens du bord, le mixage se fait en reculant ou en approchant la source. Et si le message le nécessite, il ajoute des bruitages, comme le secouage sursaturé d’une bassine d’eau pour évoquer la gerbe.
La brutalité de ces enregistrements s’entend de différentes manières. Low-fi absolu, saturation permanente, coupure brutale, reprise à côté... C’est bricolé, c’est audible, mais riche d’une sincérité totale, désarmante. Jean-Marie nous y raconte par exemple les rêves de la nuit passée, parfois prémonitoires qu’il dit, ou du moins faits de signes. Tout fait un peu signe pour Jean-Marie Massou, le monde ne serait pas tel qu’il est s’il n’était pas « dirigé ». Dirigé par quoi ? La belle affaire... En tout cas, pour lui le hasard du vivant c’est du bluff : la nature ne peut créer ses rochers, ses nuages, ses étoiles, ses galaxies sans être « dirigée ». Les rêves ne viennent donc pas sans raison, du moins sans signification. Mais pour Jean-Marie Massou, le rêve ne s’interprète pas, il se raconte tel quel. Alors il déroule au plus près du souvenir la trame et le contenu du rêve sur la bande, en se reprenant, se corrigeant, s’effaçant si besoin, pour construire une forme qui lui convient. Une fois le rêve enregistré, il peut produire également des dessins avec ou sans collages à l’écoute des enregistrements pour en faire encore une autre matière.
La Mission Universelle
Au-delà des rêves, Jean-Marie Massou a quelque chose du conteur : il raconte des histoires. Certaines tout simplement biographiques, où il peut aussi bien aborder sa jeunesse à Rubelles, les petits jouets de Marie-Ange dans le détail, son amour déçu pour Sheila dont le portrait finira balancé au fond d’une décharge, son ancien patron fumeur de cigares ou encore le type du village qui a trompé sa femme et engrossé la factrice et qui ne mérite plus qu’« un peu de placenta sur (sa) gueule »... D’autres histoires, merveilleuses comme il dit, s’apparentent davantage à des messages : celles qui concernent la « Mission Universelle ».
« La Mission universelle, c’est aller à l’opulence,le bonheur, l’éternité, qu’on ait pas besoin de se reproduire, pas besoin de procréer... et sauver le monde... Il faut arrêter de procréer, c’est la salissure des accouchés... Je le dis depuis longtemps, ça peut pas aller, ça va mal finir... y’a rien à faire, il faudra qu’ça pète, qu’on soit complètement cuits, à pas écouter... Je suis le messager, c’est pas des ragots : vous avez vu les dessins ?! ».
C’est au fond sa certitude et son drame que d’être dépositaire d’un tel savoir. « Je vois plus personne. Je ne suis que le prophète ». Dieu n’y est pour rien, celui que les hommes ont créé lui n’y croit pas, la force qui « dirige » est extra-terrestre. Et c’est d’avoir découvert cela qui l’a fait rajeunir et lui permet d’être aussi fort. C’est aussi ce savoir qu’il doit transmettre. Prévenir l’humanité. Au moins quelques-uns... Contre la maternité, contre la sexualité des hommes, la souillure qui pourrit l’humanité... C’est en grande partie ce qui s’inscrit sur les bandes, de multiples façons. Arrêter de procréer et s’occuper de ceux qui sont là. Sauver l’enfant tant qu’il en est encore temps. Jean-Marie Massou porte encore des tonneaux à bout de bras, c’est un corps encore extrêmement imposant, et c’est aussi un vrai ingénu qui s’accroche avec force à l’univers enfantin ; les dessins animés, les chants de Noël, les catalogues de jouets... Le voilà donc, lui, Massou, entre la petite et la grande histoire. Les beaux jouets comme point de douceur dans son discours et la fin du monde qui approche.
Alors quitte à être le messager, autant y mettre les formes. Quand on le questionne sur la question esthétique de ces productions, il répond :
« mais bien sûr qu’elles sont belles. C’est bien, ça. Ça embellit la chose ! Mais l’important c’est le message : il va arriver une catastrophe... Ils ne comprennent pas... Ca passe toujours pas... Mais si ça passe pas, alors faisons autrement, faisons-le en science-fiction s’il le faut ! »
Cette mission qui l’habite est aussi ce qui l’anime, le canalise et lui donne une orientation. L’espèce de nécessité créatrice chez Jean-Marie Massou est sidérante, et même
si l’enregistrement semble avoir remplacer le déplacement des pierres, il y met la même énergie. Ecouter ses cassettes, c’est écouter l’effort de l’homme au travail, jusqu’à l’épuisement. Massou répète avec ses rouleaux et son micro, immanquablement le même geste. Avec la rigueur du créateur, il fixe inlassablement sur la bande son message pour un destinataire inconnu. Parce qu’effectivement, malgré le désert social qui l’entoure, l’ouvrage n’est pas sans adresse : il le veut public, destiné au plus grand nombre.
« C’est pour ça que je fais ça, pour l’éternité, contre la maternité... Ca sert à la connaissance des gens, mais faut le publier. Il faut le publier mondialement ».
Être témoins de cette persévérance, entre urgence et exigence, nous confronte à d’autres questions, celles de la réception de l’œuvre construite et de la position d’intermédiaires potentiels. Des questions qui sont les nôtres et qui sont loin d’avoir trouvé réponse. La collaboration engage et responsabilise.
Jean-Marie Massou traite son impossible adhésion à l’univers qui l’entoure par une pratique de création. Il s’arrange avec l’insupportable au risque d’une solitude extrême en gardant à distance ce qui pourrait le confronter trop violemment à ses fragilités, mais il n’a pas quitté le bateau : il continue de sa position de messager à entretenir un lien au monde. On peut parfois s’arranger avec sa folie...