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On a beau vomir les chapelles, on n’est jamais à l’abri de tomber dans la facilité de s’en servir, ou même plus loin de s’en créer à l’occasion. Et bien que ce soit toujours dangereux de réduire une ou des expériences par la constitution d’un signifiant forcément fourre-tout et les figer dans la construction d’une catégorie, nous sommes quelques-uns à parler depuis quelques temps de pratiques brutes de la musique quand il s’agit d’entendre ou de proposer des expérimentations sonores avec des personnes éloignées des circuits culturels pour des raisons d’isolement ou d’exclusion en tout genre et pour des raisons psychosociales diverses. A l’origine toujours, derrière la formule, un calcul, à savoir viser un double effet : l’un du côté des institutions de l’accompagnement social ou médico-social par la promotion de la singularité des sujets accompagnés et de l’intérêt porté par les milieux « avant-gardistes » à leur endroit, et l’autre vers ces milieux-là eux-même, trop souvent sensibles aux expressions atypiques à condition qu’elles émanent d’artistes « officiels ».
Voilà donc une période où des concerts s’organisent, où des tournées se montent, où des rencontres se créent, où des labels naissent, où les actions culturelles s’orientent aussi dans ce registre, et tout cela est une bonne chose, à condition de garder les frontières poreuses et ne pas trop croire soi-même aux énoncés qu’on produit. Parce que toute réduction au stigmate est une connerie. Toute essentialisation au handicap ou à la particularité nous empêche de découvrir celui qui se présente.
Prenons Reynols, tiens. Groupe majeur des courants les plus tordus des pratiques expérimentales internationales depuis le début des années 90 et dont le label PICADISC vient de sortir un magnifique coffret. Que sait-on du groupe si l’on a pas eu l’occasion d’y jeté jusque-là une oreille ? Qu’ils sont argentins, qu’ils portent des panchos et des gants en cuir et que l’un des membres, le batteur, est trisomique. Des faits, réels en l’occurence, dont le dernier nous orienterait à les faire entrer dans la chapelle des Pratiques Brutes de La Musique. Miguel Tomasin est porteur du syndrome de Down, on est dans le champ du handicap, alors…brut ou pas brut ? Et bien c’est plus complexe que ça.
Avant de rencontrer leur futur batteur, Alan Courtis et Roberto Conlazo jouaient avec un troisième larron, Christian Dergarabedian. Refusant l’idée qu’un humain puisse trouver le nom du groupe, ils laissèrent leur chihuahua s’en charger en mettant la manette de la télévision sous sa patte. La tête de Burt Reynols s’afficha, ils s’appelèrent The Burt Reynols Ensamble. A cette période, les concerts consistaient souvent en des espèces de happening en extérieur, les guitares branchées sur des mini-amplis ou des citrouilles (véridique…). En 1993, un jeune homme se présenta à EFIMUS, l’école de musique dirigée par Roberto et son frère , dans laquelle Alan travaillait également, ainsi : « I’m a very famous drummer ! », c’était Miguel Tomasin. Ils ne lui donnèrent pas de cours de musique mais jouèrent ensemble. Miguel réduisit le nom du groupe à son plus simple appareil : Reynols, et rebaptisa Alan en Anla. Entre autre.
La suite de leur histoire est totalement farfelue et ne pourra être qu’à peine survolé avec ces lignes mais disons juste qu’elle est un agencement de pratiques insensées. Reynols brouille les codes implicites partagés et nous transporte dans des univers parallèles où l’étrange et l’absurde sont lois. L’existence même du groupe est équivoque, Miguel ne cessant de dire que Reynols, comme l’univers d’ailleurs, n’existe pas. « It’s just fantazy ». Or cette affaire de déraison n’est pas chose légère, Reynols n’a rien de drôle, même dans leurs propositions les plus saugrenues comme le fait d’avoir jouer de la Tour Eiffel à Paris (et non pas à la Tour Eiffel, mais bien de la tour Eiffel) ou de l’Atomium à Bruxelles, pas plus que leur symphonie pour 10 000 poulets. C’est même loin d’être simple d’appréhender les idées, les pensées ou tout simplement les mots au pied de la lettre. Prendre tout énoncé comme pure vérité tout autant que comme pur semblant. Oublier la hiérarchie du bon sens pour s’autoriser l’insensé. Ça devient une tâche tout à fait sérieuse et qui n’est pas sans impact et conséquence et sur la façon d’apprécier le monde environnant. S’autoriser ainsi la perméabilité à tous les éprouvés qui nous traversent, accueillir l’image qui passe, le mot qui surgit, le geste qui s’amorce, tout cela nécessite un lâcher-prise assez hors norme. Et bien ces gars-là se sont engagés dans cette voie, prônant l’insensé comme art de vivre, faisant de Miguel le leader charismatique du groupe, influence directe de cette spontanéité dégagée des théories de l’esprit version que va t-on penser de moi. Le bon gout à l’égal du mauvais, comme un possible aussi.
Cette position subjective qui vise profondément une certaine idée de la liberté est assez paradigmatique de ce qui se défend logiquement dans le champ des pratiques musicales improvisées. Des espaces d’expériences sans frontières et une circulation non-contrainte guidée par la matière même. C’est exactement ce que l’on ressent à l’écoute de ce coffret qui présente des inédits de l’avant Reynols jusqu’à un enregistrement tout frais de 2017 avec leurs amis japonais d’Acid Mother Temple. Six CDs d’archives donc, avec deux disques jamais édités, des morceaux de live, des expériences bruitistes pures, du blues psychédélique au minimalisme Lo-fi totalement assumé, du chant chamanique à la collaboration avec Pauline Oliveros, on voit combien l’étendue est vaste. A ces six disques s’ajoute un DVD d’archives filmées, de films bricolés musicaux ou non où là encore l’absurde transpire à chaque image.
Alors… Brut ou pas brut ? Non, Reynols n’est pas un groupe de pratiques brutes de la musique, Reynols ne se réduit à aucune étiquette. Oui, Reynols joue une musique totalement brute. Non, la particularité génétique de l’un n’apporte pas l’étiquette brute, Miguel est batteur, et dès le départ la conscience artistique est là. Oui, l’expression la plus libre, complètement hors cadres y compris dans l’expérimental, et la folie douce dans laquelle ils ont baigné fait de ce groupe, le groupe phare des Pratiques Brutes de la Musique. Gloire à nos héros.