Le 23 septembre 2024, des bombardements ont été effectués sur les montagnes de Jbeil, une région généralement épargnée parce qu’au cœur d’un fief chrétien maronite. Mais il y vit également une importante communauté chiite, confession des ennemis d’Israël, l’Iran et son allié libanais, le Hezbollah. Pendant la guerre du Liban de 1975 à 1990, il me semble que mon village, Amchit, qui se situe dans le caza de Jbeil, n’a été touché qu’une fois et par accident.
Par malheur, l’obus s’est abattu devant ma maison familiale.
Par chance, la seule victime, ma grand-mère, n’a été atteinte que par des éclats. Les médecins ont jugé qu’il était impossible de l’opérer et elle a continué à vivre avec des morceaux d’obus et de verre se promenant dans sa chair et dans sa boîte crânienne – le risque était présent, perpétuellement, la guerre était devenue organique. C’est une parfaite métaphore pour le Liban. Depuis son indépendance en 1943, ce pays est comme ma grand-mère, la guerre est en lui, blessure tantôt chaude et ouverte, tantôt froide et amère.
Mon grand-père s’appelait Chahid, mon cousin s’appelle lui aussi Chahid, ce qui signifie martyr. Là aussi, c’est une belle métaphore, elle complète le portrait de ce pays sacrifié, soumis à toutes les dominations, à tous les jougs extérieurs depuis longtemps avec les 500 ans d’occupation ottomane, dont les libanais se remémorent la présence par cette place des Martyrs à Beyrouth, en hommage aux libanais morts pour s’être dressés contre la puissance étrangère.
La guerre au Liban a toujours été intérieure et extérieure, les ingérences régionales n’ont jamais cessé et se superposent aux divisions internes. Tout le monde a son mot à dire sur le Liban, tout le monde s’entend pour n’être d’accord sur rien. Voilà le pacte social libanais.
Dès qu’Israël a frappé le Liban, des amis français m’ont demandé des nouvelles et pendant quelques jours je n’ai pas bien compris pourquoi. J’ai déjà éprouvé dans le passé cette sensation, le soir du 13 novembre 2015, lors des attentats du Bataclan. Une amie m’avait envoyé un message pour s’assurer que j’étais à la maison, que j’allais bien, m’avertissant qu’une fusillade était en cours en bas de chez moi. Je vivais près de « La Belle équipe ».
Je n’avais pas compris pourquoi la proximité du drame me faisait entrer dans le drame. Je ne comprends pas aujourd’hui ce que l’on attend exactement. Que je me prononce ? Je me suis abstenu de commenter ce qui se joue en ce moment. Mais il m’est revenu que dans la nuit du 13 novembre, deux de mes cousins libanais inquiets avaient pris de mes nouvelles. Cette générosité m’avait estomaqué, alors que chez eux, la veille, le 12 novembre, un attentat dans un quartier sud de Beyrouth contrôlé par Hezbollah avait fait au moins 43 morts.
Je ne m’étais aucunement alarmé pour ma famille, non pas par égoïsme, indifférence, mais parce que ce n’était pas un événement là-bas. La routine. Les libanais ont appris à vivre avec la guerre. Ils ont aussi appris à composer avec la crise économique, monétaire, sanitaire, énergétique, migratoire. Ils ont appris à exister à côté de l’Etat, ou plutôt, devrais-je dire, de l’absence d’Etat, dont le mythe est entretenu pour maquiller les malversations, détournements, prises illégales d’intérêts, bakchichs, nominations népotiques de divers saigneurs... On vante partout la capacité de résilience des libanais, son incroyable capacité d’adaptation, et ce compliment me met terriblement en colère. Parce que c’est trop.
Et en 2019, ce n’est pas moi qui l’ai dit, mais le peuple. Des manifestations massives ont eu lieu à travers tout le pays contre un système corrompu, clientéliste et féodalo-confessionnel. Ce que le peuple a nommé Révolution avait pour objectif de faire tomber le pouvoir de familles et de chefs de clan qui placeront toujours leur nom et leur influence personnels, au-dessus de l’intérêt général.
J’avais écouté des amis de la famille, des proches me raconter l’incroyable espoir qui était monté, cette sève vitale interconfessionnelle qui avait jailli dans la rue et les maisons. J’avais senti dans leurs corps et leurs yeux un enthousiasme et un amour de leur prochain qui s’étaient exprimés le dimanche 22 octobre dans une folle chaîne humaine de 170 kilomètres du Nord au Sud, de Tripoli à Tyr. Un peuple, un pays. Une performance inouïe dans un pays pour lequel le proverbial « diviser pour mieux régner » semble avoir été forgé.
Et puis l’élan révolutionnaire est retombé.
Et puis il y a eu les explosions au port de Beyrouth de 2020, dont les images spectaculaires du souffle ont fait le tour du monde, bilan : 235 morts, 6 500 blessés et une ville éventrée. Aujourd’hui encore, les responsabilités n’ont pas été établies par la justice, malgré le travail obstiné de deux juges d’instruction déterminés à faire émerger la vérité, Fadi Sawan et Tarek Bitar. C’est un jeu de dupes, parce que l’opinion connaît les responsables. Ce sont les mêmes qui se distribuent le pouvoir depuis la fin de guerre, ceux qui prospèrent sur le dos du peuple. Cette explosion a été une chance pour eux. Désormais il faut étouffer le scandale de leurs compromissions. Ça, ils savent faire, la vérité au Liban ne doit jamais nuire à l’honneur, la mémoire est truffée d’arrangements, de non-dits, de dénis, d’oublis opportunistes. Et l’histoire du pays est encore impossible à écrire.
Cette nouvelle guerre de 2024 est une aubaine pour des rentiers de la politique qui cherchent à faire diversion. Pour conserver leurs privilèges et maintenir un simulacre de prestige, ils n’ont plus d’autre choix que d’alimenter le chaos, la confusion, et la haine d’autrui.
Ce qui se déroule est tragique.
Les bombardements, les incursions israéliennes tuent. Mais où est-ce que cela se produit sur la carte, je l’ignore. Le Liban est mort après 2019, l’annonce n’en a pas été rendue publique. Les Libanais qui le peuvent, qui en ont les moyens, n’y vivent plus. Ils ont quitté, comme ils disent.
Parce que c’est trop.