Je me livre souvent à un petit jeu en cours de sociologie, un jeu dont je suis le seul à détenir la clé. Pour comparer sommairement les formes de solidarité présentes dans les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes, je donne un exemple puis demande s’il y a un membre de la diaspora libanaise dans la salle – ça ne manque jamais. M’adressant ensuite à l’ensemble des élèves, je débute une histoire aux airs de blague belge. Quand un Libanais rencontre un autre Libanais, la première question qu’il lui pose est :
« Quel est ton nom ? ».
La réponse appelle une autre question, incontournable.
« D’où viens-tu ? ».
Je me tourne vers mon complice, il confirme, légèrement incrédule et soudain intrigué par le cours. Qui suis-je ? Personne n’imagine que je suis d’origine libanaise, ce qui me confère un avantage indéniable, car je peux m’intéresser au Liban sans que les Libanais ne s’intéressent à moi. Je suis, pour paraphraser Roberto Saviano lorsqu’il enquête sur la mafia napolitaine dans Gomorra, « un neutre », « un inutile ». Et « faire partie de cette catégorie revient à ne pas exister ».
Pour en revenir à mon exemple, à l’aide de ces deux questions, le premier Libanais saura tout du second, ou tout du moins en saura assez. Il le tient et le second le sait. C’est la contrepartie de la légendaire générosité libanaise où l’hospitalité n’exclut pas un contrôle oblique. Par le nom, le premier saura en effet quel est le dieu du second et, cette information conjuguée à sa localité, il saura quels sont ses aïeux, sa famille, ses parents, oncles, frères, tantes… C’est un petit pays où l’on ne reste jamais longtemps étranger : on est le fils de, le frère de, mais jamais soi-même. C’est le ressort de la cohésion sociale confessionnelle. J’ai découvert que le penseur Ibn Kaldûn appelait ça « l’esprit de corps », qui est à la fois une façon pour un clan, une tribu, de se réclamer d’une essence singulière et supérieure, mais aussi de revendiquer un destin spécial. Instrument de conformisme et de contrôle social, cet esprit de corps, formera l’ossature d’une identité libanaise forte de ses 18 communautés reconnues par la Constitution et l’État. (Il sera aussi habilement utilisé et instrumentalisé par les puissances étrangères)
Aujourd’hui, il est de rigueur de dénigrer le confessionnalisme politique libanais, de décrier les logiques et tractations opérées en vue de la répartition des postes et des honneurs selon le poids des communautés, mais il faut se rappeler que ce système fut souvent qualifié dans le passé de « miracle libanais ».
Je me souviens avoir entendu dans les enceintes du Salon du livre de Paris, un intellectuel et artiste égyptien (je pense qu’il s’agissait du cinéaste Youssef Chahine, mais je n’en mettrai pas ma main à couper), vanter le subtil équilibre institutionnel du Liban où le président est un chrétien maronite, le premier ministre est sunnite, le président de la Chambre des députés est chiite, etc. D’après lui, c’était un modèle de tolérance à suivre pour les pays de la région. Ce miracle, comme souvent avec les miracles, ne s’appesantit pas sur les violences intrinsèques aux mouvements de structuration et de restructuration de l’ordre social communautaire, comme par exemple au 19ème siècle lorsque les Druzes massacrèrent plusieurs milliers de maronites pour les évincer du Mont-Liban. Nul miracle donc, mais plutôt un système confessionnel qui repose également sur l’usage de la violence comme mode de régulation implicite des rapports de force interconfessionnels.
Par sa durée et la transformation d’une économie de marché en économie du racket, par l’intervention permanente des intérêts étrangers, la guerre civile de 1975-1990 a repackagé le pacte social confessionnel en système affairiste porté par les saigneurs de guerre qui, depuis la paix revenue, cherchent à se notabiliser en se réinventant en entrepreneurs légaux.
En apparence, rien n’a changé, tout est revenu à la normale, la guerre fut une parenthèse malheureuse, et chaque Libanais répond à nouveau avec fierté à un nom, un territoire, un dieu. En réalité, si les apparences sont sauves, les règles ont été bouleversées.
Un seul dieu, l’argent.
Un seul territoire, l’argent.
Une seule communauté, l’argent.
Mais les anciennes formes de solidarité n’ont pas été abolies, elles ont été mobilisées au service de cet ordre nouveau, par la revitalisation du religieux et, plus trivialement, par le clientélisme le plus gras. Comme le disaient Marx et Freud, ce qui est le plus haut est aussi le plus bas.
C’est ainsi que les logiques mafieuses s’installent dans le paysage. Guy Debord expliquait dans ses Commentaires sur la société du spectacle que l’ascension de la mafia historique dans le système globalisé résultait de la professionnalisation des techniques et méthodes engagée non pas sur dans la botte transalpine, mais chez les Italiens immigrés aux États-Unis, terre du libéralisme économique. Il révélait ainsi que le système mafieux avait besoin de la rencontre entre une structure sociale traditionnelle, fondée sur la fidélité et la loyauté au clan, et les progrès d’une vénalité libérée de tous ses garde-fous. C’est précisément ce que le Liban offrit après la guerre avec un esprit confessionnel chauffé à blanc par quinze ans de conflit, de formidables opportunités de conquérir les plus hautes fonctions de l’État et privatiser le pays. Comme l’écrit Roberto Saviano, « le binôme État/anti-État n’existe pas, il n’y a qu’un seul territoire sur lequel on fait des affaires : avec l’État, grâce à l’État, sans l’État. »
Le Liban vit depuis avec deux États parallèles, l’un légal et miséreux, destiné à offrir un profil honorable aux partenaires extérieurs, et un État criminel et fort, tenu par de grandes familles. Toutefois, le Liban légal ne trompe plus son monde. Pour preuve, il est allé rejoindre en septembre 2024, en pleine guerre, la « liste grise » du Groupe d’action financière (GAFI) des pays ne répondant pas aux standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et de financement du terrorisme.
Ce Liban « blanchisseur » est ce même Liban implorant qui prend en otage la détresse de son peuple et qui rançonne la communauté internationale et les États amis, tout en refusant de se réformer. Ce Liban « blanchisseur » est le même Liban qui fait appel à la solidarité de la diaspora pour qu’elle envoie de l’argent frais – 40% du PIB libanais en 2022 provient d’envoi de fonds depuis l’étranger. Or ces flux monétaires de l’étranger cachent un flux tari, celui de la parole.
Le silence n’est pas une absence, c’est la reconduction tacite d’un ordre social, c’est une opération qui consiste à fabriquer du secret là où il n’y en pas (et l'impunité là il ne faudrait pas), c’est transformer celui qui l’observe en affidé des intérêts affairistes qu’il préserve. Se taire, c’est devenir complice des criminels, et là encore les « nouveaux entrepreneurs » peuvent compter sur la structure sociale confessionnelle pour les protéger dans la tourmente. Le silence est un code d’honneur qui supplante la justice des hommes. Qui décide de parler engage son clan, son nom. Or, dans une famille, on tient sa langue. Celui qui transgressera cette règle verra sa parole interrogée. Ses détracteurs ne s’intéresseront pas à ce qu’il dit, mais au nom de quels intérêts il la prononce. Aucun Libanais ne peut s'exprimer en son nom propre, il y a toujours derrière lui une famille, une terre, un dieu. Au Liban, bien avant que la post-truth prospère sur les réseaux sociaux, la vérité était déjà une question de perception, de sensibilité.
On ne peut donc pas parler du Liban lorsqu’on est Libanais… Il y a tant de sujets tabous à ne jamais aborder que les Libanais ont développé l’art de biaiser, de parler sans froisser, et on pourrait même croire que le dieu qu’ils convoquent à tout-va sert précisément à s’abriter derrière son silence pour disculper les hommes de leur responsabilité devant l’Histoire. D’ailleurs, les manuels scolaires ne s’arrêtent-ils pas curieusement au moment de l’indépendance du Liban (1943) et du retrait des Français (1946) ? Faute d’accord entre les différents clans, la guerre civile n’existe pas au Liban. Guy Debord avait déjà expliqué en son temps quel intérêt il y avait de mettre l’Histoire hors la loi : « Le précieux avantage que le spectacle a retiré d’avoir condamné toute l’histoire récente à passer à la clandestinité et d’avoir réussi à faire oublier l’esprit historique dans la société, c’est d’abord de couvrir sa propre histoire. »
Les Libanais préfèrent ainsi la malléabilité de la mémoire au consensus historique. Il faut pourtant sortir la pelle et creuser pour déterrer les corps, car l’avenir de ce pays est dans l’examen de son passé.
Lorsque j’ai fait relire le manuscrit d’Un Amour sous la guerre à un journaliste libanais, il m’a soupçonné de sympathies fascistes parce que j’avais osé écrire d’un leader libanais qu’il était « charismatique » Il m’a également accusé de nourrir un ressentiment anti-sunnite, ou encore de salir la mémoire d’un chrétien maronite « bon et gentil » parce que je rappelais que son surnom était « le boucher » depuis qu’il avait provoqué le Samedi Noir où 200 à 400 personnes avaient été massacrées dans un quartier sunnite. Je n’avais pas compris à l’époque comment je pouvais être autant de choses à la fois, mais je réalise que mon crime était de manquer de loyauté. Envers qui ?
Pour qui parlais-je ?
Jacquemond.
D’où venais-je ?
Paris, France.
C’était inqualifiable. On m’a pressé de retirer le nom de mon village pour qu’on ne puisse pas faire le lien entre moi et ce pays. J’ai refusé, et j’ai bien fait.
Ce village n’appartient à personne.
Le Liban n’appartient à personne.
Aujourd’hui, on me laisse entendre que j’écris comme un Français sur le Liban Je l’admets, oui, j’écris comme quelqu’un qui n’a jamais voulu écrire sur le Liban, mais qui s’en est imprégné... malgré lui.
On ne peut pas parler du Liban lorsqu’on est Libanais… Soit. Et on ne peut pas parler du Liban si on est à l’extérieur du Liban. On n’en sortira donc pas. Sauf si on envisage que le Liban est hors de ses frontières, dans cette diaspora dispersée dans le monde entier et qui a emporté un bout du pays avec lui. Seuls les exilés peuvent injecter de la parole parce qu’ils sont en situation d’être courageux, protégés par la modernité froide et anonyme, pour ceux qui sont restés et qui se savent épiés.
Pour mettre fin au rançonnage, il faudrait que les expatriés cessent d’exprimer leur dette envers leurs racines par le transfert de devises, de dollars, d’euros, ils devraient songer à les convertir en mots réfléchis. Les mots ne payent pas, mais ils pavent le chemin sur lequel avancer. Et je crois que ce raisonnement vaudrait pour toutes les diasporas, Palestiniens, mouvements progressistes israéliens, Syriens de la diaspora, Iraniens de la diaspora. Rêvons : si toutes les diasporas décidaient de se rassembler et d’unir leur voix, elles seraient intimidantes et pèseraient mille fois plus que les pressions diplomatiques et l’indignation de façade de chefs d’État, davantage aussi que la souffrance impuissante et médiatisée des habitants de Gaza ou du Sud Liban, davantage que les opinions internationales qui appliquent leur grille de lecture autocentrée et leurs calculs intéressés.
Depuis la publication d'Un amour sous la guerre, mon plus beau et inattendu cadeau est venu d’une de mes collègues enseignante qui, profitant d’un voyage avec son mari, un Palestinien du Liban, est allée visiter le village que j’avais décrit et dont j'avais refusé d'effacer le nom.
Il faudra réussir à conjurer l’enfer de l’encerclement doctrinal et des idéologies pour déclarer une Internationale des diasporas.
Où l’on se parlerait, comme des traîtres, en se tenant sur l'arête du monde : Sans famille, sans territoire, sans dieu.