Mes parents avaient un grand ami libanais. Il s’appelait Pierre, c’est un nom très commun chez les chrétiens maronites. Il vivait à Paris à la fin des années 80, début des années 90, je peux facilement retrouver la période, car il m’avait amené voir le tout premier Batman, avec Michaël Keaton dans le rôle titre. J’aimais beaucoup Pierre. Il avait un gros chien, un énorme dogue allemand très affectueux, qu’il avait adopté pour assurer sa protection personnelle, ce qui était de son propre aveu un très mauvais choix, car c’était un animal doux et gentil.
Mes parents m’avaient expliqué qu’il avait quitté le Liban parce qu’il y était menacé de mort. Il s’était réfugié à Paris pour se faire oublier. Pour un enfant français, il était inconcevable et fascinant de craindre pour sa vie dans son pays natal. Je regardais Pierre et, derrière ses facéties, son sourire, je me demandais ce qu’il avait pu faire de mal pour connaître un tel sort. Avait-il peur ? De quoi vivait-il ?
Pierre était journaliste, il avait pris des positions politiques dangereuses. Lesquelles ?
Je crus comprendre que, dans le conflit libanais, sa sympathie allait vers l’Etat hébreu, mais je n’en savais guère plus, sinon que c’était pour ma mère une grosse imprudence, voire une bêtise. Elle parlait de lui comme d’un homme qui avait, à force de mauvais choix, l’art de se rendre malheureux.
J’ai grandi en pensant qu’on ne pouvait pas être Libanais et soutenir de près ou de loin Israël. D’ailleurs, tout ce qui était fabriqué chez l’ennemi était boycotté sur le sol libanais. C’est pourquoi je devais boire cet infâme Pepsi à la place du Coca interdit parce qu’il sortait des usines israéliennes – l’antisionisme était donc un sentiment plus puissant que le consumérisme marchand, le ressentiment envers les juifs était plus vif que l’aspiration à l’american way of life dont Coca était le parfait véhicule (n’est-ce pas le deuxième mot le plus connu au monde derrière OK ?).
Vers la fin de l’adolescence, l’un de mes oncles me dévoila une autre histoire concernant les liens entre Israël et le Liban. Pendant la guerre, une frange des chrétiens avait noué une alliance tactique avec l’Etat d’Israël pour chasser les palestiniens refugiés sur le territoire libanais après 1947. Ces miliciens chrétiens s’inquiétaient de l’influence grandissante acquise par les fédayin, ces combattants massivement armés dans les camps de réfugiés, et du risque qu’ils faisaient courir en important leur conflit sur la sécurité et la souveraineté libanaise. C’était la première fois que j’entendais ceci, pour moi, Israël était le seul ennemi sur lequel tout le monde s’accordait, le bouc-émissaire idéal au sens de René Girard, celui sur lequel on projette sa violence (Ce qui était clair pour Israël l’était moins pour la Syrie que certains percevaient comme un allié d’autres comme un occupant).
Mon oncle rebattait les cartes géopolitiques, avec des arguments d’autant plus frappants qu’il n’y souscrivait pas personnellement : les maronites étaient une minorité, au même titre que les juifs au Moyen-Orient, les druzes… toutes les minorités devaient s’unir contre les musulmans sunnites majoritaires. Mais Israël, poursuivit-il, avait trahi les aspirations des chrétiens du Liban, parce qu’en dernier lieu, les puissances étrangères n’entendaient servir que leurs propres intérêts. Et dans mon esprit d’adolescent, l’idée fit son chemin que Pierre, ami d’Israël, avait été considéré par ses concitoyens comme un mauvais patriote. J’avais connu un traitre. Est-ce qu’on tue un traitre ? Non, on le méprise, on l’ignore. Mais un traitre prêt à se mettre à table et à livrer des noms ? On le tue.
Mon père m’avait révélé plus tard avec un sourire en coin que Pierre avait voulu lui confier ses archives. Il avait refusé parce qu’il y avait nous, sa femme, ses deux enfants. Ces papiers nous auraient exposés pour une cause qui n’était pas la nôtre, pourquoi prendre un tel risque ?
J’ai toujours rêvé de savoir ce que ces dossiers contenaient. Je me suis inspiré de cette histoire dans Un amour sous la guerre, en lui offrant un débouché romanesque à mes fantasmes. J’avais imaginé la remise d’une enveloppe entre un chef de clan libanais auprès de l’époux français de sa belle-sœur libanaise, un candide plongé dans ces jeux confessionnels et politique d’alliance. Par la grâce de l’écriture, je m’autorisais à fabriquer des documents que je n’avais jamais vus, en m’inspirant de choses lues ici ou là – contre toute attente, concernant les secrets du Liban, tout était pour ainsi dire déclassifié, tout le monde se mettait à table, mais les faits étaient tellement embrouillés, enchevêtrés, arrangés, trafiqués qu’on était vite tenté d’abandonner ses recherches. Si les témoins étaient si diserts, c’est parce qu’en chaque Libanais, il y avait un coupable qui voulait s’innocenter en désignant un meilleur coupable. Ainsi s’était créé au fils du temps et des négociations mémorielles une chaine de culpabilité où tout le monde se tenait, ce qui était la garantie de l’impunité générale.
Dans mon roman, les documents étaient des factures, des bons de livraison prouvant qu’Israël avait fourni des armes aux phalangistes de Gemayel, avec la complicité de l’appareil d’Etat, des services secrets libanais et de l’armée. Je n’avais pas un instant soupçonné que mon affaire soit scandaleuse. Et pourtant…
On m’intima de ne pas publier mon texte. Mon père se chargea de m’avertir, en tant que père mais aussi en tant qu’époux d’une Libanaise, qu’il y avait des choses que je ne pouvais pas écrire. D’après lui, si je maintenais cette intrigue (qui étaient au cœur du roman, un motif obsédant, une représentation du secret, comme dans la lettre volée d’Edgar Poe, le tapis d’Henry James, le voile noir de Nathaniel Hawthorne), je ne pourrai plus jamais rentrer au Liban. Autrement dit, j’aurai des problèmes dès que je me présenterai aux douanes. Soit, c’était un sacrifice que j’étais à consentir, le Liban ne me manquait pas. Mais ce n’était pas tout. La cause libanaise s’exportait. « Les phalangistes demeurent très puissants, encore aujourd’hui, tu ne seras en sécurité nulle part, tu ne peux pas lancer de telles accusations sur le compte, les nommer, c’est trop grave ». Bousculé, je lui demandais si ce que je disais était faux. Non, me répondit-il, s’étonnant de ma naïveté. c’est tout à fait plausible, et c’est bien le problème. Je repensais à une tirade célèbre d’Al Pacino, dans Révélations de Michaël Mann, où il interprète un journaliste s’apprêtant à sortir une enquête explosive sur l’industrie du tabac, et qui se voit censuré par sa rédaction. « Est-ce qu’il faut que je retire le sujet parce que ce qu’on dévoile est faux ? Non. Est-ce qu’il faut que je me censure parce que c’est vrai ? Oui ». C’était un sacrée scène de cinéma que je faisais étudier à mes élèves, jusqu’à ce que je la vive IRL [In real life].
Dans certaines situations, la vérité ne doit pas triompher. Bizarrement, c’est là qu’on découvre qu’elle a un goût. La vérité a une saveur amère lorsqu’elle est retenue. Je me suis mis à l’aimer tout mon cœur, et je me serai fendu en deux si j’avais cédé aux pressions. De plus, j’avais jugé la mise en garde paternelle exagérée, je le soupçonnais d’être missionné pour me faire peur. Mais il y a quelques jours, en l’interrogeant sur son ami Pierre, j’ai finalement compris pourquoi il était inquiet. Les menaces sur Pierre n’étaient nullement bidons, il avait d’ailleurs été victime d’une tentative d’assassinat sur le sol français. Une camionnette l’avait renversé et il était resté en fauteuil, paralysé d’une moitié du corps – celle qui devait des comptes ? –, avant de se rétablir miraculeusement. Voilà ce que mon père redoutait.
Il disait ignorer qui voulait la peau de Pierre. J’en doutais, une rapide enquête sur Internet permet de se faire rapidement une idée précise de qui furent ses meilleurs ennemis. Après les massacres de Sabra et Chatila du 16 au 18 septembre 1982, Israël était devenu le double secret du Liban, celui susceptible de renvoyer aux consciences meurtrières une image qu’ils ne souhaitaient pas reconnaitre. Pour les crimes abominables commis dans les camps palestiniens, on a tendance à pointer spontanément en direction de Tsahal et d’Ariel Sharon, alors ministre de la Défense, grâce aux conclusions, même imparfaites, mêmes incomplètes, de la commission israélienne Kahane, sans trouver quiconque pour s’étonner qu’un travail analogue n’ait pas été effectué par l’autre partie au drame, le Liban. Si, un homme, Pierre, justement, en septembre 1984.
Une responsabilité indirecte établie officiellement par l’Etat hébreu a donc permis de couvrir les phalangistes. Deux jours après la mort de leur leader, Gemayel – à peine élu président, aussitôt tué dans une explosion terroriste –, ses hommes étaient entrés à Sabra et à Chatila, tuant femmes enceintes, enfants, parce que leur vie représentait un danger pour l’avenir et les fragiles équilibres démographiques du pays.
Au Liban, chaque confession ne peut espérer dépasser un certain seuil d’influence sans devenir la cible de ses rivaux, et ce modèle a longtemps été présenté comme vertueux. Le jeu des alliances claniques est par nature opportuniste, et consiste moins à imposer ses vues qu’à se neutraliser mutuellement pour maintenir un statu quo profitable à tous, qu’on appelle communément corruption. C’est la main invisible qui régule le marché de la violence.
Aucune composante de la mosaïque politique n’étant en mesure d’asseoir son autorité sur ce minuscule Liban, si l’un des intérêts espère prendre un avantage décisif sur ses adversaires, alors il va avoir besoin du concours d’une puissance étrangère. Elles sont légion dans la région et dans le monde à se précipiter pour répondre aux appels d’offres des multiples factions politiques et religieuses, c’est que l’intellectuel Ghassan Tuéni qualifiait de « guerre par les autres » (La Syrie par exemple, n’a pas hésité à renverser ses alliances lors de son intervention en 1978. D’abord soutien des maronites, elle a fait volte-face et s’est engagée auprès des palestiniens-progressistes).
Israël a donc été un acteur régional parmi d’autres depuis les débuts de la guerre du Liban. En 1983, Israël sort néanmoins de l’équation libanaise et devient infréquentable, alors que l’accord libanais-israélien du 17 mai 1983, à peine conclu, est dénoncé par tous. L’objectif était, je cite, « de négocier l’arrêt des hostilités entre l’armée libanaise et l’armée israélienne, d’amener les autorités libanaises à empêcher les hostilités imputables à des forces étrangères installées sur le sol libanais, contre Israël ». Cela supposait, en contrepartie, le départ de de l’armée israélienne ». Aujourd’hui, les objectifs demeurent curieusement inchangés, avec la résolution 1701 de l’ONU adoptée en 2006, appelant à la cessation immédiate de toutes les attaques sur Israël et le retrait par l’Etat hébreu de ses forces du Sud-Liban. Mais un acteur nouveau a émergé, le Hezbollah.
Né après l’intervention israélienne de 1982, avec le soutien actif de l’Iran, la milice chiite s’est positionnée, après ses prédécesseurs fedayin palestiniens, comme la principale force de l’axe de résistance contre Israël. Et comme le grand-frère iranien qui a fait de l’antisionisme un élément peu coûteux et efficace de son soft power régional, le Hezbollah s’est fondu avec aisance dans des diatribes où le juif amalgamé à l’Etat ne fait qu’UN avec Israël. Depuis quelques années, on voit les effets pernicieux de cette rhétorique sévir dans le monde culturel – formidable laboratoire pour travailler en profondeur l’opinion –, avec le boycott du salon du Livre à Paris lorsqu’Israël fut mis à l’honneur, ou plus récemment encore, la déprogrammation du metteur en scène Wajdi Mouawad au théâtre Le Monnot à Beyrouth après des menaces, des intimidations, mais aussi et surtout après la demande d’ouverture d’une enquête « pour délit de communication avec l’ennemi israélien », et promotion de la normalisation des rapports avec Israël. On se pince.
D’un côté un antisémitisme décomplexé (car dissocié de la mémoire européenne de la Shoah), de l’autre, un objectif structuré, planifié : la disparition de l’Etat hébreu de la carte. Autrement dit, l’antisionisme n’est pas, pour l’Iran et le Hezbollah, un antisémitisme déguisé, mais la professionnalisation politique de l’antisémitisme.
En offrant à tous les peuples du Proche et Moyen-Orient un ennemi commun, la grille de lecture géopolitique de l’Iran et du Hezbollah s’est imposée avec une déconcertante facilité, et notamment au Liban en lavant la tache sur la conscience de Sabra et Chatila. Néanmoins, il restait au Hezbollah à convaincre sur la scène politique intérieure au-delà de la communauté chiite. C’était le pari de la libanisation. Et c’est le général Michel Aoun en 2006 encore auréolé de son patriotisme et de son exil français qui lui offrit sa légitimité patriotique en lui apportant la reconnaissance de ses partisans en contrepartie du soutien du Parti de Dieu à l’élection présidentielle de 2016.
Mais le Liban est grec, c’est d’ailleurs l’intuition du dramaturge Wajdi Mouawad, et le Hezbollah a peut-être été victime d’hubris. De faiseur de roi, le Hezbollah s’est voulu roi. Or qui prétend à l’hégémonie dans ce pays se voit immanquablement contesté. Les têtes sont faites pour tomber. Nasrallah n’est ainsi que le dernier d’une interminable liste de leaders politiques éliminés, souvent avec l’appui et l’ingérence de puissances étrangères. S’il fallait citer des précédents, il y aurait celui de l’ex-premier ministre sunnite, Rafic Hariri en 2005, dont la voiture blindée a explosé en 2005 sous une charge d’explosifs de 1 000 kilogrammes de TNT. Ou encore celui déjà cité plus haut de Bachir Gemayel.
Quant à Pierre, il est finalement décédé loin de son pays, loin de son village où il était en train de construire une maison qu’il n’aura vue qu’en photo. Il n’a pas été assassiné, mais le conflit qu’il portait à l’intérieur de lui l’a tué. Il est parti sans paix, et malgré la peinture qu’il avait commencé à pratiquer pour exorciser ses démons de guerre, il n’a pas su trouver l’accès à ce Liban edenisé que les migrants involontaires ont inventé pour les consoler de leur exil.