Je ne sais à quand remonte ma première lecture des Caractères de La Bruyère. Peut-être était-ce en classe préparatoire, ou à l’université. Je l’ai surtout lu à titre personnel, intrigué et toujours admiratif de cette façon à la fois distante et tranchante de peindre les mœurs. Il m’est arrivé d’en faire étudier des extraits à mes élèves, notamment pour mettre en évidence cette virtuosité du style, cette économie parfaite de moyens qui, sans effet de manche ni débauche de mots, produit des formules à la fois drôles et impitoyables.

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Cette langue classique du XVIIe siècle est économe et redoutable. Pas d’enflure, pas de démonstration, mais un scalpel. Une phrase bien taillée, un rythme discret mais précis, une ironie si bien tendue qu’elle coupe net. La Bruyère n’écrit pas pour convaincre : il montre. Il expose. Et parfois, il désosse.
Sous cette influence, j’ai voulu esquisser quelques portraits de figures croisées sur TikTok, cette cour d’aujourd’hui où chacun est roi, où chacun cherche sa lumière. C’est Versailles, mais démultiplié. Un multiversailles comme il y a, selon certaines théories d’astrophysique, des multivers. Il n’y a pas un roi, mais mille — je veux dire : 1 K. Et tout le monde peut y parvenir, pourvu que l’algorithme vous aime un jour. Les "pourtois" (c’est du français approximatif pour rendre la catégorie de visionnage "for you" sur la plateforme) sont les lettres de cachet modernes : ils font et défont la faveur.
Dans ce concert dissonant de voix, de postures, de prétentions et de talents véritables ou affichés, j’ai voulu décrire quelques profils, comme on dresserait des portraits à la manière du moraliste classique. Car TikTok n’est pas qu’une scène : c’est un miroir, un opéra, un bal masqué. C’est la foire aux vanités numérique, où l’on expose son moi, son corps, sa voix, son message, et où l’on espère être perçu, compris, adulé, ou simplement vu.
Voici donc quelques-uns de ces visages :
Théophile, ou du goût contemporain
Théophile joue du piano sans chemise, et le silence qui précède une Gymnopédie est plus éloquent que ses doigts. On ne sait s’il cherche à faire entendre Satie ou ses abdominaux, tant les muscles préludent aux notes, et les pectoraux, plus que les harmonies, tiennent lieu de mesure. Il a appris la musique au miroir et le solfège dans une salle de sport : il sol-fa, il fa-sol, il muscle chaque arpège. Il préfère les pièces lentes : elles laissent plus de temps à l’œil pour s’attarder.
Il publie chaque jour une vidéo où il s’émerveille de lui-même, nu jusqu’à l’âme, c’est-à-dire torse nu. Le clavier est son autel, son torse son autographe, et chaque vue une offrande. Il remercie les commentaires comme un dieu antique bénirait les sacrifices ; surtout ceux qui le comparent à lui. "Talentueux et beau comme un Dieu grec", dit l’un ; il répond : "Merci pour les compliments divins !" sans ironie, sans pudeur, mais avec emoji.
Un autre l’interpelle : "You should play the violin, instead !" – manière fine de lui suggérer de couvrir le torse. Théophile, qui croit qu’on lui propose une corde de plus à son arc (ou à ses biceps), rétorque : "maybe I learn that also" – car il ne doute pas qu’il puisse tout, même le violon, même l’humilité.
Théophile aime la musique, dit-il, mais il l’aime comme on aime un fond sonore à son reflet : elle ne sert qu’à mettre en valeur ce que la nature lui a donné – et que la caméra ne cesse de lui rendre. Il ne joue pas : il s’exhibe en jouant. Il est moins interprète que décor, moins pianiste que phénomène. Et la Gnossienne, sous ses doigts, devient narcissienne.
Cléonice, ou le théâtre de soi
Cléonice sort dans Paris comme d’autres montent sur scène : elle entre en ville à grands pas, cambrée dans l’allure, le port haut, le regard fardé de certitudes. Elle traverse le Palais-Royal comme on défilerait à Versailles, sauf que le roi n’est plus là, et qu’elle s’y promène reine. Chaque trottoir est podium, chaque rame de métro un salon. Son peuple ? Les usagers. Sa cour ? Les spectateurs. Sa morale ? "Vrai femme ce mélange au peuple au moins une fois par jour."
Elle vit dans une saison perpétuelle, où l’été commence à quinze degrés et où midi est un lever matinal. Le soleil, dit-elle, sur sa peau, devient une lumière de projecteur, et son balcon, une coulisse. Elle se filme, s’admire, se légende — elle écrit en vers libres ou en prose pressée, des aphorismes de trottoir et de salle de bain. Les fautes d’orthographe y brillent comme des bijoux post-modernes : elles disent l’instant plus que l’instruction.
Cléonice ne travaille pas : elle existe. Ce verbe suffit. Il est action, style et revenu. On l’invite, on la suit, on la copie. On l’interpelle dans la rue — elle répond d’un haussement de sourcil et d’un ralenti musical. Elle ne chante pas, elle est chanson. Elle ne danse pas, elle est mouvement. Elle ne dit pas "je vais", elle dit : "je suis". Cela plaît.
On l’accuse parfois de n’être que mise en scène. Elle répond par une nouvelle vidéo. Un foulard mieux noué. Un plan mieux cadré. Elle sait que tout est jeu — mais c’est elle qui tient les cartes. Le réel est terne ? Elle l’habille. Le métro est gris ? Elle y porte la fourrure. Les rues sont sales ? Elle les foule comme un tapis rouge.
Cléonice ne vit pas à Paris. Elle fait Paris. Elle l’invente à chaque pas, avec ses filtres, ses poses et ses phrases comme des slogans : "pas de problèmes, que des solutions." Ce n’est pas une devise : c’est une signature.
Celse, ou le minimaliste éclairé
Celse vit dans une pièce blanche, au fond de laquelle trône un écran noir plein de chiffres qu’il ne regarde que de profil. Il tient une télécommande comme un sceptre, et montre des billets comme on soulèverait des vérités. Il parle d’économie comme d’un art de vivre : éteindre, éviter, fractionner, refuser. Il enseigne l’ascèse sans le dire, et vend la frugalité comme une révélation.
Il écrit : "chaque euros est important", et l’orthographe hésite à le corriger — elle aussi sait qu’un s coûte cher. Il t’explique qu’un café à 0,45 € est plus vertueux qu’un cappuccino à 5 €, et qu’épargner en début de mois est moralement supérieur. Il ne dit pas "sois riche", mais "fais l’effort d’être pauvre intelligemment". Il est le stoïcien du virement permanent, le moine des tableaux Excel.
Son contenu se veut sobre, mais ses gestes sont appuyés : il te montre un billet de cinq comme d’autres exhibent un trophée. Son sourire est discret, mais chaque mot est martelé avec la foi d’un converti. Il croit à la discipline, au pouvoir du tableau blanc, aux lois naturelles de l’argent. Il sait que le monde est frivole, alors il agit comme un rappel à l’ordre — une alarme budgétaire à visage humain.
Celse ne vend rien : il prévient. Il ne promet pas la richesse : il propose l’auto-contrôle. Il ne parle pas de capitalisme, mais de l’art de ne pas s’y noyer. Il est l’ennemi des achats compulsifs, le pourfendeur des abonnements inutiles, le moine copiste du budget optimal.
Il n’a pas d’or, mais il a un classeur. Et dans ce classeur, chaque euro est roi — mais un roi discret, planqué en début de mois, loin des tentations.
Polymnia, ou la voix grave dans le vent léger
Polymnia parle du monde, et ne feint pas d’y être à la mode. Tandis que l’on danse sur TikTok, qu’on mime, qu’on commente ses chips ou ses déboires sentimentaux, elle surgit en contrechamp : un visage sans filtre, une parole sans pose, un décor sans intention esthétique. Ni bague scintillante, ni arrière-plan végétal, ni même l’ombre d’un éclairage ring-light — une lampe de table, un tableau banal, et une frange qui vit sa vie.
Elle ne cherche ni l’effet, ni l’effet de style. Elle n’a rien d’une influenceuse : elle influence.
Elle parle de Trump comme d’un tyran comique, de la désinformation comme d’un poison lent, de l’Ukraine, de Poutine, de l’Europe — non pour choquer, mais pour expliquer. Elle est là, posée, imperturbable, dans ce salon studieux qui ne semble suivre aucun trend lifestyle. Elle délivre ses brèves comme d’autres déposent des offrandes : sans attendre, sans enjoliver.
Et pourtant, elle fait mouche. Car au milieu des grimaces, des danses chorégraphiées, des "WTF??" et des "pov: je suis une frite triste", Polymnia pense. Mieux : elle fait penser. Elle ne veut ni plaire ni captiver. Elle veut informer. Elle prend TikTok comme un perchoir de fortune pour souffler quelques vérités.
Ses vidéos ne sont pas virales, elles sont nécessaires. On les écoute comme on regarde un bulletin météo pendant une tempête : avec une forme de gravité soulagée. Car enfin, une voix parle — et ne crie pas.
"On me rapporte que cette dame fait de la géopolitique", dit La Bruyère. "Qu’elle parle d’Amérique, de guerre et de ruse ? Soit. Mais elle le fait sans éventail ni perruque, et cela, dans mon siècle, eût passé pour une folie."
Elle n’est pas utile à l’algorithme : elle est utile à l’esprit. On la croirait sortie d’un autre siècle — ou parachutée dans celui-ci par erreur. Mais cette erreur est salutaire.
Polymnia ne suit pas le courant. Elle murmure à contre-marée.
***
Sous les traits de Polymnia, c’est la voix singulière de Marie-Cécile Naves. Elle incarne cette rare capacité à habiter l’espace numérique sans le dévoyer. Elle y parle comme on tiendrait une veille intellectuelle, une veille contre l’oubli, contre le bruit. Elle est, dans cette cacophonie chorégraphiée, une note tenue, ou une basse continue.
Il ne s’agit pas ici de juger, mais de décrire. D’observer, à travers le filtre du moraliste, ce que nos époques mettent en vitrine. Et TikTok, dans sa fureur visuelle, dans sa polyphonie déjantée, dit quelque chose de notre monde : de son narcissisme bien sûr, mais aussi de son besoin d’être entendu, reconnu, suivi. Une cour, après tout, n’est rien sans regard.
De l’influence de l’influence : voilà peut-être la véritable question dans cette affaire. Non plus seulement qui influence, mais ce que l’influence fait à ceux qui la désirent, la subissent, la fabriquent. L’influence n’est plus une conséquence : elle est une fin. Elle n’est plus l’effet d’une pensée ou d’un acte, mais la condition préalable de leur existence sociale. Ce qui compte, ce n’est plus ce que vous dites, mais le nombre de fois que cela est vu. Le message, parfois, s’efface devant sa portée. L’influence devient son propre objet, son propre moteur. Elle est la mise en scène d’une puissance qui n’a plus besoin de contenu pour rayonner. C’est l’influence de l’influence : elle s’auto-alimente, elle s’imite, elle se reproduit. Elle influence même ceux qui la dénoncent. Elle crée des vocations, des formats, des vocabulaires. Elle crée des types.
La Bruyère, s’il vivait en 2025, n’aurait pas besoin de quitter TikTok : il y trouverait une infinité de caractères. Mais peut-être ne les verrait-on plus : car ils seraient devenus la norme. Et ce qui est normé, calibré, viral, se confond vite avec le naturel. Le regard critique, lui, devient résistance silencieuse face à la normalization. Ou, comme ici, exercice d’écriture.