Le père Goriot fut écrit par Honoré de Balzac à partir de 1835 et publié en 1842. L'auteur de la comédie humaine y décrit les aventures du vermicellier Goriot, qui fit fortune pendant la Révolution française, dès 1793, et sacrifia toutes ses économies pour l'éducation et le bonheur de ses deux filles, Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen. Alors que l'intrigue du roman se déroule en 1819, sous la Restauration, Balzac y décrit, comme dans Illusions perdues, les compromissions effroyables du milieu parisien, et plus particulièrement de la noblesse, gagnée par les eaux froides du calcul égoïste, comme aurait dit Marx.
Goriot vit dans la pension Vauquer, une "pension bourgeoise" administrée par une tenancière, madame Vauquer, mais où "règne la misère sans poésie, une misère économe, concentrée, rapée", qui "si elle n'a pas de fange, a des tâches, et si elle n'a ni trous ni haillons, va tomber en pourriture". C'est dans cette demeure que Balzac décrit le drame de ce roman d'apprentissage, dans lequel l'écrivain y mêle une critique réaliste du capitalisme, mais également de l'âme humaine, où se mêle le sublime d'un amour paternel et le grotesque des bourbons et de leurs complices diaboliques. Goriot, au sein de la pension Vauquer, cotoie Eugène de Rastignac, et Bianchon, respectivement étudiants en droit et en médecine, Vautrin, l'ancien bagnard, alias Jacques Collin, et mademoiselle Taillefer, notamment, que son père ne voulait pas reconnaître, à la différence de son frère. Goriot vit chichement dans cette pension Vauquer. Mais il a deux amours, ceux de ses filles qui ont été anoblies, l'une en épousant le baron de Nucingen, l'autre monsieur de Restaud. Ses deux filles vivent à Paris, dans un luxe à toutes épreuves, grâce à la fortune de leur père qui leur a tout sacrifié. Le secret du Père Goriot ne sera pas longtemps gardé face au regard insistant et curieux des autres pensionnaires: Goriot reçoit parfois, dans cette pension, la visite intéressée de ses filles, pour une demande pécuniaire ou affective de celles-ci. Mais le vieil homme, malgré sa bonté sublime, est parfaitement méprisé par ses deux gendres, qui ne voient en lui qu'un vulgaire roturier, avec lequel ils ne souhaitent pas s'afficher dans la société aristocratique mondaine parisienne, mais dont ils profitent totalement.
Malgré tout, Goriot est aimé par Eugène de Rastignac, qui encourage fortement le projet du héros du roman, et se prend de passion pour les deux filles de celui-ci. La complicité de ces deux personnages contrebalance la monstruosité prévisible des deux Bourbons, les deux maris ingrats et foncièrement "égoïstes". Le jeune étudiant en droit, avec l'assentiment expresse de Goriot, se rend régulièrement au domicile de madame de Restaud et de madame de Nucingen, dont il est amoureux, pour parfaire son "entrée dans le monde". S'il se heurte souvent à la froideur calculée des deux maris, auxquels sont soumis les deux épouses, il n'en parvient pas moins à conquérir l'amour de madame de Nucingen, avec laquelle, il peut s'afficher dans de nombreux bals de la capitale, et en l'absence du baron. Le jeune étudiant est recommandé, en cela, par la vicomtesse de Beauséant, qui l'aide à se frayer un chemin, au milieu du beau monde parisien. Mais Eugène de Rastignac n'est lui-même pas dépourvu d'ambiguïté, dans le portrait qu'en fait Balzac, puisqu'il n'hésite pas à réclamer, à ses soeurs et à sa mère, une très grosse somme d'argent, pour satisfaire son bon plaisir, plutôt que son assiduité à l'étude: réussir dans les relations mondaines, à Paris, tel est son credo. Mais il le fait, avec l'approbation enthousiaste du Père Goriot, dont le "bonheur" consiste à s'imaginer ses deux filles en "train de s'amuser", notamment dans les bals parisiens. Rastignac est donc à la fois bon et égoïste à la fois: "à nous deux"s'écrit-il à la fin du roman, soucieux par cette relation amoureuse avec l'une des filles du Père Goriot de s'ouvrir les portes de Paris. Le jeune homme bien né a tout donc pour réussir, malgré la précarité relative de la pension Vauquer.
Un autre personnage se caractérise par son tempérament machiavélique: Vautrin, figure inquiétante du Paris de la Restauration. L'ancien bagnard propose à Eugène de Rastignac un pacte: il imagine un complot poussant à provoquer le fils légitime de Taillefer en duel. Après la mort de ce dernier, Eugène de Rastignac n'aurait plus qu'à demander la main de mademoiselle de Taillefer, et à hériter ainsi de l'immense fortune de celle-ci, par le biais de son paternel. Dans le Paris capitaliste naissant de la Restauration, le credo vanté cyniquement par Vautrin, semble être "enrichissez vous", par n'importe quel moyen, y compris les méthodes les plus arrivistes. Le jeune étudiant en droit ne donne pas suite au projet de Vautrin. Le projet de Vautrin est aussi celui des deux maris d'Anastasie et de Delphine: profiter de la fortune de leur femme, et par la même de celle de Goriot: mais alors que l'attitude de Vautrin dénote la volonté d'une revanche sociale cynique, celle d'un homme issu des bas fonds, le comportement du baron de Nucingen et de monsieur de Restaud dénote le mépris de classe de l'aristocratie de la Restauration, qui tient pour quantité négligeable la France laborieuse et le Tiers État, et marque la revanche de la France des privilèges, après la parenthèse de la Révolution. Et c'est assez étonnant de voir, dans la plume d'honoré de Balzac, pourtant royaliste, une critique sociale et politique aussi féroce de la France du 19e siècle. Les deux gendres de Goriot vont tout faire pour s'accaparer la fortune de Goriot, dont ils héritent par le biais des deux filles du héros. Ils se compromettent dans des manoeuvres frauduleuses et spéculatives et vont contribuer à dilapider les biens et les acquis que le père Goriot a mis à disposition de ses filles, totalement soumises à leur mari: en un temps éclair, le Père Goriot est ruiné et meurt de chagrin. L'analyse de Balzac, dans ce roman, se veut une critique acerbe du patriarcat et de la société aristocratique de son temps. Les deux maris ne sont donner que la peine de naître, comme aurait dit Beaumarchais, mais ils ont le pouvoir de vie et de mort sur Goriot, et ont la capacité de réduire au silence leurs épouses respectives, quasiment mises sous tutelle. Le Père Goriot ne voit sa sépulture et son enterrement honorés que grâce à la sollicitude des deux étudiants contre l'ingratitude et l'égoïsme des deux Bourbons, pour lesquels la vie du héros du roman de Balzac ne vaut pas plus que celle d'un simple domestique: Balzac met en exergue une opposition manifeste radicale entre la société des Bourbons qui sont d'éminents profiteurs, et celle des prolétaires, qui sacrifient leur santé et leurs économies pour le bonheur de l'humanité et/ou de leur proche. Comme un clin d'oeil à une actualité politique toute récente, Goriot qui se dit "coupable par amour", s'imagine, en dernier recours aller à "odessa pour y acheter du grain", et racheter ainsi la banqueroute de ses deux gendres monstrueux, et sauver ainsi ces deux filles de la ruine qui les menace: le commerce du blé ukrainien pour sauver l'humanité de la monstruosité égoïste, insouciante de la vie humaine. Le grenier de la planète au chevet de la misère sociale, victime de l'indifférence absolue de ceux qui l'exploitent. Dans un réalisme saisissant, Balzac réussit à la fois une critique sociale et économique du système politique en France, en cette première moitié du 19e siècle, dont il ne cesse de dénoncer les compromissions et les injustices cruciales! Seuls des personnages foncièrement ambigüs, comme Eugène de Rastignac, réussisent à tirer leur épingle du jeu et échappent à la condamnation pleine et entière du narrateur, qui ne cache pas, néanmoins, sa sympathie manifeste et sa préférence pour des prolétaires comme le Père Goriot!