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Tout passe se veut une continuité idéologique de Vie et Destin: dans ce petit roman de 250 pages, Grossman poursuit sa réflexion sur le stali-nisme et sur le marxisme léninisme, de manière générale, et démonte l'imposture que représente pour lui ce corpus politique. Ce récit raconte l'his- toire de Ivan Grigoriévitch, un ancien bagnard, privé de liberté pendant trente années, en Sibérie, qui revient à Moscou, en train, après sa longue déportation. Il y retrouve Nicolas Andreïevitch, qui, à la différence d'Ivan Grigoriévitch, ancien étudiant épris de liberté, est resté un soviétique conformiste, "obéissant et soumis" à la doctrine du Parti, dont il n'a jamais remis en cause le dogme et les décisions. Si Nicolas Andreïévitch n'a jamais officiellement dénoncé de compatriote, il a néanmoins "voté la mort" de quelques uns d'entre eux, poursuivis comme étant des traitres, ou auteurs de "complots antisoviétiques". Il a ainsi "signé la lettre des médecins assassins", c'est-à-dire dénoncés calomnieusement, comme niant le "réalisme socialiste" de Staline, et coupable d'un point de vue "cosmopolite" sur les sciences, et d'un "complot des blouses blanches". En jeu, notamment, les lois de Mendel, sur l'hérédité, qualifiées de "fascistes" par l'appareil stalinien. Plus généralement, on reproche alors, dès les années 30, aux médecins juifs, de correspondre avec des savants occidentaux, et d'élaborer des théories scientifiques, qui vont à l'encontre des vues de Staline, et qui font le jeu, pour ce dernier, des "mercenaires de l'impérialisme". Nicolas Andréïevitch Mendelstamm ne croit pas en "l'antisémitisme de la politique de Staline", dont il n'a pas "dénoncé les erreurs". en revanche, Ivan Grégoriévitch, a été envoyé au Goulag, pour avoir fait l'éloge de la "liberté", contre la "dictature", à l'université, dont il a été exclu. Nicolas Andréïévitch reste prisonnier d'une vision "rationnelle de l'histoire", et d'une vision "rhétorique du progrès", cherchant à "créer des écoles, planter des vignobles et des jardins, construire des hôpitaux et des routes", mais d'où la notion de "liberté" est totalement absente, comme dans toute la Russie, depuis 1000 ans.
Grossman en vient à dénigrer, plus généralement le Léninisme, au delà du Stalinisme: en Union Soviétique le droit à la "liberté" est dénié: celle qui "donne le droit" au paysan de "semer ce qu'ils veut (...) de faire du pain, de le vendre, ou de ne pas le vendre, s'ils le veut." "C'est le droit pour le serrurier, le fondeur d'acier, l'artiste, de vivre et de travailler comme ils l'entendent et non comme on le leur ordonne". Au lieu de réaliser "l'idéal de la commune Mondiale", tout en la proclamant, le marxisme léninisme et son système "bolchévique d'État Parti" a entériné et assumé "l'héritage du servage", c'est-à-dire l'absence de "liberté" qui régissait la Russie depuis 1000 ans. Lénine, nous explique l'auteur de Tout passe a favorisé "la dispersion de l'assemblée Constituante et l'anéantissement des partis révolutionnaires démocratiques qui avaient lutté contre l'absolutisme russe". En décrétant "tout le pouvoir aux soviets", Lénine a, en fait, attribué tout le pouvoir au "Parti-État bolchévique". Les conseils ouvriers n'ont qu'un rôle d'exécution. Le marxisme léninisme n'est donc qu'une "illusion", selon les confidences qu'Ivan Grégoriévitch fait à Anna Sergueïevna, la seule personne féminine de confiance qu'il rencontre. Le système stalinien qui a fait suite au système léniniste, n'a fait que maintenir des "moujiks en esclavage": "en les torturant des jours entiers,(...) voire des années, les organes de sécurité ont obligé de malheureux comptables, ingénieurs ou agronomes à bout de force (...) à jouer le rôle de scélérats, d'agents de l'étranger, de terroristes, de saboteurs", tablant sur "l'obéissance et la soumission". Même au bagne, nous explique Ivan Grégoriévitch, "l'homme n'était pas l'égal de la femme": " les épouses de médecins, d'ingénieurs, d'artistes, d'agronomes, sont toutes parties, à la suite de leur mari (...) dans des baraquements".
Outre l'absence de liberté, Grossman, met en évidence, pendant les purges des années 30, en Union Soviétique, le génocide des paysans ukrainiens, ou Holodomor. Ces paysans ont été tués "par la famine", par millions. L'ordre de réquisition du blé, pour l'État, les plans quin-quénaux irréalistes, ont provoqué cette hécatombe des paysans suspectés d'être des "fainéants, ne travaillant pas assez", et dissimulant des grains pour leur consommation personnelle. Avec un réalisme stupéfiant, Grossman décrit "l'oedème de carence, le visage bouffi, les jambes gonflées, le ventre plein", synonymes de famine. Parallèlement, la propagande stalinienne est basée sur le mensonge: on apprend aux enfants à affirmer, contre toute évidence, qu'ils ont mangé "du bouillon de poule, des pirojki, et des croquettes de riz". Ce mensonge est dénoncé par Grossman, jusque dans les écrit de Gorki, lequel nie le problème de la faim, notamment en Ukraine, en expliquant que "les enfants auraient besoin de jouets culturels"!
Le système soviétique est basé sur un système de délation et de corruption, qui couvre les mensonges de la société: "on déportait dans les camps des paysans, non parce qu'ils avaient lutté contre les kolkhozes, mais parce que, dans certaines conditions, ils eussent peut être pu s'y opposer." (...) "On trouvait aussi, dans les camps, des personnes hostiles au pouvoir soviétique: mencheviks, socialistes révolutionnaires, anarchistes, ou des nationalistes ukrainiens, partisans de l'indépendance de l'Ukraine". Par ailleurs, un système de corruption donnait tout pouvoir aux procureurs qui pouvaient "annuler des condamnations", suite à des dons qui leur étaient adressés par des accusés, pour se faire disculper. Le système de délation est particulièrement pervers, dénotant toutes sortes de motivations, des plus "fanatiques", aux plus "vertueux", en apparence. Une société basée sur le mensonge, la lâcheté: tel est ce système historique, dépeint de manière quasi clinique par Grossman. À travers le slogan "prolétaires de tous les pays, unissez vous!", "l'idéal" de la Commune de Paris fut largement dévoyé et trahi par ce système totalitaire monstrueux! Telle est la morale que nous enseigne ce roman exemplaire.
Tout passe , Vassili Grossman, Librairie Générale française, livre de poche, 1993, traduit du russe par Jacqueline Laffont