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Billet de blog 14 mars 2022

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C'était mieux avant ?

Je viens d'une époque où la télé diffusait un strip-tease le samedi à 20h pour remonter le moral des mecs. Une époque où le mot sida était une source de blagues salaces. Une époque où Leeb faisait rire en imitant les visages des noirs et où Lagaf' chantait la zoubida. On appelait ça la liberté d'expression.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je viens d'une époque où chaque samedi, la télé de Collaro diffusait le strip-tease d'une jeune fille devant un parterre de crevards bavants, et montrait un sketch où des humoristes prenaient des airs efféminés pour chanter "j'ai attrapé la maladie honteuse". Une époque où le mot sida était surtout une source de blagues salaces. Une époque où l'on se moquait outrageusement et publiquement des femmes, des gays, des juifs ou des immigrés. Une époque où Leeb faisait rire en imitant les visages des noirs, où Lagaf' chantait la zoubida et, on dans les films, on représentait les asiatiques comme des êtres obligeants mais fourbes.
On appelait ça la liberté d'expression.

Je viens d'une époque où Bouvard, Jacques Martin, Patrick Sébastien, Fabrice, Roucas, Guy Montagné, Guy Lux, Foucault, puis Dechavanne Arthur, Cauet, donnaient au PAF un air de dortoir pour bidasse. A cette époque les poètes avaient peu de place.

Je viens d'une époque où les groupes de musique antillais, brésiliens ou africains ne passaient à la télé que pour ajouter du rythme et de la gaieté. Une époque où l'on mettait Touré Kunda à égalité avec la Compagnie créole. Une époque où le Club med prospérait sur l'exotisme festif des pays du sud, et où le village Bamboula, zoo humain en Loire-Atlantique, se présentait comme un parc d'attraction.

Je viens d'une époque où les femmes, dans les pubs, étaient : soit ultra maquillées avec robe rouge & talons hauts pour vendre des bagnoles ; soit sages avec un petit chemisier blanc pour vendre de la lessive. Une époque où les animatrices TV jouaient le rôle de cruches jolies et maladroites, et étaient remisées à la radio dès qu'elles dépassaient 35 ans.

Je viens d'une époque où Giscard, Mitterrand, Chirac étaient appréciés malgré leurs erreurs politiques car fallait quand même reconnaître que c'étaient de vrais hommes, hein — c'est-à-dire des gros queutards. A cette époque, DSK, PPDA, Tron, Duhamel, Polanski et les autres évoluaient dans l'admiration générale.

Je viens d'une époque où M6 explosait grâce à ses émissions dites "libertines" : des jeunes femmes se caressaient lentement en regardant la caméra sur une mélodie paresseuse au saxo, et les scénaristes n'offraient qu'un seul script sexuel, bourgeois, indigent et humiliant. Une époque où l'on attendait la suite de la promesse publicitaire "Demain j'enlève le haut", et où l'on s'extasiait que Le juge est une femme. Une époque où la France n'avait pas son Freddy Mercury, sa Janis Joplin, sa Laurie Anderson, son Jimmy Somerville, aucun Hendrix ni de Prince, les artistes non blancs ou LGBT étaient cantonné.e.s à la confidentialité. Et sans déconner, les grandes chanteuses de mon époque, c'étaient Mireille Mathieu, France Gall et Mylène Farmer - ce n'était qu'avec Lio ou Bibie que le grand public pouvait changer de registre et de visages.

Je viens d'une époque où le modèle de l'homosexualité était résumé dans La cage aux folles. Une époque où l'on gloussait à longueur d'antenne, comme dans les salles de garde et même les profs en riaient. Une époque où il était de mise d'imiter les homosexuels pour mieux s'en distinguer. Une époque où faire son coming out était rare et téméraire, d'ailleurs le mot coming out n'existait pas.

Je viens d'une époque faite PAR et POUR les mâles dominants. Le summum de l'anti-Johnny c'était Balavoine, c'est dire.

Je viens d'une époque où les blagues sur les Arabes et les Noirs constituaient la plus grande part du champ humoristique national. Une époque où les insultes racistes infamantes n'avaient pas court seulement chez les flics... Une époque où les bidonvilles d'immigrés, l'absence de droits, la ghettoïsation, les violences racistes étaient parfaitement absentes des médias. Pas un sujet. La Marche pour l’égalité & contre le racisme, en 1983, ne semblait pas digne d'un intérêt national, sauf pour être récup par le PS.

Je viens d'une époque où le maire de Saint-Coulitz était célèbre seulement pour sa peau, qu'on commentait, parce que cette peau était noire. D'ailleurs le mot "noir" gênait, on préférait le mot "black".

Je viens d'une époque où notre voisine avait demandé à ma mère, juive, si elle avait encore les traces des CORNES sous les cheveux. Une époque où les Juifs étaient associés à deux figures uniques : les gros radins aux doigts aussi crochus que leur nez, et les affamés en pyjama rayé.

Je viens aussi d'une époque où il n'y avait que quelques films d'Yves Boisset ou de Costa Gavras pour représenter les injustices structurelles. Quant aux films de Chantal Akerman, de Euzhan Palcy ou d'Agnès Varda, ils étaient confidentiels, tu penses bien, c'étaient des films de femmes.

Je viens de cette même époque où d'illustres écrivains, de grands voyageurs, des photographes célèbres, des dandys hédonistes, des politiciens soixante-huitards ou cathos réactionnaires, vantaient le charme des enfants à la télé, dans leurs photos et avec le sourire complice des présentateurs. Une époque où les saloperies des "nouveaux romanciers" leur donnaient une plus-value artistique.

Une époque où les petites filles étaient appréciées quand elles ressemblaient déjà à des femmes. Une époque où les blagues des talk-shows tournaient autour du viol et de l'inceste. Une époque, d'ailleurs, où un disque qui vantait l'inceste et le viol explosa le box office français. Une époque où la parole des victimes d'agressions sexuelles était presque totalement silenciée, et quand elle perçait le mur du silence, elle était moquée comme hystérique et subjective.

Je viens d'une époque où les insultes racistes, sexistes ou validistes tenaient lieu de blagues. Et fallait s'y faire, fallait en rire, à moins de passer pour trop coincé.e, pas épanoui.e, mal baisé.e... ou traître. On disait vraiment ça : traître à ta race, à ton pays, à ton milieu social et à ton sexe.

Je viens de cette époque, et je mesure le chemin parcouru.

Alors quand l'intimité se politise dans l'espace public ; quand on dénonce les violences systémiques et les dominations structurelles ; quand on parle de la possibilité de requestionner les œuvres artistiques problématiques ; quand les déboulonnages de statues et de plaques de rues deviennent un sujet ; quand des concepts comme le validisme, le spécisme ou l'écoféminisme percent dans le débat public ; quand des femmes, des personnes perçues comme asiatiques ou africaines, des personnes ouvertement homosexuelles ou des personnes autistes sont reconnues pour leurs œuvres ; quand on parvient à amener des existences de la marge vers le centre ; quand les dominants commencent à trembler à tel point que pour conjurer leurs peurs, ils dévoient ou inventent des mots comme "wokisme", "droitsdel'hommistes" ou "cancel culture"... je suis reconnaissant et plein d'espoir.

Je viens d'une époque que j'espère révolue.

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Après avoir écrit ce texte on m'a fait remarquer à juste titre qu’aujourd’hui, l'extrême-droite, et les fachos occupent la place et font entendre leurs voix. On remarque aussi qu'avant les années 80, il y avait davantage de cohésion, de solidarité, dans les quartiers et au boulot, davantage de lien dans les familles et dans les communautés, nous ne connaissions pas les addictions numériques et les nouvelles solitudes. Les inégalités sociales étaient aussi moins criantes et la pollution ne nous menaçait pas dramatiquement.

Voilà donc pourquoi j'ai parlé d'une époque révolue et d'un espoir pour l'avenir :

C'est vrai, il y a 40 ans (j'étais môme), l'extrême-droite était marginale, le négationnisme était inentendable, le racisme ne s'exprimait pas en public de façon directe. Le fait est que le public masculiniste, raciste ou sexiste n'avait pas besoin d'un Le Pen. Il n'avait pas besoin de tribunes spécifiques et de candidats, parce que la quasi-totalité des médias, de la production littéraire et l'ensemble du monde professionnel était à l'image de leur représentation du monde : masculiniste, raciste, sexiste. Leur centralité et leur présence à tous les niveaux, c'était perçu comme normal.

Pour le dire sommairement : aujourd'hui il y a Cnews d'une part et Arte d'autre part, mais dans les années 80 c'était : TF1 sur toutes les chaînes.

Les communistes et les socialistes véhiculaient presque autant de préjugés racistes, sexistes et homophobes que les droitards. Les mouvements antiracistes organisés — ou récupérés — par les partis de gauche étaient paternalistes et ne menaçaient pas l'ordre colonial. La vision du monde unanimement partagée était néocoloniale. Les immigrés allaient repartir bientôt chez eux, on croyait ça, et ça exonérait de penser l'immigration de même que le racisme systémique. Cette expression n'existait d'ailleurs pas. Le mot "Françafrique" n'existait pas non plus, pas plus que les mots "intersectionnalité" ou "décolonialisme". Les concepts manquaient pour faire évoluer la façon de penser le monde.


Par ailleurs le féminisme était quasiment perçu comme un mouvement terminé : "c'est bon elles ont obtenu l'IVG et le droit de voter". Le terme même de féminisme était péjoratif. Quant aux Droits de l’enfant, ils n’existaient simplement pas. D'ailleurs on se foutait bien de faire produire nos objets par des mômes du sud, ce n'était pas un sujet. Nous n'avions pas encore les mots de masculinisme, de féminicides, de dominations structurelles et de culture du viol, alors que ces mots auraient pu décrire une vaste réalité. Les dominants étaient partout célébrés, même à gauche avec Tapie. Voilà pourquoi le lepénisme était marginal : les gens n'avaient pas vraiment besoin de candidats d'extrême-droite pour perpétuer le racisme et le sexisme.

Il a fallu que les dominants se sentent un peu remis en cause, légèrement décentrés, pour qu’ils décident d'adopter les thèses de la nouvelle droite : la revanche d'une suprématie blanche, masculine, traditionaliste et européenne. Si aujourd'hui les discours masculinistes, racistes, nationalistes se font entendre si puissamment, à travers des partis, des candides relais médiatiques, c'est parce que les dominants se sentent aujourd'hui ébranlés dans leur assurance, dans leurs privilèges, et qu'ils savent bien que leur monde, tel qu'ils l'ont conçu, va disparaître.

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