Précision : ce texte est une base de travail. Elle sert à élaborer une brochure qui sera publiée par une fédération syndicale, SUD-Collectivités territoriales. Cette orga s’est dotée d’une “Commission bibliothèque” qui aborde les métiers des bibliothécaires, et qui émet des solutions et des revendications à travers un petit dictionnaire militant.
Agrandissement : Illustration 1
Cette réflexion concerne toutes les personnes travaillant en bibliothèques publiques, quelle que soit leur catégorie, leur statut et leur niveau territorial.
Les bibliothèques contribuent à offrir “une éducation satisfaisante ainsi qu'un accès libre et illimité à la connaissance, à la pensée, à la culture et à l'information”. C’est ce que préconise le Manifeste IFLA-UNESCO sur la bibliothèque publique. En bibliothèques de lecture publique, les agent.e.s gèrent des documents qui contiennent les connaissances humaines, iels participent à la formation de la pensée et de la culture, mais aussi aux loisirs, de tous les publics et sans discrimination. Iels sont des professionnel.le.s de l’information, et cela se traduit dans leur manière de mener la politique documentaire.
Dans le cadre de la “poldoc” (politique documentaire) de chaque établissement, nous examinons la validité de chaque document qui peut intégrer nos rayons — s’il suscite l’attrait des publics ou non, s’il contribue à leur intérêt ou non, s’il comporte des infos vérifiées ou non, s’il comporte des discours nocifs... Au sein d’une bibliothèque ou bien au niveau d’un comité de veille, cela fait l’objet de réflexions et parfois de discussions argumentées. Quels sont ces arguments ?
Bien sûr, si un titre comporte des incitations à la haine, une apologie de thèses raciales ou de pratiques criminelles, la législation est claire, on doit les écarter. Mais quand les ouvrages s’affirment comme scientifiques ou philosophiques, comment évaluer leur fiabilité ? Doit-on se fier à notre subjectivité ? À des connaissances techniques que nous n’avons généralement pas ? Doit-on se fonder sur un savoir partagé ou sur des textes de référence ? C'est cette possibilité qu'on va creuser.
Le champ des croyances
De nombreux livres font la promotion de médecines alternatives (aux méthodes non éprouvées rationnellement), de pratiques sectaires, de préjugés sur des populations, de dogmes religieux, de thèses climato-négationnistes… le champ est vaste : il couvre des contenus plutôt inoffensifs et fantaisistes jusqu’à des discours dangereux, détournant les publics de soins efficaces, et favorisant des comportements autodestructeurs. De l’homéopathie contre les allergies jusqu’à la naturopathie contre le cancer ; de la réflexologie pour rééquilibrer les chakras jusqu’à la psychogénéalogie pour vaincre l’endométriose ; du féminin sacré pour s’empouvoirer jusqu’à l’eugénisme pour prévenir la surpopulation ; de la biodynamie jusqu’au crudivorisme. Certains ouvrages peuvent présenter des discours discutables voire préjudiciables, mais peu repérables ou difficiles à appréhender… et peuvent facilement atterrir sur nos étagères.
Au-delà de cette sphère des médecines alternatives, des idées dangereuses peuvent également s’épanouir “à bas bruit” sur des bases racistes, antisémites, sexistes, validistes, LGBTQIphobes, climato-négationnistes, totalitaires, spécistes, sans qu’on perçoive clairement leurs intentions idéologiques.
Or les bibliothécaires ne sont ni des historien.ne.s, ni des épidémiologistes, ni des climatologues, ni des sociologues… Bien sûr, beaucoup d’entre nous ont des éléments de vigilance. Mais il nous est impossible de faire une veille éclairée dans tous les domaines de la connaissance. Il nous faut donc avoir recours à des textes de référence. Des outils dédiés à l’exercice de nos “poldocs”.
Des textes qui nous accompagnent
Voyons comment les textes de référence abordent l’élaboration des “poldocs”. Selon la Loi n° 2021-1717 “sur les bibliothèques et le développement de la lecture publique” (dite Loi Robert), les bibliothèques «représentent la multiplicité des connaissances» et contribuent à «offrir un égal accès de tous à la culture, à l'information, à l'éducation, à la recherche, aux savoirs et aux loisirs (...) Ces missions s'exercent dans le respect des principes de pluralisme des courants d'idées et d'opinions, d'égalité d'accès au service public et de mutabilité et de neutralité du service public.» (art. 1)
Le Manifeste IFLA-Unesco déjà cité, mis à jour en juillet 2022, précise que l’objectif est de “renforcer le rôle des bibliothèques publiques dans l'amélioration de l'accès à l'information et au savoir“. Pour la gestion des collections, “la qualité, la pertinence par rapport aux besoins et aux conditions locales (...) sont des critères fondamentaux. L’offre doit refléter les tendances actuelles et l'évolution de la société, ainsi que la mémoire des activités et de l’imagination humaines. Les collections et les services ne doivent être soumis à aucune forme de censure idéologique, politique ou religieuse, ni à aucune pression commerciale.”
Si on se réfère strictement à l’idée de “pluralisme”, et qu’on se contente de “refléter les tendances actuelles” en évitant toute “censure idéologique, politique ou religieuse”, alors on peut alors acquérir, sans y regarder de trop près, des ouvrages trompeurs - autrement dit, des ouvrages qui propagent des thèses non vérifiées ou carrément mensongères. Or la production littéraire est truffée de contenus “discutables”. En 2018, 32 % du marché du livre était constitué des livres de développement personnel et de médecines alternatives, avec une augmentation en 2020-2021. Dans cette profusion, certains titres se présentent sous des airs de sérieux, parfois publiés par des éditeurs renommés. Il nous faut pouvoir évaluer la qualité et la pertinence de ces titres aussi.
La cote Dewey 001.9, bien pratique pour ranger les “ouvrages sur les connaissances controversées, la parapsychologie, l'occultisme”, ne répond pas à cette exigence. On dispose par contre du code de déontologie du bibliothécaire de l’ABF, modifié en novembre 2020 : “Le personnel des bibliothèques veille à ce que la pluralité des ressources favorise l’autonomie de chacun, en recherchant l’objectivité et l’impartialité, et en respectant la diversité des opinions. Dans ce sens, il s’engage dans ses fonctions à :
- mettre à disposition des publics l'ensemble des ressources et méthodes nécessaires à la construction d’une pensée complexe et autonome : compréhension éclairée des débats publics, de l'actualité, des grandes questions historiques, philosophiques, scientifiques et sociétales (...)
- multiplier les outils permettant la recherche de la fiabilité et de la véracité des informations.”
Évitons tout malentendu. Pas question de censurer certains auteurs ou certains genres. Pas question non plus de permettre aux agent.e.s de faire des choix subjectifs. Mais pour favoriser la construction d’une pensée complexe et autonome, on doit pouvoir favoriser certains documents ou certains types de contenus, et en écarter d’autres, et faire cela avec des arguments professionnels. C’est un exercice de rigueur. L’art 7 de la Loi Robert insiste d’ailleurs sur la transparence de la “poldoc” : «les bibliothèques des collectivités territoriales(…) élaborent les orientations générales de leur politique documentaire.» Ce sont ces orientations qui peuvent permettre, le cas échéant, de justifier nos choix.
Pour adapter ces principes dans nos pratiques, des solutions peuvent être mises en place.
- Des collectifs de veille, à des échelles diverses, peuvent être chargés de connaître l’état des discours idéologiques dans l’offre éditoriale sur des secteurs précis. On peut prendre pour modèles la manière dont certains médias se sont dotés de pôles spécialisés — en écologie, sciences, genres, religions…. Leur préconisations, basées sur leur expertise, seraient destinées aux responsables d’acquisitions. On éviterait les publications indésirables (ce qui d’un point de vue budgétaire n’est pas sans intérêt).
- De tels collectifs pourraient produire des guides pratiques à destination des bibliothécaires, permettant d’élaborer les fameuses “orientations générales des politiques documentaires”. On y trouverait des explications sur les concepts et les idéologies, et sur leurs fondements historiques. On trouverait aussi des points de vigilance sur certaines idées, certains courants sectaires, certains auteurs, certains éditeurs. Ces groupes de travail seraient pérennisés pour mettre à jour les connaissances sur ces sujets.
- Des modules de formation peuvent être proposés aux professionnel.le.s, pour mieux appréhender certains concepts et certaines idéologies.
- Ce type de travail pourrait être impulsé, ou relayé, au niveau institutionnel - à charge des collectivités territoriales, des tutelles et des associations professionnelles de se saisir de ces sujets.
- Il faudra une réelle volonté de la part des tutelles pour nous accompagner sur ces sujets — sans quoi ce genre de dispositifs sont autant de coquilles vides. La volonté, ça implique des moyens humains, du courage et la confiance donnée aux agent.e.s.
Sans attendre, nous pouvons compter sur nos forces. Regroupons-nous, créons les espaces pour discuter de ce que nous souhaitons voir advenir.
Au fait... La vigilance, qui doit s’appliquer aux médecines alternatives, doit s’appliquer aussi aux idées d’extrême-droite, puisqu'elles sont basées sur des idéologies mensongères et haineuses avec des gros biais cognitifs. Or la menace palpable de politiques d’extrême-droite laisse présager des désastres. De vraies attaques contre les bibliothèques et leurs publics — mise sous tutelle de la connaissance, politiques dictées par des idéologies de la haine et du mensonge, exclusion de certain.e.s usager.e.s, réduction des moyens humains et financiers, étouffement de nos actions culturelles, etc. Si le décryptage de ces idées est indispensable à l'heure actuelle, l'usage d'outils objectifs pour appuyer les choix documentaires, c’est une nécessité.
.
* * * * * * *
Quelques sources qui nous accompagnent...
- Journée d’études à la cité des sciences, 2024 : Les bibliothèques, une autre fenêtre sur les sciences
- Biblog, 2020 : Pseudosciences : et si les bibliothécaires balayaient devant leur porte ?
- « Bibliothèques, objets politiques », Bulletin des bibliothèques de France 2023. Article : “Neutralité, pluralité, lâcheté ?”
- Dans la tourmente, quelques principes et notions comme repères, un texte tout récent de Dominique Lahary, 24 juin 2024
- les rapports de la Miviludes, avec ses observations des phénomènes sectaires en France
Chaînes vidéos :
- L’extracteur : https://www.youtube.com/@LExtracteur/videos
- Gemppi : https://www.youtube.com/@sectesinfosgemppi7915
- Info ou mytho : https://www.youtube.com/@InfoouMytho