«L'utopie en soi n'intéressait pas Aubrac, il était très concret»
Recueilli par Sylvain MOUILLARD
C'est à un artiste plasticien que Raymond Aubrac, décédé mardi, s'est confié ces dernières années. Pascal Convert a recueilli, mois après mois, les confidences de l'ancien résistant. Il en a tiré une biographie, Raymond Aubrac, résister, reconstruire, transmettre (Seuil, 2010), et un film documentaire, Raymond Aubrac, les années de guerre, qui sera rediffusé ce jeudi soir sur France 2.
Quand avez-vous vu Raymond Aubrac pour la dernière fois ?
Il y a six jours. Il était toujours aussi vif d'esprit, bien que fatigué. On savait tous les deux que c'était une des dernières fois que l'on se voyait. On a beaucoup discuté de la Résistance, de l'actualité. Sa philosophie, c'était : «Quand il n'est pas temps, il n'est pas temps», et «quand il est temps, il est temps». Il voulait mener à bien tout ce qu'il pouvait. Dernièrement, il suivait son grand chemin des écoles, comme toujours depuis le décès de Lucie. Il aimait beaucoup pouvoir rencontrer des tas de jeunes. Il s'est aussi rendu dans des prisons, à Fleury-Mérogis notamment. Ça l'avait beaucoup marqué. Les prisonniers ne l'interrogeaient d'ailleurs jamais sur son évasion, ça le faisait beaucoup rire. Il faut imaginer un monsieur de 97 ans qui se rend au quartier de sécurité de Fleury, c'est physique. Raymond était un combattant moral.
A quand remonte votre rencontre avec Raymond Aubrac ? Comment en êtes-vous venu à recueillir son témoignage ?
J'ai réalisé la sculpture d'hommage aux fusillés du Mont-Valérien. C'est là que j'ai rencontré Lucie pour la première fois. Lors de notre deuxième rencontre, Raymond était là, en retrait. Pas secret, mais discret. J'ai lu son livre de mémoires et je suis tombé du lit car j'ai compris là qu'il était la partie immergée de l'iceberg. Je lui ai proposé ce projet de film et de livre. Il a d'abord refusé. Puis, après le décès de Lucie, en 2007, il a accepté. On s'est vu quasiment toutes les semaines pendant cinq ans, à son domicile. Comme je ne suis pas historien de formation, il y a eu une forme d'étonnement et de curiosité de sa part. Il a aussi eu beaucoup de patience, ainsi qu'un profond respect, qui s'est mué en amitié. Mais pour ça, il faut travailler. Avec Raymond, c'est «Pas de bras, pas de chocolat». Il n'était pas question d'arriver à une de nos séances sans avoir travaillé. Les entretiens se déroulaient dans un huis clos complet, cela durait trois, quatre heures, parfois toute la journée. Il n'y a jamais eu de censure ou d'interdit. Si j'ai pu sentir des difficultés chez lui, c'était plutôt à propos de tierces personnes. On parlait de l'actualité, de l'économie. Grâce à sa formation d'ingénieur, il avait une pensée très claire, notamment sur les subprimes. Il avait gardé une certaine application de la pensée marxiste. C'était une personne engagée, qui prenait position plutôt que prendre parti.
Comment vivait-il l'actualité, et notamment la campagne présidentielle actuelle ?
De manière active. Il avait appelé à voter Hollande et restait très marqué par 2002, même si ses convictions personnelles étaient peut-être plus à gauche. Il était très critique sur le mandat du président actuel, sa violence, il fustigeait sa politique du choc et de l'effroi. Mais la trajectoire de Raymond Aubrac ne se cale pas sur la campagne de 2012. Il était proche de la mouvance progressiste du Front populaire. Il a ensuite mis en place le programme du CNR à Marseille en pratiquant les réquisitions d'entreprises, ce qui n'a d'ailleurs pas plu à tout le monde. Le fil rouge de son action, c'est un meilleur partage des richesses et une plus grande solidarité. C'était un utopiste pragmatique et il attendait de voir ce que le futur président allait faire.
Quelle était votre ambition dans ce travail documentaire avec Raymond Aubrac ?
La découverte de quelqu'un qui est à la fois dans l'engagement et la liberté. Il est l'exemple, pour des gens de notre génération, que la contradiction entre ces deux notions n'est pas obligatoire. Il voulait, par notre collaboration, effectuer un travail de transition. Dire que l'engagement est une liberté, et que la liberté est un engagement.
Par quoi avez-vous été marqué lors de vos entretiens ?
Par la construction intellectuelle de ses récits. Aubrac était extrêmement aguerri intellectuellement. On voit bien chez lui la grande réussite de l'enseignement universitaire français. Jeune homme, il a été éveillé et très travaillé par l'affaire Dreyfus. Son intelligence politique était marquante. Les relations de la Résistance, ça n'a pas le côté mondain d'aujourd'hui. Ce sont des hommes qui avaient conscience d'être des désobéissants et d'avoir un objectif commun et supérieur. Plus tard, cela a fait son amitié avec Hô Chi Minh, ses relations privilégiées avec Kissinger et McNamara. Mais, en même temps, il aime écouter les autres. Dans nos entretiens, je parlais beaucoup, ce qui n'est pas normal. On s'est aussi beaucoup amusé. Il avait un humour redoutable, peut-être hérité de son passage aux Etats-Unis. Une forme d'humour anglo-saxon, espiègle. Il n'était ni dans la tragédie ni dans l'optimisme aveugle.
Comment avait-il vécu son arrestation à Caluire et son emprisonnement à Montluc ?
Il attendait le jour où on allait l'exécuter, devant un peloton ou dans sa cellule. Il est resté quatre mois en détention. A partir de sa libération, il s'est rendu compte que sa vie était du rab. De 1943 à 2012, il en a profité.
Et l'épisode de la table ronde d'historiens, organisée par «Libération» en 1997, à propos de cet épisode de Caluire ?
Cela a été très douloureux pour lui. Il faut se remémorer le contexte. 1981 est passé par là, certains Français imaginaient que les chars russes allaient arriver à la Concorde. C'est aussi l'époque où on redécouvre la collaboration, avec les procès Barbie, Papon, Touvier. Raymond, lui, portait sa réputation de rouge et sa confession juive. Il a eu l'impression qu'on voulait en faire un bouc émissaire. Tout cela s'est greffé sur un conflit historiographique avec la question de la valeur donnée au témoin. La table ronde a dérapé, avec Cordier qui lui dit, notamment : «Tu n'es pas responsable, mais tu portes sur ta conscience la mort de tes parents.» Dire ça, c'était le condamner à une double peine. Bref, Raymond a pris tout cela très à cœur. Libé était son journal, les gens qui l'interrogeaient étaient ses amis.
Il a eu du mal à évoquer cet épisode ?
Oui, il lui a fallu beaucoup de temps pour qu'il me parle de Caluire. C'était douloureux, sa parole était bloquée. Il avait l'impression d'avoir été trahi, et, du coup, tenait un discours immuable parce qu'il avait l'impression d'être l'accusé. La table ronde l'a tétanisé.
D'autres thèmes l'inspiraient plus facilement ?
Oui, il adorait parler de son rôle dans le déminage de la France à l'après-guerre. Il trouvait qu'on n'en parlait pas assez. C'était pour lui un retour pratique à sa formation d'ingénieur. Il aimait aussi parler de son expérience au Maroc, où il a eu l'impression d'être très efficace [en 1958, Aubrac devient conseiller technique pour le tout jeune gouvernement marocain indépendant, ndlr]. J'ai des heures d'enregistrements sur l'implantation de la betterave à sucre dans ce pays. L'utopie en soi ne l'intéressait pas, il était très concret. En revanche, il était beaucoup plus modeste sur son rôle en Indochine et, plus tard, au Vietnam. Il se voyait avant tout comme un messager.
Raymond Aubrac est indissociable de son épouse Lucie. Comment avez-vous perçu leur relation ?
Quand vous aurez vécu soixante ans avec quelqu'un, vous comprendrez. Il formait un vrai couple avec Lucie. Quand elle a perdu la vue, il lui enregistrait des livres à voix haute sur des cassettes. Après sa mort, il s'est retrouvé très, très seul. Le fait de me voir et de me parler a peut-être allégé une certaine solitude. Peut-être...